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Héritage complexe de Lucrèce Borgia

Générique Bienvenue en Italie, à Ferra, entre Bologne et Venise, où je vais vous raconter l'extraordinaire destin de la femme la plus fascinante de la Renaissance, Lucrèce Borgia. Nous sommes ici au pied du château d'Est, le monument le plus majestueux de la ville, bordé de douves et de trois entrées avec pont-levis, où elle finira par trouver à la fin de sa vie une relative sérénité. Souvent décriée comme un monstre de perversion, une ogresse lubrique qui s'adonne à la plus sordide luxure, sa sinistre réputation nous ferait presque oublier que Lucrèce Borgia est pendant la moitié de sa vie la rayonnante Duchesse de Ferrare.

Mais de femme fatale, elle devient peu à peu une créature infernale dans notre imaginaire, belle incestueuse et rebelle empoisonneuse. Serait-elle vraiment la femme la plus sulfureuse de l'histoire ? Nous allons ouvrir pour vous les portes de somptueuses villas, abbayes ou forteresses, comme ce robuste château.

Nous découvrirons les ors du Vatican, mais aussi les palais où la Duchesse prend ses quartiers d'été. Vous verrez son enfance dans les nobles palais romains, une enfance insouciante, jusqu'à l'élection de son père devenu pape, mais oui, le pape Alexandre VI. Et vous allez voir comment, au fil des alliances, ce dernier va la marier souvent contre son gré au plus puissant prince de son temps. Si Lucrèce est calomnier de son vivant, les cabales qui l'entourent s'enflamment aussi au XIXe siècle, sous la plume des grands auteurs romantiques, tous fascinés par cette héroïne en rouge et noir, à commencer par le... leur chef de file, Victor Hugo, qui signe en 1833 la pièce Lucrèce Borgia, un mélodrame accueilli triomphalement dès sa première représentation.

Mais alors, sur quoi repose cette légende, noircie à gros traits au fil des siècles ? Quel est le péché originel de Lucrèce Borgia ? N'est-elle pas la première victime de cette drôle de famille ?

Ni ange, ni démon, c'est démaquillé des passions, dans le clair obscur, que son portrait s'esquisse avec justesse. Secrets d'Histoire lève enfin le voile et vous révèle sa véritable personnalité. Voici donc Lucrèce Borgia, la fille légitime et d'un pape.

11 août 1492, tandis que Christophe Colomb navigue vers une terre inconnue, un vent nouveau souffle déjà sur toute la chrétienté. Rodrigo Borgia devient le chef suprême de l'église catholique sous le nom d'Alexandre VI. Le monde découvre alors une famille hors du commun et tous les regards se tournent vers une magnifique jeune femme, Lucrèce, la fille du nouveau pape. Elle voit son père qui a 60 ans à l'époque, il est gros, c'est une espèce de tour, et on va lui mettre sur la tête la tiare à 7 rangs. Lucrèce voit son père devenir vicaire du Christ et tout à coup devenir quelqu'un d'extrêmement important.

Et elle est totalement subjuguée. Elle se dit c'est le premier après Dieu, c'est lui qui commande à tous les rois de la terre. C'est son père.

Vous vous rendez compte pour une fille ce que ça peut provoquer ? C'est aussi la promesse d'opportunités prodigieuses pour Lucrèce, ainsi que pour ses frères aînés, Juan et César, un trio de fortes personnalités. Il y a incontestablement une certaine rivalité entre les deux frères aînés de Lucrèce, César et Juan. César, on peut dire, c'est lui le chef.

La fierté, l'orgueil des Borgias y est très imprégné de cela. C'est un homme de guerre. et il va être le bras armé de son père. Juan, ce sera un homme à femme, comme son père, plus que son père encore. Il était sans doute le favori de Rodrigo.

Se faire une place au milieu de tous ces hommes de la famille a dû être quelque chose de difficile pour Lucrezia. Entre les mains de son père cerné d'ennemis, Lucrèce se révèle un précieux atout pour asseoir son pouvoir politique. C'est elle sur qui le pape, en tant que prince de la Renaissance, compte pour fonder des alliances.

Son père va en fait s'en servir à des fins diplomatiques. Alexandre VI, maître de Rome, fait aménager au sein même du Vatican six pièces réparties entre une aile du vieux palais apostolique et la tour Borgia. Faveur exceptionnelle, l'état pontifical nous ouvre les portes de ces appartements chargés d'histoire. Pour la première fois, un pape entend vivre ici, en famille.

Il confie le soin de décorer les lieux à un maître de la Renaissance, le Pinturicchio. Dans la salle des saints se trouve son chef-d'oeuvre, la dispute de Sainte Catherine d'Alexandrie. Une fresque magistrale où se cache peut-être le portrait le plus fidèle de Lucrèce Borgia. Cette fresque donne un aperçu très vivant de la cour pontificale de l'époque, avec la représentation de certains personnages, parmi lesquels on pourrait identifier César Borgia, dans les habits de l'empereur Maxence, et Lucrèce Borgia en tant que Sainte Catherine elle-même. Catherine est sans doute un modèle d'héroïne féminine.

Elle est celle qui tient tête à la persécution masculine, celle de l'empereur en l'occurrence, et qui en sort victorieuse. Autre trésor des appartements Borgia, la salle des mystères de la foi, où le pape Alexandre VI s'est fait représenter dans l'une des lunettes consacrées à la résurrection du Christ. La figure d'Alexandre VI nous montre un personnage richement vêtu, représenté dans une pose presque héraldique, à genoux en prière, devant une vision.

La description physionomique Tout comme celle de l'étoffe, avec ses motifs en soie, les bijoux qui constellent le manteau, montrent de façon étonnante un hyperréalisme. Cela prouve la grande connaissance des modèles flamands qu'avait le Pinturicchio et combien il fut un immense portraitiste. Au fil des siècles, les appartements Borgia sont abandonnés, pour ne pas dire occultés par ses successeurs.

Un déluge d'accusations accable Alexandre VI. Fait unique, on lui reproche d'avoir mêlé aux affaires du Vatican sa fille Lucrèce. Il y eut un certain embarras par rapport à l'héritage du pape Borgia. Il y a cette sombre légende qui pèse sur lui et fait planer sur ses appartements une ombre un peu sinistre, projetée par sa réputation, notamment l'accusation de népotisme.

A chaque fois que le pape quitte Rome, il laisse à sa fille la gestion des affaires courantes de la cour et de l'État. Ceci parce qu'il avait une énorme confiance en ses capacités intellectuelles. Lucrèce était dotée d'une extraordinaire sagacité politique, outre sa grande beauté dont pourrait témoigner la fresque du Pinturicchio.

Lorsqu'elle est au Château d'Est, à Ferrare, Lucrez Borgia aime venir profiter de cette terrasse pour observer les mouvements de la ville sans jamais être vue. Lucrèce Borgia épouse le duc de Ferrare, Alphonse Ier, héritier de la maison d'Est, l'une des plus anciennes et prestigieuses familles de la péninsule. C'est sous son règne que l'on aménage cette loggia, comme en témoigne la présence des armes du duc. Il s'agit d'une grenade en flamme parce que c'est à ce passionné d'artillerie, très fier de sa fonderie de canon, que l'on doit l'invention du projectile qui lui donnera d'ailleurs un net avantage sur ses ennemis vénitiens. Lorsqu'en 1502, elle fait une entrée triomphale dans la ville en tant que Duchesse de Ferrare, Lucrèce Borgia est déjà un objet de curiosité.

Pour ne pas dire de fascination, sa réputation la précède et les fers à res sont éblouis par cette fille du pape qui alimente tant de rumeurs. Il faut dire que depuis sa naissance, la jeune fille semble promise à un destin extraordinaire. Pour comprendre la singularité de Lucrèce Borgia, il faut d'abord s'intéresser à ses parents. Lucrèce est la fille d'un homme d'église, le cardinal Rodrigo Borgia, personnage qui s'est taillé une solide réputation à Rome. C'est une force de la nature, un homme qui a un charme réel, qu'il exerce sur les entourages féminins.

Il aimait les femmes. Il aimait les femmes. D'après les portraits que l'on a de lui, jeune, il était très beau.

Par conséquent, il a pris l'habitude d'être un coureur de jupons. À Rome, il est la coqueluche. Les femmes sont toutes amoureuses de lui parce qu'il savait parler, il avait une voix chaude, il était extrêmement cultivé. Et on disait que c'était l'homme le plus carnal de la ville, l'homme le plus charnel. Ça paraît dingue que les religieux entretiennent des relations.

avec des courtisanes ou qu'ils aient des maîtresses officielles. Et pourtant, on sait bien ce qui se passait. Il est admis que des cardinaux puissent avoir des enfants. Ce n'étaient pas des bâtards qu'on cachait et qui étaient honteux. Ils avaient leur place dans la société, ils avaient leur maison, les honneurs, leur fortune et tout cela.

Alors je ne dis pas que c'est bien. Je ne dis pas que c'est bien. C'est même une mauvaise chose. Mais il ne faudrait pas faire de Borgia un cas à part au milieu des autres cardinaux.

Rodrigo Borgia s'impose comme une figure politique de premier plan. Vice-chancelier du Vatican, ce qui en fait le deuxième personnage de l'Église après le pape, il travaille dans le quartier de Campo dei Fiori. À deux pas de la taverne tenue par une certaine Vanotza Catanei, une belle patricienne issue de la petite noblesse de Mantoux.

Il se trouve que Vanotza Catanei habitait la place où la vice-chancellerie détenue par Rodrigue Borgia se trouvait. Et cette proximité de voisinage très grande a, je dirais presque statistiquement, inévitablement, conduit Vanotza Catanei sur le chemin de Rodrigue Borgia. Il voit cette femme qui est comme toutes ces statues antiques, les Junons, les Vénus, tout ça.

Elle est belle, elle est charnelle, elle est séduisante, et puis elle est lettrée. La relation entre Vanotza et Rodrigo est fructueuse. Après la naissance des deux aînés, César et Juan, vient Lucrèce.

Seule fille de la fratrie, elle est particulièrement choyée par ses parents. c'est la petite poupée. Elle est ravissante.

Elle a des cheveux blonds dorés qui lui font une espèce de cape d'or autour des épaules. Elle a des yeux bleus mais très clairs, presque des yeux d'opale. Elle est très fine, très charmeuse, très gracieuse.

C'est un personnage enjoué, une fille assez obéissante manifestement. spirituelle dans ses réponses à son père. Son père lui offrait tout ce qu'elle voulait car c'était la seule fille, sa fille unique, il la trouvait magnifique et il voulait tout ce qu'il y avait de plus beau pour elle.

Le patriarche sait que sa fille peut être un formidable atout politique dans les années à venir. Il veille donc de très près à son éducation. Elle a eu les meilleurs maîtres en latin, Pomponiole, notamment, qui est professeur de latin à l'université, quelques rudiments de grec, elle parle l'italien, l'espagnol. Elle avait son maître de musique, son maître de danse, elle lisait beaucoup, elle aimait le théâtre, particulièrement les comédies de Plaute. C'est une éducation telle que pouvaient les recevoir les filles de la grande aristocratie dans ses cours de la Renaissance.

Devenue une demoiselle, Lucrèce doit encore apprivoiser les codes des mondanités romaines. Pour cela, elle fréquente le palais Orsini. Nous voilà dans une petite cour du palazzo Taverna qui au XVe siècle était une porte de la palais.

de la puissante famille Orsini. Si la demeure a été largement transformée, l'emblème de la famille Orsini, l'ours, témoigne encore de ce prestige passé. À l'époque habitait ici Lucrezia Borg. Rodrigo Borgia, qui n'est pas encore pape, confie sa fille Lucrezia à sa cousine Adriana D'Amila.

Adriana D'Amila avait épousé elle-même un membre de la famille Orsini. Chez les Orsini, Lucrèce fait la connaissance de la belle-fille d'Adriana, Giulia Farnese, qui devient vite sa confidente et amie. Giulia Farnese, quand elle arrive, tout le monde est bouchbé, scotché, on dit aujourd'hui, devant la beauté de cette jeune fille. Lucrèce tombe sous le charme de celle que tout le monde surnomme la belle.

Et elle n'est pas la seule. Rodrigue, en bon père de famille, va fréquemment dans ce palais et il va rencontrer Giulia Farnese, qui est à peu près de l'âge de sa fille. Et ça va être le grand amour de la deuxième partie de sa vie.

Comme Van Nortz avait déjà joué son rôle, il s'en tiche de cette jeune fille. C'est, de notre point de vue contemporain, très inconfortable, parce que, par tout à coup, son amie d'enfance qui devient la maîtresse de son père, et surtout qu'il avait déjà presque la soixantaine, et elle, elle devait en avoir 15-16. Les quarts étaient immenses.

Pour ça, c'est quand même très choquant. Pourtant, cette liaison ne semble pas altérer la complicité entre les deux jeunes filles. La vie auprès de Julia est pleine d'enseignements pour Lucrèce. Giulia Farnese va être une grande inspiration pour Lucrezia Borgia. Elle va lui apprendre toutes les manières de s'habiller, de savoir recevoir, d'être une vraie princesse dans l'aristocratie romaine du moment.

Et c'est elle qui va apprendre à Lucrez tous les secrets de beauté, de maquillage, les parfums, et comment éveiller l'érotisme, si vous voulez, de l'homme, pour éveiller le désir. Pour mieux comprendre le sang chaud qui coule dans les veines de notre héroïne, il faut aller en Espagne, là où les Borgias sont nées. Et même si elle n'y est jamais allée, Lucrèce va en rêver longtemps, comme d'une terre promise.

Mais alors comment cette famille espagnole a-t-elle pu placer deux papes à la tête de l'Église romaine ? Nous sommes à Rativa, dans l'ancien royaume de Valence qui est le berceau des Borgias. Les Borgias sont arrivés ici au XIIIe siècle, lorsque Jacques Ier d'Aragon est parti à la conquête de ce royaume.

Rativa était à l'époque une ville musulmane, très florissante, que Jacques Ier d'Aragon va conquérir. Et parmi ces troupes, formées de contingents catalans et aragonais, il y avait les Borgia. Les arrières-grands-parents de Lucrèce Borgia gagnent leurs lettres de noblesse au cours de la Reconquista.

Mais celui qui va donner un élan spectaculaire à la famille, c'est son grand-oncle, Alfonso Borgia. Il est né en 1378 à Canals, où a été préservée une tour du palais qu'occupait la famille à l'époque. C'était un garçon très débrouillard et très intelligent. C'est pourquoi ses parents l'ont envoyé faire des études de droit à l'ERIDA.

C'est là-bas qu'il est devenu religieux. Et à partir de là, grâce à sa maîtrise des lois et son expérience en tant que juriste, il a entamé son incroyable ascension. Professeur reconnu, fin diplomate, Alfonso Borgia se fait remarquer et devient conseiller du roi Alphonse V d'Aragon.

En 1429, il accède à la fonction d'évêque de Valence, le premier d'une longue lignée chez les Borgia. Les Borgia ont monopolisé les Véchés de Valence pendant presque un siècle. Le diocèse de Valence a intéressé la famille Borgia seulement parce qu'elle voulait percevoir l'argent qui en découlait, mais ils ne se sont jamais occupés de l'activité pastorale qui est propre à un évêque.

C'est bel et bien sous les Borgia que la cathédrale s'enrichit de nouvelles peintures. Témoin de ce qu'on va appeler le siècle d'or espagnol, les fresques du plafond de l'abside représentent des anges musiciens. La grande valeur de cette œuvre, outre les caractéristiques techniques et esthétiques, est qu'il s'agit de l'un des tout premiers témoins de l'abside.

Le témoignage de la peinture de la Renaissance en Espagne. A la fin du XVe siècle, c'était toujours la peinture flamande, gothique et traditionnelle qui prévalait. L'arrivée de ces peintres va donc représenter une fenêtre ouverte sur la Renaissance. En 1485, la famille Borgia renforce son ancrage politique espagnol. Elle acquiert le duché de Gandhi au sud de Valence et prend possession du palais qu'elle conservera pendant trois siècles.

Le duché de Gandhi était une zone très éparpillée. Il y avait différents hameaux où l'on cultivait la canne à sucre. C'était un territoire très riche et les Borgias y ont vu l'opportunité d'étendre leur pouvoir en Espagne.

Ce qu'il y a d'important dans cette galerie dorée, en dehors de ses peintures, c'est une remarquable mosaïque en céramique de manise qui compte plus de 1500 pièces et qui forme une sorte de puzzle représentant les quatre éléments, le feu, le vent, l'eau et la terre, avec des cercles concentriques qui entourent le soleil. Alfonso Borgia franchit une nouvelle étape lorsque le roi d'Espagne s'empare du royaume de Naples en 1442. Celui-ci emmène dans ses bagages l'habile évêque de Valence. En Italie comme en Espagne, sa progression est fulgurante. Profitant de la discorde entre les grandes familles romaines, il parvient à l'âge de 76 ans à se faire élire pape sous le nom de Calixte III. grand âge, le calcul qui est fait façon assez cynique, est que son pontificat ne durera pas.

Mais tout se joue pour la famille Borgia lors de ce pontificat. Faire partie d'une famille au sein de laquelle se trouve un pape, c'est évidemment quelque chose d'extraordinaire. Parce que une fois que vous êtes pape, vous faites venir auprès de vous toutes les gens de votre famille, parce que vous ne pouvez véritablement compter que sur eux.

Le premier pape de la dynastie Borgia fait aussitôt venir de Catalogne l'un de ses neveux, Rodrigo, qui lui aussi nourrit les plus hautes ambitions. Devenu archevêque puis cardinal en 1467, il obtient la charge d'abbé commandataire à Subiaco, une ville située à 70 km de Rome. Le pape Calixte III décide de retirer aux moines de l'abbaye le pouvoir temporel sur le comté de Subiaco. C'est à un cardinal que revient le soin d'administrer ce vaste territoire.

Celui-ci devient en quelque sorte un président de région. Trois édifices balisent ce territoire, qui attise des convoitises depuis le haut Moyen-Âge. Le sanctuaire du Sacro-Speco, construit sur la grotte du moine Hermide Saint-Benoît.

La riche abbaye Sainte-Scholastique, qui a profité de l'essor bénédictin. Enfin, une forteresse abbatiale, où s'installe le cardinal Borgia. Ici, il fait construire une partie de l'édifice, une tour, véritable donjon sur lequel il reste des détails, en particulier les armes des Borgias et une pierre qui témoigne de sa présence en tant qu'abbé commandataire durant la seconde moitié du XVe siècle.

Hélas, à l'intérieur, rien n'a été conservé de l'ère des Borgia. Par la suite, plusieurs nobles familles romaines passeront ici. Les Colonna, les Barberini, les Borghese, et chacune laissera sa propre empreinte.

Subiaco présente un autre avantage pour le cardinal Borgia. La discrétion. Il fait venir ici sa maîtresse, Vanozza Catanei.

Rodrigo l'a fait séjourner ici pendant plusieurs périodes déterminées. Sans doute pour faire taire les ragots romains, pour éviter de se faire remarquer. C'était le lieu idéal pour se mettre au vert et à couvert, loin des jeux de pouvoir de la capitale. C'est à Subiaco que Lucrecia se trouve. Lucrèce Borgia voit le jour le 18 avril 1480, à l'abri des regards indiscrets.

Pendant ces jeunes années, son père amasse une fortune colossale en attendant son heure. Elle sonne à l'été 1492, quand la mort du papy 908 laisse le Saint-Siège, vacant. Rodrigue Borgia a bien conscience que c'est l'élection décisive pour lui. S'il la manque, il risque de ne jamais être pape.

Il y a plusieurs candidats, si bien que l'élection de Rodrigo Borgia n'est absolument pas assuré. Mais il a un pouvoir de négociation extraordinaire par l'étendue de ses revenus. Je dirais que c'est le cardinal le plus riche qui entre dans le conclave et par conséquent il a autant de monnaie d'échange. Il va pouvoir jouer de cela pour acheter un nombre de voix suffisant pour être élu. Il parvient, après plusieurs tours de scrutin, à faire presque le plein de voix.

Il lui manque une voix et il va l'obtenir auprès du plus vieux cardinal, un cardinal vénitien qu'il... parvient en fait à convaincre et c'est ainsi qu'il emporte ce dernier scrutin et qu'il est ainsi élu pape. Une autre voix pèse dans la balance, celle de l'influent cardinal Giovanni Colonna. Mais la générosité du nouveau pape entraîne des accusations de corruption. Ce qui va lui être reproché surtout, c'est d'avoir utilisé pour acheter les voix en question des biens qui ne lui appartiennent pas mais qui sont des biens...

de l'église et notamment l'abbaye de Subiaco qui va ainsi passer dans l'escarcelle des colonas. Avec l'appui des colonas, la dynastie Borgia s'enrichit ainsi d'un deuxième pape. Pourtant, la famille continue de se voir reprocher ses origines espagnoles.

Surnommée la bâtarde catalane, Lucrèce pâtit de cette réputation. Alexandre VI, comme ses prédécesseurs, organise des fêtes au Vatican. Mais ces fêtes précisément ont une coloration espagnole, notamment par le recours à des musiciens espagnols.

Les ambassadeurs ou les aristocrates italiens présents sont décontenancés par cette musique espagnole qui fait ainsi irruption au Vatican. Considérés comme des intrus, les Borgias font face aux grandes dynasties romaines qui dominent la Curie, l'ensemble du gouvernement pontifical. Les Orsini, les Caetani et surtout les très puissants colonnats entendent conserver leur mainmise sur la ville éternelle.

J'aimerais maintenant vous faire découvrir le palais Colonna à Rome, sans conteste l'un des plus somptueux de la ville. Depuis sa construction au XIVe siècle, il demeure la propriété de cette noble famille, les Colonna, qui a engendré un pape et 22 cardinaux. Au temps des Borgias, la famille Colonna et leurs grands rivaux, les Orsini, se livrent une lutte sans pitié pour dominer la ville.

Remontant au XIIe siècle, la famille Colonna s'est près d'un millénaire d'histoire, comme l'illustre à merveille cette fontaine. La base date de l'Antiquité romaine. et son bassin, lui, du XVe siècle.

Cette longévité rarissime est prolongée aujourd'hui par le prince Prospero Colonna qui vit encore au palais et qui représente, lui, la 32e génération de cette noble famille. Mais regardez au plafond ces fresques d'une facture admirable. Elles sont l'œuvre de Bernardino Di Betto, surnommé le Pinturicchio, le peintre le plus souvent associé à la famille Borgia, puisqu'il a peint aussi des fresques des appartements Borgia au Vatican. Et c'est à cette époque que naît la V... du grotesque.

Pourquoi ? Parce que on découvre la Domus Aurea du temps impérial et donc c'est un retour à l'Antiquité. Mais il y a un objet que j'aimerais vous montrer dans cette pièce qui est tout à fait admirable. C'est cette horloge nocturne.

Si la structure est en bois, le décor est lui en pierre dure et en cuivre. Et... La chose amusante, c'est que vous avez représenté ici Marie Mancini, le premier amour de Louis XIV, qui avait épousé ensuite un prince Colonna, mais qui a mené une vie aussi dissolue que Lucrèce Borgia, et qui est emmenée ici par Charon aux enfers.

Nous sommes ici dans la grande galerie du Palais Colonna. Non content d'avoir épousé Marie Mancini, le premier grand amour de Louis XIV, Lorenzo Colonna fait construire cette merveille en hommage à la victoire de la flotte chrétienne sur les Turcs lors de la bataille de l'Épente en 1571. C'est l'exemple le plus accompli du baroque romain. La galerie est inaugurée en 1700, soit une quinzaine d'années après la galerie des glaces du château de Versailles. Une fois nommé pape, Alexandre VI cherche des appuis pour asseoir son pouvoir. Son unique fille Lucrèce est d'emblée un instrument au service de sa politique ambitieuse.

Car quoi de mieux qu'un mariage pour nouer des alliances ? Seulement voilà. Dans le climat orageux de la fin du XVe siècle, le contexte évolue vite et les intérêts du pape changent en conséquence.

Que faire alors d'un mari devenu gênant ? Vous allez voir que les Borgias ont des solutions radicales et de la suite dans les idées, même si la jeune Lucrèce doit en payer le prix fort. Promise tour à tour à deux nobles espagnols pendant son enfance, Lucrèce voit son destin changer de cap avec l'élection de son père. Elle sonne la fin de l'insouciance. À 12 ans, une jeune aristocrate romaine est en âge de se marier.

Elle va devenir une monnaie d'échange, mais avec beaucoup plus de valeur, puisqu'elle est maintenant, c'est curieux à dire, mais elle est princesse de l'Église. La fille du pape, belle comme un cœur. Magnifique, il fallait l'utiliser, sceller une alliance princière.

À la fin du XVe siècle, les prétendants ne manquent pas. La péninsule italienne est morcelée en une querelle de principautés et de petits États, en proie à d'incessantes rivalités. Il y a des États plus importants, il y a des cités-États plus importantes que d'autres.

Venise, évidemment. Milan, c'est une... force Milan aussi et surtout le royaume de Naples est une force considérable. Chaque état avait son propre clan et son propre chef au pouvoir qui après intrigué avec les autres familles italiennes pour avoir encore plus de pouvoir.

Toutes les familles font partie de ces manigances, ce jeu d'influences absolument intarissable. Au milieu de tout cela vous avez le pape qui lui ne dispose que d'un patrimoine c'est à dire d'un petit territoire. Dans cet échiquier grandeur nature, Alexandre VI veut contrer l'influence de son voisin, le royaume de Naples, aux mains des Aragons. C'est pourquoi il décide de s'unir à leur farouche ennemi, Ludovic Sforza, maître du duché de Milan, allié de la France. Pour cela, il dispose d'une pièce maîtresse, sa fille, Lucrèce.

La plupart des Sforza de Milan sont pris. Donc on va se rabattre sur Giovanni Sforza. Seigneur de Pessaro, qui a déjà été marié, qui n'est pas quelqu'un de très très grande envergure, c'est un condottier, c'est un soldat de métier, relativement peu dégrossi, mais lui au moins il est libre, il a cet avantage-là.

On pourrait dire que c'est un prince de second ordre en quelque sorte, mais il n'en demeure pas moins que c'est un sforza, et que cela arrime en quelque sorte la jeune dynastie Borgia à l'une des familles les plus en vue de la péninsule italienne. Et alors là, Lucrèce... n'est pas contente parce que c'est un monsieur qui a 26 ans, pour elle qui a 12 ans, c'est un vieux.

Lucrèce n'a pas son mot à dire. L'ambition de son père passe avant ses propres sentiments. Le mariage avec Giovanni Sforza est célébré au Vatican le 12 juin 1493. Malgré tout, ils ne se sont plus.

Ils se sont apprivoisés l'un l'autre. On arrive à lui faire entendre que ce mariage n'est pas si mal que ça, qu'il est beau, qu'il présente bien, qu'elle sera la comtesse de Pésaro. Et elle se dit, comme ça je vais avoir ma vie, ça sera très bien.

Le voyage de Noce conduit Lucrèce au bord de la mer Adriatique, à Pésaro, capitale du comté de son époux. Au palais, tout le monde attend avec curiosité la célèbre fille du pape. Nous sommes dans le grand salon du Palais du Cal de Pessaro, où Lucrez Borgia est arrivé le 8 juin 1494, sous une pluie battante, avec ses dames de compagnie, Giulia Farnese et Adriana Damila. Elle a laissé un souvenir indélébile. Tous les nobles jouaient des coudes pour rendre hommage à cette dame sublime et richissime.

Il faut imaginer que Lucrèce est venue à Pézaro avec une dot de... 38 000 ducats, une somme considérable à laquelle il faut ajouter environ 10 000 ducats entre ses bijoux et ses toilettes. Tant il est vrai que l'étalage de ses robes a laissé les dames de la cour sans voix. Cela ne s'était jamais vu à Pézaro.

À quelques kilomètres de Pézaro, le paysage de Pézaro est en train de se dérouler. Le château de Gradara domine le comté. L'époux de Lucrèce fait réaliser d'importants travaux pour rendre ce bastion plus agréable. Lucrèce venait souvent à Gradara, surtout pendant la saison printanière.

Nous nous trouvons dans la chambre dite de Lucrez Borgia, une pièce qui à l'origine avait un caractère militaire, avant son usage domestique. C'est une sorte de petit temple païen, voûté, est complètement décorée au cours des dernières décennies du Quattrocento, sans doute à l'occasion des noces de Lucrèce. Il y a une série de sujets mythologiques le long des murs et au plafond, comme par exemple la paix, les différentes planètes, ou encore la fontaine de Jouvence, et le jugement de Paris, le fameux épisode qui aurait déclenché la guerre de Troie.

Et c'est la guerre qui bouleverse le bonheur éphémère de Lucrèce. En 1494, le roi de France, Charles VIII, décide de faire valoir ses droits sur le trône de Naples en évinçant la maison d'Aragon. Pressé par son père, Lucrèce doit rentrer au Vatican. Elle voit que l'humeur a changé, la température politique a changé.

Milan n'est plus en odeur de sainteté. Et pour cause. La famille de l'époux de Lucrèce, les Sforza de Milan, soutient l'expédition française qui menace le pape.

Alexandre VI opère alors un spectaculaire volte-face. Il décide de se rapprocher du roi de Naples, Frédéric Ier d'Aragon. Une fois de plus, sa fille Lucrèce est son meilleur atout. Retournement d'Alliance de la Papauté, on joue Naples contre...

On se tourne maintenant vers les Aragons et on va chercher sans se cacher un Aragon qui soit compatible avec les nouvelles ambitions du pape. De là la nécessité de se débarrasser par un moyen ou un autre de Giovanni Sforza, seigneur de Pessahar. Un beau jour, César arrive chez Lucrèce et lui dit la mort de ton mari est décidée et il s'en va, en ricanant. Alors Lucrèce immédiatement prévient le camérier de son mari qui est là et lui dit vite vite va lui dire qu'il se sauve tout de suite.

Il se sauve à brides abattues jusqu'à Pessaro et on dit qu'il a galopé sans arrêt jusqu'à Pessaro et à l'entrée de la ville le cheval est tombé raide mort de fatigue et lui donc est rentré dans la ville à pied. Giovanni encore en vie, le problème reste entier. Pour se débarrasser de ce mari encombrant, le clan Borgia n'a plus qu'une solution, le divorce. On n'a en droit canon que très peu de motifs de divorce. Il y en a un qui est absolument, si je puis dire, imparable, c'est celui de la non-consommation du mariage.

Pour cela, il va falloir faire en sorte que Pessaro lui-même accepte. de reconnaître qu'il n'a jamais couché, au sens littéral du terme, avec sa femme. Et il va falloir l'amener à admettre une forme d'impuissance.

Évidemment, Pessaro sait très bien qu'il va devenir la risée de l'Europe entière. L'époux de Lucrèce veut sauver son honneur. Il prend conseil auprès du duc de Milan, Ludovic le Mort, lequel lui suggère une défense pour le moins cavalière. Il lui propose de prouver qu'il n'est pas du tout impuissant et donc d'avoir un rapport sexuel avec sa femme devant un témoin. Mais Giovanni ne veut pas non plus l'obliger à subir ce genre d'affront et donc décide de signer un document selon lequel le mariage peut être annulé.

C'est une forgerie, comme on disait à l'époque, c'est un mensonge éhonté et absolu. En guise de consolation, Giovanni Sforza pourrait conserver les 30 000 du cas de la dot. Le prix.

déshonneur. Désormais la porte est ouverte pour remarier Lucrèce, cette fois avec un prince bâtard de la maison d'Aragon. Lucrèce comprend qu'on la manipule, elle est un instrument entre les mains de son père et de son frère, on la fiance, on la défiance, on la refiance, on la redéfiance, on la marie et tout d'un coup on la démarie, on lui dit non tu ne peux plus être la femme de cet homme. Ils ne sont absolument pas regardants quant à ses sentiments.

Le fiasco du premier mariage avec Giovanni Sforza, seigneur de Pessaro, n'est que le prélude à une série de scandales qui jalonnent la vie de Lucrèce. Son nouvel époux, Alphonse d'Aragon, représente un beau parti. Mais pour combien de temps ? Car avec les Borgias, il faut s'attendre à tout et craindre le pire. 21 juillet 1498. Lucrèce a 18 ans.

Au palais Santa Maria in Portico, elle épouse en seconde noce Alphonse d'Aragon, duc de Bichelier et prince de Salerne. Bonne pioche pour Lucrèce dans ce mariage-là. En tout cas au début, elle a de la chance.

Pour une fois, même si c'est un mariage arrangé, elle doit y trouver son compte. Elle a 18 ans, il en a 17. Et quand elle le voit, il est beau comme un dieu. Elle a le coup de foudre.

Et lui aussi. Ils sont amoureux fous. Ils sont amants, mari et femme. Ils vont avoir un enfant qu'ils vont appeler Rodrigo, comme le pape, comme le grand-père. Alexandre VI ne se contente pas de mettre les mariages de Lucrèce au service de ses ambitions.

Il l'implique concrètement dans les affaires politiques. Le pape nomme sa propre fille gouverneur de la ville de Spolète, un lieu stratégique situé entre Rome et Naples. Lucrezia Borgia arrive à Spolet le 14 août 1499. Elle est accueillie en ville par une foule enthousiaste qui l'accompagne jusqu'au château.

Et nous nous trouvons dans la chambre où Lucrezia Borgia est. à séjourner. C'est une pièce qui jadis était divisée en deux, avec d'un côté la chambre à coucher et de l'autre un bureau d'apparat où la princesse pouvait recevoir les visiteurs illustres. C'est une pièce entièrement ornée de fresques qui ont toutes pour sujet la Théséide, le poème épique de Boccaccio.

Au cours de son séjour, Lucrèce gère essentiellement des affaires administratives et juridiques. Et elle le fait avec une réelle probité pour les critères de l'époque. Elle s'occupe aussi de stabiliser les rapports houleux avec la ville de Terni, alors aux mains des Colonna, c'est-à-dire une des grandes familles rivales des Borgia. Lucrèce parvient à garantir des mois de paix.

Lucrèce s'acquitte si bien de sa tâche qu'Alexandre VI va encore plus loin. Lors de ses déplacements, le pape confie les reines du Vatican à sa propre fille. Fait unique dans l'histoire, une femme est officiellement à la tête de l'état pontifical.

C'était tout de même une situation plus qu'inédite que le pape cède à un membre de sa famille les affaires courantes et qui plus est, une femme en l'occurrence, sa propre fille. Elle a le droit de lire le courrier à peine est-il ouvert par les fonctionnaires dont c'est la tâche. C'est bien qu'elle est informée ainsi des grandes affaires de l'église et qu'elle peut hiérarchiser les affaires les plus importantes et celles qui ne relèvent que du quotidien.

Cérémoniaire, Burckhardt est le premier à s'étonner de cette situation qu'il jugeait évidemment scandaleuse. Pour l'anecdote, Burckhardt rappelle un bon mot du cardinal de Lisbonne auprès duquel Lucrèce prend conseil et qui lui répond alors qu'elle est sur le point de considérer un acte qui lui est soumis. Mais vous savez, pour tous les actes officiels, avez-vous seulement une plume ?

Ce qui est un jeu de mots un peu scabreux sur peine, aré peine, et en italien, plume et pénis. Le pape est accusé de favoritisme, mais il s'en moque. Lorsqu'il excommunie une famille rivale, les Caetani, et l'exproprie de son fief de Sermonetta, c'est encore à sa fille chérie qu'il confie les clés du château et le soin d'administrer la ville en février 1500. Avec talent, Lucrèce s'affirme comme la princesse des forteresses. Nous sommes au premier étage du donjon du château de Sermoneta, dans une salle où Lucrèce a probablement vécu durant son séjour dans ce fief.

L'histoire des Borgia a généré une série de légendes qui perdurent encore aujourd'hui. La nuit, on entendrait une sorte de sanglot ou de gémissement. Il a été attribué au fantôme du petit Girolamo, l'un des fils du seigneur Caetani.

Il aurait été assassiné sous les murs du château en 1499, c'est-à-dire au moment même où les Borgias se sont emparés du fief de Sermoneta. Le passage des Borgia a laissé d'autres empreintes au château de Sermonetta, comme ces deux salles ornées de fresques, la première dite des nymphes et la seconde dite des vertus, où l'une des allégories pourrait se lire comme un signe prémonitoire dans la vie de Lucrèce. Une des figures les plus suggestives Si l'on songe au séjour de Lucrèce Borgia à Sermoneta, c'est l'allégorie de la force.

En effet, on aperçoit une dame avec l'air très déterminée, avec une épée effilée et encore sanguinolente. Judith tient dans sa main droite la tête d'Oloferne, un personnage de l'Ancien Testament. Quand on sait la fin dramatique de son époux, cette image n'est pas sans rappeler le côté fatal de Lucrèce Borgia.

de Lucrèce Borgia. En effet, les jours d'Alphonse d'Aragon sont comptés. Alexandre VI retourne encore sa veste. Il scelle une alliance avec le nouveau roi de France, Louis XII, qui entend à son tour ravir le trône de Naples aux Aragons. L'histoire se répète, l'époux de Lucrèce gêne, il est urgent de s'en débarrasser.

On ne va pas recommencer, évidemment, la comédie de l'impuissance. Ça a déjà fonctionné une première fois. Et là, vraiment, il n'y a aucun argument en faveur de cette supposée impuissance. Alors, il y a une deuxième solution pour fluidifier les choses, c'est l'assassinat.

C'est lors d'une visite à Rome, le 15 juillet 1500, que le duc de Bichellier, Alphonse d'Aragon, est pris dans une embuscade devant le Vatican à la nuit tombée. Ses assaillants sont en surnombre, ils réussissent à le blesser, ils tombent à terre. Et ses deux amis essaient de le tirer vers Santa Maria in Portico, mais là, tout d'un coup, ils aperçoivent, dans la pénombre, une quarantaine de cavaliers.

Donc, une seule issue, le Vatican. On la ramène blessée à mort dans la chambre de Lucrèce, qui immédiatement s'occupe de lui, le soigne, va lui préparer elle-même la nourriture, car alors elle aura peur du poison. Alfonso va se remettre merveilleusement au fil des jours, au fil des semaines, et puis voilà que César vient voir un jour où il en est le beau blessé, et il dit ce qui ne s'est pas fait au déjeuner se fera au dîner.

Au bout d'un mois arrive Michelotto, c'est-à-dire l'homme de main de César. C'est un assassin, l'une de ses spécialités, c'est de garoter les gens qu'on lui a demandé de bien vouloir tuer. Il dit qu'il y a du complot dans l'air et que César lui a demandé d'interroger tout le monde et d'évacuer la salle des civils. C'est au cœur du Vatican, dans les appartements Borgia, que se noue le drame. Lucrèce se retrouve veuve cette fois-ci.

Son deuil est assurément cruel. Elle choisit de partir du palais du Vatican et elle part à Népi. Népi, c'est un château très sombre, très noir, c'est très insalubre et elle vit son deuil à l'espagnol, qui est un deuil rigoureux. Dans son palais, tous les murs sont tendus de crêpes noires. noire, à table.

Elle ne mange que dans des assiettes en terre cuite. C'est l'austérité la plus totale. Elle va signer toutes ses lettres de Lucrèce Borgia, princesse de Salerne, ou la très malheureuse princesse de Salerne, en rayant très soigneusement ce titre, et ce pendant tout l'automne et le début de l'hiver qui arrive. Après deux trois mois arrive César avec toute une cohorte de jeunes officiers et qui viennent faire la fête.

Et elle les reçoit, elle est furieuse de voir cette... Il dit, mais enfin, que deviens-tu ? Toi, la plus belle femme de Rome, pourquoi te laisses-tu aller ainsi ? Elle dit, mais je suis en deuil, je pleure mon mari. Oh, il se moque d'elle encore parce qu'elle pleure, ce petit Alfonso.

Du coup, elle rentre à Rome. Et c'est là que son père lui dit, bon, écoute maintenant, ça suffit. Voilà une liste de prétendants, lequel veux-tu ? Âgée d'à peine 20 ans, Lucrèce Borgia se voit imposer un troisième mariage. Mais cette fois, elle compte bien prendre son destin en main.

Le fameux Colisée n'est pas le seul monument d'envergure à Rome. Situé au bord du Tibre, le château Saint-Ange, derrière moi, trône à une jetée de pierre de la colline du Vatican. C'est à l'empereur Adrien que l'on doit sa construction en 125 après Jésus-Christ pour en faire son tombeau. Face aux invasions barbares, une telle bâtisse à un tel emplacement est vite détournée de sa vocation funéraire pour prendre une fonction plus militaire. Le mausolée devient bel et bien un château au Moyen-Âge, le château Saint-Ange.

Ainsi nommé parce que le pape Grégoire Ier aurait eu une apparition de l'archange Saint-Michel pendant la grande peste de 590. Voilà donc pourquoi vous apercevez la statue du chef des Mélisses célestes au sommet de l'édifice. Avec le pape Alexandre VI, de nombreux aménagements sont effectués, notamment des fortifications, parce que le pape a des raisons de craindre pour sa sécurité. Lors de la première guerre d'Italie, en 1494, Lorsque la puissante armée du roi de France, Charles VIII, déferle sur la péninsule, elle menace dangereusement l'autorité du pape.

C'est alors la panique. Le pape et sa famille, dont sa fille Lucrèce, se réfugient ici, au château Saint-Ange. Alexandre VI simplifie considérablement la circulation au château Saint-Ange et fait construire cet escalier monumental en ligne droite qui traverse, comme vous le voyez, ses vestiges de la Rome antique, cette salle notamment qui permettait d'entreposer les urnes funéraires des membres de la famille impériale.

Cet escalier débouche dans la cour dite de l'Ange que j'aimerais vous faire découvrir à présent. La cour de l'ange, la voici. En voyant cette statue, vous comprendrez facilement d'où elle tire son nom.

Mais ce n'est pas n'importe quelle statue. Il s'agit d'un marbre de Raffaello da Montelupo, datant de 1543. et qui représente l'archange Saint-Michel qui coiffait jadis le sommet du château. En raison des outrages du temps, elle fut décelée et installée dans cette cour et remplacée en 1753 par une statue en bronze qui aujourd'hui encore domine la ville aux sept collines.

Si Rome inspire aujourd'hui la Dolce Vita, c'est loin d'être le cas au temps de Lucrèce Borgia. Le quartier qui environne le château Saint-Ange, appelé le Borgo, est un véritable coupe-gorge. Dans cet univers impitoyable, les Borgia ne sont pas en reste. Et vous allez voir que l'assassinat de son second époux au Vatican, à quelques pas d'ici, n'est pas la seule disparition tragique que Lucrèce doit endurer.

La fille du pape est prise dans un tourbillon de crimes. Un véritable bain de sang qui va maculer sa légende. Tout au long de sa vie, Lucrèce est confrontée à la mort violente de ses proches. La première survient dès son adolescence.

Son frère Juan est gonfalonnier de l'église et préfet de Rome, titre convoité par les familles rivales comme les Orsini. Dans la nuit du 15 au 16 juin 1497, le jeune homme réputé pour son goût de la débauche sort d'un banquet arrosé. Il disparaît avec un homme masqué qui fréquentait les banquets pontificaux depuis un mois. On ne sait pas qui c'est, on ne sait pas pourquoi Juan éprouvait le besoin de se faire accompagner de cet homme-là. L'un des derniers lieux où Juan a été aperçu vivant semble encore hanté par les ombres assassines qui rôdaient à la fin du XVe siècle dans le dédale romain.

C'est un passage qu'on appelle maintenant la salita dei borgia, donc la montée dei borgia, un escalier qui mène au palais de sa mère. Et effectivement, il est très obscur, donc on peut tout à fait imaginer cette atmosphère. sombre et dangereuse à l'époque.

Les rues de Rome étaient les moins sûres du monde. Il y avait des tas de spadassins, des brigands, des malfrats qui se promenaient tout le temps en quête de bonne fortune. Rome, c'est un coupe-gorge.

La nuit, les rues ne sont pas éclairées. Il y a des meurtres toutes les nuits. Sans nouvelles de son fils, le pape lance des recherches dès le lendemain de sa disparition.

Et sans illusion, il fait draguer le tibre. Le corps de Juan, lardé de neuf coups de poignard, finit par remonter à la surface. On va le rendre présentable, le ramener ensuite au château Saint-Ange. Le pape viendra le voir et le reconnaître. Et dans tout le quartier, on a entendu les hurlements de douleur d'Alexandre VI.

L'enquête est lancée immédiatement. Les maigres indices ne permettent pas d'identifier le coupable. Tout le monde est suspect aux yeux d'Alexandre VI, qui multiplie les ennemis jusqu'au sein de la curie. Il n'est pas dépouillé, il est avec ses vêtements princiers, donc c'est un règlement de compte.

Et on a tendance à penser que les agissements de Jean, notamment sans doute les affronts qu'il a commis à l'honneur de plus d'une famille, compte tenu de ses... des amours et aventures clandestines, ont peut-être armé l'une de ces familles voulant réparer un honneur outragé. Il faut voir là aussi à qui profite le crime. Et qui est-ce qui a intérêt à le voir disparaître ? Ce sont évidemment les Orsini.

Les Orsini sont les grands... Ils ont à leur service des bandes armées très importantes. Ils sont une menace physique à l'égard des Borgiens. Et Juan sait sur lui que compte Alexandre VI contre ces fameux Orsini.

Il y a de fortes chances pour qu'il soit à l'origine de cet assassinat. En l'absence de preuves, les rumeurs les plus folles courent sur le meurtre de Juan. Le tout-homme bruit le nom d'un tout autre suspect, son propre frère, César.

Le pape lui-même a songé à la responsabilité de César. Borgia, semble-t-il, et son premier mouvement sera d'écarter tous ses enfants de son entourage. À partir de ce moment-là, il a véritablement peur de César et cette peur va monter au fil des ans. Beaucoup de gens autour de lui ont senti que c'était l'emprise de César qui commençait. L'emprise de son frère, Lucrèce l'éprouve jusque dans sa chair, quelques mois plus tard, tandis qu'elle est contrainte au divorce de son premier époux, Giovanni Sforza.

Lasse des intrigues de sa famille, elle a trouvé refuge entre les murs du couvent de San Sisto. Elle va couper toute relation avec le Vatican, ce qui met César et son père dans une situation particulièrement inconfortable. Finalement, elle va accepter de recevoir quelqu'un, jeune garçon qu'on lui envoie, qui va jouer ce rôle d'intermédiaire entre le Vatican et le couvent.

D'origine espagnole, Pedro Calderón, surnommé Peroto, n'est autre que le vice-camérier d'Alexandre VI. C'est lui qui est chargé de lui annoncer la mort de son frère Juan. Alors évidemment, Perrotto va la consoler, la serre dans ses bras, elle pleure, il reçoit ses larmes.

Et puis petit à petit, il va si bien la consoler qu'il va devenir son amant. Elle n'a pas eu vraiment une notion du plaisir charnel et tout d'un coup tout se réveille avec ce Perrotto qui sait très bien y faire. Et finalement elle va être enceinte de lui.

Et ça ne fait pas du tout les affaires de César. A peine César apprend-il que sa sœur est enceinte, à peine apprend-il de qui vient cet enfant à venir, qu'il entre dans une rage folle et il va courir à travers le Vatican, rattraper. le malheureux Perrotto. Perrotto va croire pouvoir s'enfuir et se réfugier dans la salle où se trouve le trône d'Alexandre VI et il reçoit une série de coups de couteau de la part de César. Son sang va jusqu'à éclabousser le vêtement d'Alexandre et il serait mort là.

Le trône du pape se trouve dans la salle dite des grisailles ou du perroquet. C'est là qu'Alexandre VI donne audience et que le clan Borgia tient ses conseils de famille. A 17 ans, Lucrèce perd coup sur coup son frère et son amant. Elle n'est pourtant pas au bout de ses peines. Elle doit encore sauver les apparences au cours de son interminable procédure de divorce qui tourne au tragicomique.

Quand elle va se retrouver devant une cour de cardinaux qui vont lui demander si elle est virgo intacta, c'est-à-dire vierge non touchée, Et elle va dire oui. Et quand elle dit oui, eh bien, sous sa robe, elle a un gros ventre de huit mois. La robe a été habilement recousue, retouchée par la camériste.

On ne demande même pas à vérifier. Elle est la fille du pape et elle le dit avec un air tellement ingénu. On la croit.

Sans doute, les cardinaux ont-ils aussi à craindre les représailles de leur confrère, César Borgia, qui va perpétrer ouvertement de nombreux autres crimes. Suite à la mort de son frère Juan, il est le premier cardinal de l'Histoire à abandonner sa fonction. C'est quelqu'un qui sait se battre, il a pris des cours d'escrime quand il a vu qu'on allait pouvoir enfin le défroquer, lui faire quitter cette tenue ecclésiastique à laquelle il ne tient pas du tout.

C'est un homme de guerre et il va être le bras armé de son père. C'est lui sur qui son père va pouvoir compter pour lui tailler dans le vif un état, c'est-à-dire la Romagne. Très à l'aise dans son nouveau costume de chef de guerre, César ne manque pas d'impressionner son entourage, en particulier un certain Nicolas Machiavel.

L'auteur florentin s'inspire du frère de Lucrèce pour écrire son fameux traité politique, Le Prince. Machiavel est familier des rouages de l'État. Et très vite, il est impressionné par l'animal politique qu'est César Borgia. Cet homme d'État en action qui est constamment César, la grande prudence...

de ce prince naissant qui ne livre jamais ses intentions jusqu'à ce qu'il ait agi. César a marqué Machiavel, pas seulement du point de vue de la pensée méditée, comme on peut le voir dans Le Prince, mais il l'a marqué en tant qu'homme. C'est quelqu'un qui ne repousse jamais une décision et ne temporise jamais. Et ça, Machiavel va pouvoir s'en apercevoir lors d'un des plus beaux exploits, entre guillemets, de César, c'est le guet-apens de Senigallia.

En pleine conquête de la Romagne, César Borgia donne à Machiavel toute la mesure de sa fourberie lors de ce complot, ourdi le 31 décembre 1502. Trahi par ses alliés, César leur propose une réconciliation au château de Sénigallia. Ils trouvent le moyen de les amener à se séparer de leurs troupes. Et tous se retrouvent à Sénégalien avec César. Et César est très courtois.

Il leur dit écoutez, nous nous sommes réconciliés, tout va bien dans le meilleur des mondes. Et d'ailleurs je vais vous demander de... de venir avec moi dans la tour du château de Sénégalien, où j'ai des révélations importantes à vous faire.

Les malheureux montent à l'étage. César leur dit, attendez quelques instants, j'ai une affaire à régler dans la pièce voisine. Et de la pièce en question sort Michelotto, avec quelques sbires à lui, et là, il va étrangler presque tout le monde. Devant ce coup de génie parfaitement sanglant, Machiavel reste confondu.

Au-delà de la cruauté, le frère de Lucrèce se distingue par son habileté politique, avec des idées très en avance sur son temps. Il a su s'entourer de personnages importants. C'est à Léonard de Vinci qu'il a demandé tous ses plans de machines militaires et autres.

Elle était un stratège militaire très intelligent. Lui et son père avaient cette idée de réunification de l'Italie, qui n'est arrivée que 400 ans plus tard, et c'est les premiers qui l'ont eue. Privée d'être chère, Lucrèce ne goûte guère les méthodes expéditives de son redoutable frère.

Être la sœur de César et Borgia n'est pas évident. Je pense que ça devait être une sorte d'amour-haine entre frère et sœur. Lucrèce déteste son frère, mais en même temps, c'est un Borgia, c'est son frère, c'est la famille.

Dans cette famille hors du commun, César est à bonne école, car son père Alexandre VI... Ne rechigne pas non plus à éliminer un ennemi avec une arme plus discrète pour un souverain pontife, le poison. Alexandre VI a-t-il empoisonné beaucoup de cardinaux ? Sans doute pas plus d'un ou deux.

Si l'Italie de la Renaissance est réputée pour ses fioles vénéneuses et son art d'administrer les substances mortelles, le père de Lucrèce Borgia aurait contribué à faire entrer dans la légende un poison en particulier, la cantarella. Borgia avait été instruit, lorsqu'il était en Espagne, par un moine qui lui avait donné la composition de mélanges assez complexes. Ce dérivé de l'arsénique, en général, est mortel à peu près à cette dose-là, c'est-à-dire là, ça doit être 100-150 mg. C'est une poudre blanche qui se dissout un peu dans l'eau.

et qui n'a pas un goût prononcé. Dans la Cantarella, on ajoutait toujours de l'acétate de plomb. C'est un produit très facile à fabriquer, qui a un goût douceur.

Comme on mettait, par exemple, la Cantarella dans du vin ou dans des pâtisseries, eh bien, ça rajoutait un goût sucré. Pour entraîner une mort plus rapide, on ajoutait des extraits de plantes, en particulier de laconite. Laconite est une plante de montagne dont on extrayait dans les racines cette poudre dont quelques milligrammes sont capables de tuer très très vite un homme.

Quand on absorbe de la Cantarella, tout au moins d'après ce qu'on raconte, on commence à avoir des nausées, on vomit, puis s'installent des diarrhées intenses et avec des douleurs abdominales insupportables. Une fois qu'il a atteint le système nerveux, vous avez le coma, et ça se termine toujours par de l'arrêt mycardiaque et vous mourrez de crise cardiaque ou respiratoire. Le père de Lucrèce finit pourtant par payer au prix fort son goût pour la Cantarella.

Le 6 août 1503, Alexandre VI s'invite à dîner chez le cardinal de Cornetto, en compagnie de son fils César. Un banquet où le Saint-Père et son hôte se seraient livrés à un jeu de dupe fatal. La scène est shakespearienne avant l'heure, puisque lorsque il apprend qu'Alexandre VI s'invite chez lui, il est pu éprouver quelques craintes, parce qu'il connaît les méthodes de gouvernement, somme toute d'Alexandre VI.

Le pape et César avaient, semble-t-il, l'intention d'assassiner Cornetto en l'empoisonnant avec du vin, un vin qu'ils avaient apporté eux-mêmes, de façon à récupérer, eh bien, ma foi, sa charge. ses terres, son hôtel particulier, c'est-à-dire son palais. Et Cornetto, qui se méfiait, avait sans doute l'intention également, avec des bouchers, qui étaient la spécialité de son cuisinier, d'empoisonner César et Alexandre. Il y a cette confusion, le pape demande à être désaltéré. Et semble-t-il, c'est un aide qui donne au pape à boire du vin empoisonné.

Et la plupart des convives boivent de ce vin. Les malades ne se comptaient plus. Les gens sont, dans les minutes qui ont suivi, tombés les uns après les autres. Sur cette convive, il y a tout de même quatre décès.

Le pape, le dater, le capitaine des gardiens et un quatrième homme. Et César Borgia est... gravement malade. César a survécu à son père parce qu'il utilisait quelque chose qui était connu depuis l'Antiquité. Prendre chaque jour un petit peu d'arsénique et en augmentant progressivement la dose, on arrivait à complètement supporter des doses très importantes d'arsénique.

Et c'est vraisemblablement ce qui est arrivé. Lucrèce perd son père et la famille Borgia, son patriarche protecteur. Les ennemis sortent du bois.

Acculés à une lutte à mort, César tombe dans une embuscade en Navarre le 12 mars 1507 et périt à son tour à l'âge de 31 ans. Un deuil de plus pour Lucrèce, la survivante. Quand elle va apprendre la mort de César... Là, son cœur va s'arrêter, elle va pleurer pendant une nuit entière, et elle dira combien elle le hait pour tout le mal qu'il lui a fait, et combien elle l'aime parce que c'est son frère et que c'est un Bordia.

J'aimerais à présent vous faire découvrir un... De ces lieux fascinants dont Rome a le secret. Il s'agit d'un passage fortifié de 800 mètres de long qui relie le château Saint-Ange, derrière moi, à la cité du Vatican, le Passetto di Borgo. C'est en visitant ce corridor que l'écrivain américain Dan Brown aurait puisé l'inspiration pour écrire son best-seller Angers Démons.

Il est vrai que son atmosphère chargée d'histoire et de mystère éveille tous les... fantases. Le Passetto di Borgo est à l'origine d'une muraille érigée à la suite de la mise à sac de Rome par les troupes sarrazines en 846, puis aménagée en corridor par le pape Nicolas III au XIIIe siècle. Le père de Lucrèce Borgia, le pape Alexandre VI, restaure ce corridor jalonné de meurtrières, car il en a bien besoin face à la menace des troupes françaises de Charles VIII. Aujourd'hui, ce passetto traverse la ville en plein cœur et offre une vue fascinante, digne d'une véritable carte postale sur les terrasses des appartements romains.

Mais regardez cette simple grille qui entrave le passage. Elle ne paye pas de mine, n'est-ce pas ? Mais elle marque pourtant la frontière avec l'État du Vatican. Et regardez, vous devinez ? Les colonnes du Berlin.

À l'emplacement de ces colonnes se trouvait autrefois le palais de Santa Maria in Portico, où a grandi Lucrèce Borgia. Selon la légende, le passé Tony Borco, sur lequel nous nous trouvons, était utilisé par plusieurs papes, dont Alexandre VI, pour rejoindre ses maîtresses en toute discrétion. Que n'a-t-on pas raconté sur la vie sexuelle de la famille Borgia ? Le pape en personne partagerait son temps entre liturgie et orgie, disent les mauvaises langues.

Ce qui est certain, et qui peut d'ailleurs nous surprendre aujourd'hui, c'est que les mœurs... du haut clergé était bien différente il y a cinq siècles. Seule fille de la fratrie, Lucrèce Borgia, est une cible toute désignée pour les pères calomnies.

Péché suprême, on accuse la fille du pape de pratiquer l'inceste. Mais si Lucrèce Borgia n'est pas un modèle de vertu, vous allez comprendre que l'acte d'accusation comporte de sérieux vices de forme. L'un des premiers reproches fait à Lucrèce est sa prétendue participation à une orgie. Elle est organisée par son frère le 31 octobre 1501, au cœur du Vatican.

César aurait convoqué 50 prostituées parmi les plus connues de Rome, ainsi qu'un certain nombre de dignitaires de son entourage. Il faut imaginer ce banquet avec les tables disposées en U. Là, le jeu imaginé était de déposer sur le sol des châtaignes et les courtisanes, après avoir dansé, doivent ramasser ces châtaignes fort peu vêtues. Ces femmes à quatre pattes allaient chercher et ramasser les châtaignes.

Et à ce moment-là, on demande à des participants au banquet d'aller, comme on disait à l'époque, honorer les prostituées en question. Ceux qui ont donné le plus de preuves de leur virilité auprès des courtisanes, remportant le prix. Ce banquet est apparemment très vite connu, et surtout, ce qui fait scandale, c'est que César, il aurait assisté, bon, c'est un soudard, mais également Lucrèce.

Et cela va marquer, évidemment, Lucrèce. Ces réjouissances, appelées banquets des cinquante courtisanes ou banquets des châtaignes c'est Johan Burckhardt qui en fait le récit dans son journal. Burckhardt est le responsable du protocole au Vatican et il a pris l'habitude de consigner en latin tous les événements qui s'y déroulent.

Une copie de ce journal est conservée à la Bibliothèque Nationale. Castanca, des châtaignes perterram. On a jeté des châtaignes par terre et les ont attrapées avec leurs mains et avec leurs pieds.

Supermanibus et Pedibus. Je ne sais pas trop comment elles ont fait. On a la page suivante, il mentionne Papa, Duce et Lucretia Sororé, donc le pape, le duc, donc César, et sa sœur Lucrèce, Présentibus. Il affirme qu'elle était présente, mais il n'était pas invité. Burckhardt était un clerc un petit peu ventripotent, un petit peu âgé.

Il n'était pas forcément invité aux fêtes, il pouvait être mécontent d'être laissé à l'écart. Il a très bien pu inventer, fantasmer, répandre des ragots pour simplement passer sa frustration ou au contraire prêter du crédit à ce qu'on racontait dans les rues de Rome. La présence de Lucrèce à ce banquet paraît d'autant plus étonnante qu'à l'automne 1501, le pape Alexandre VI est en pleine négociation pour le troisième mariage de sa fille.

avec Alphonse d'Est, futur duc de Ferrare. Il y a à Rome à ce moment-là des espions de Ferrare sans nombre qui envoient tous les jours des courriers à Hercule d'Est, donc le père d'Alphonse. Dans aucun de ces courriers, on ne trouve trace de cela. Comment imaginer qu'Alexandre VI aurait pris un tel risque pour l'honneur de Lucrèce en lui permettant d'assister à... Une fête, certes, de cour, mais aussi grivoise, qui compromettrait l'image même de la fille du pape.

Lucrèce n'a sans doute pas assisté à cette orgie. Mais la soirée marque les esprits. Une autre rumeur court déjà sur son compte. Lucrèce serait une femme incestueuse. Une calomnie qui remonte à son premier mariage.

Tout part des ragots répandus par Giovanni Sforza, seigneur de Pesaro, qui, ayant dû renoncer à son mariage pour une supposée impuissance, se venge immédiatement. Giovanni Sforza va dire, si je n'ai pas pu toucher ma femme, c'est pas parce que j'étais impuissant, c'est parce que le pape l'a gardé pour lui et César l'a gardé pour lui. Elle était la maîtresse de son père et de ses frères. La rumeur d'inceste est alimentée par le pape, bien malgré lui. Au moment de l'annulation de ce premier mariage, Lucrèce accouche d'un petit garçon, Giorgio.

Giovanni, qu'elle a eue avec son amant Perotto. Pour le pape, cet enfant illégitime doit tout de même être reconnu comme un Borgia. Aussi, Alexandre VI fulmine-t-il, c'est l'expression, une première bulle qui attribue la paternité de cet enfant à César Borgia et une dame romaine. Bon, ça, je dirais que c'est la bulle publique.

Aussitôt, sinon le même jour, du moins le jour suivant, le pape fulmine une autre bulle destinée à rester secrète qui revendique cette fois-ci pour lui-même la paternité de cet enfant. En fait, il s'agit... moyen de droit pour assurer à ce jeune Giovanni un revenu lorsqu'il serait adolescent. C'est une astuce de droit, mais évidemment d'une grande maladresse puisque ce qui devait rester confidentiel est devenu public.

Alors évidemment, Partout dans Rome, on a dit que c'était l'enfant du pape et de Lucrèce, l'enfant de César et de Lucrèce. Enfin, on a raconté des choses effroyables. C'était déjà les calomnies qui commençaient sur le comte des Bordia.

Si les Borgias font l'objet d'autant d'attaques de leurs vivants, cela tient sans doute à la personnalité d'Alexandre VI, mais également à la domination qu'il exerce depuis près de 50 ans sur la curie romaine. Ce pape Alexandre VI a été un pape, un homme politique hors pair, un grand diplomate. Et on ne voulait pas voir toutes ces qualités d'homme intellectuel, de talent.

On était jaloux et on a voulu salir. Lucrèce est rarement la première visée par ces accusations. On frappe bien plus la personnalité du pape Alexandre VI que celle de Lucrèce.

Elle est en fait instrumentalisée par les adversaires. du pape Borgia. En plus, il y a eu tout de même aussi cette lassitude des Italiens à l'égard des Espagnols, les Catalans. Alors, pour casser cette famille, pour la détruire dans la mémoire des gens, on leur colle sur le dos tous les pires scandales, des tombes au-debout, qui vont probablement aider à l'essor de la réforme qui va arriver après.

Certains vont en effet s'appuyer sur les excès des Borgias, réels ou supposés, pour demander une transformation en profondeur de l'Église. L'un des premiers à faire entendre sa voix, c'est Savonarol, un prédicateur dominicain installé à Florence. Savonarole reproche bien entendu au pape ses liens familiaux qu'il ne devrait pas avoir puisqu'il a une maîtresse qui est quasiment sa femme, qu'il a des enfants et puis qu'il mène une vie selon lui de débauché. Il va prêcher tous les jours. On va être obligé de construire des gradins dans la cathédrale où il prêche parce qu'il n'y a pas assez de place.

Alexandre VI essaie de calmer le jeu en offrant à Savonarole la fonction de cardinal, mais le Dominicain refuse. Après avoir été excommunié, Savonarole sera pendu et brûlé. Mais le règne des Borgias, loin de tomber dans l'oubli, va fournir le terreau nécessaire aux réformateurs. Les premières à utiliser ce qu'on appellera par la suite le mythe borgia, c'est la polémique protestante au XVIe siècle.

C'est le grand combat que mène le protestantisme contre le catholicisme et la papauté au premier chef. L'une des gravures peut-être les plus élèves d'Alexandre VI est faite à Bâle en 1560 et est un montage astucieux où dans un premier temps vous voyez la figure du pape avec sa biographie et dès lors que vous soulevez ce volet, vous découvrez que sous les traits du pape, il y a le diable purement et simplement. Au milieu de cette tourmente religieuse et politique, Lucrèce apparaît comme une victime, un pion qui à travers sa réputation va payer pour toute la famille.

C'est un personnage tragique parce qu'elle a été instrumentalisée et je ne suis pas sûre qu'elle ait vraiment été la femme qui m'anigance comme on a bien voulu la dépeindre. Ça me la rend d'autant plus sympathique. le mal est fait. Marquée du saut de la famille, la figure de Lucrèce Borgia ne peut laisser les artistes indifférents. En pleine frénésie romantique, un certain Victor Hugo s'empare de sa légende noire pour en faire un chef-d'oeuvre.

Lucrèce Borgia, un mélodrame qui enflamme les planches et les esprits. Loin de la réalité historique, la fille du pape accède à une dimension quasi mythologique, bien éloignée, vous allez le voir, de la réalité historique. Le 2 février 1833, à Paris, Victor Hugo confie sa dernière création au théâtre de la Porte Saint-Martin. C'est un événement. La salle est comble.

Journalistes, députés, personnalités artistiques, le tout Paris est venu assister à la première de Lucrèce Borgia. Un personnage un peu tombé dans l'oubli que Victor Hugo a choisi d'exhumer. Les romantiques s'intéressent au Borgia, mais on va plutôt s'intéresser à son frère César, à son père Alexandre VI. Lucrèce est un petit peu au second plan et c'est lui qui va en faire ce personnage d'empoisonneuse, incestueuse en plus. Lucrèce Borgia est une criminelle sur laquelle Hugo concentre les crimes faits par son père, par ses frères.

Il y a donc une litanie de crimes dont elle porte la responsabilité dans la pièce alors qu'elle ne les porte pas du tout dans l'histoire. Victor Hugo, il se contrefiche de la vérité historique. Il la refait, il la refabrique, et c'est la vérité dramatique qui l'intéresse. Il prend une époque, une époque qui à ce moment-là est très à la mode en France, cette Italie du XVe siècle, où la papauté est peut-être la mafia dans toute sa splendeur.

Lucrèce Borgia représente le plus grand succès théâtral de la carrière de Victor Hugo. Unanimement saluée, la pièce lui rapporte la somme colossale de 100 000 francs, l'équivalent d'environ 400 000 euros aujourd'hui. Elle constitue aussi un tournant dans la vie personnelle de l'auteur, dont témoigne le manuscrit original. C'est un manuscrit que Victor Hugo va rédiger très vite. Il y a peu d'hésitations, les seules hésitations, ça va être des rajouts vers la fin, parce qu'il va rencontrer parmi les acteurs une jeune actrice qui s'appelle Juliette Drouet, qui va être engagée pour jouer la princesse Negroni, donc c'est un rôle très secondaire, mais Juliette Drouet va devenir le grand amour de sa vie, il a un coup de foudre immédiatement et donc il va lui rajouter des répliques.

On a ici en marge, donc il rajoute une scène quasiment complète pour lui donner plus d'importance. La maison de Victor Hugo, place des Vosges à Paris, conserve un autre témoignage de la réussite du drame Lucrez Borgia. La robe portée par la comédienne Juliette Drouet.

C'est la robe fétiche de Juliette Drouet, elle l'a gardée toute sa vie, précieusement, parce que c'est la robe qu'elle portait quand elle est devenue la maîtresse de Victor Hugo. La première était le 2 février 1833 et eux sont devenus amants dans la nuit du 16 au 17 février 1833. Quand elle a renoncé à son métier d'actrice, en 1839, elle a recyclé toutes ses robes. Elle en a fait des robes de chambre, elle en a fait des manteaux, elle en a donné.

Mais elle en a gardé une qu'elle n'a pas recyclée, qu'elle n'a pas vendue, qu'elle n'a pas donnée. C'est la robe de Lucrèce Borgia. Victor Hugo propage l'horrible réputation de Lucrèce Borgia jusqu'à nos jours. Sa pièce fait l'objet de nombreuses reprises depuis sa création, notamment à la comédie française. Originalité de la mise en scène de Denis Podalides, Lucret s'est interprété par un comédien, Guillaume Gallienne.

Comment monsieur ? Le crime vous est connu et le criminel n'est pas découvert ? Je voulais que le spectateur, alors que dans la pièce on dit que c'est une femme sublime, vénéneuse, mais magnifique, avec un charme, une sensualité, que le spectateur ne voit pas du tout ça. Voit...

en scène quelqu'un qui contredisait ça et qu'il est à faire directement à ce monstre ce personnage qui pouvait être rebutant effrayant intimidant et au deux tiers du spectacle il ne faisait absolument plus du tout attention au sexe de l'acteur c'était lucrèce borgia je n'étais pas né pour faire le mal je le sens à présent plus que jamais c'est l'exemple de ma famille qui m'a entraîné Je voulais qu'on sente à l'intérieur du corps de Guillaume, et dans ce corset qui l'enserrait, dans sa voix même, je voulais qu'on sente à l'intérieur de cette prison une âme en peine qui criait sa douleur. Le cinéma et la télévision aussi se sont intéressés au mythe borgien, alimentant encore un peu plus les clichés sur la fille du pape et sa famille. C'est une figure mythologique, c'est une figure autour de laquelle on peut broder. Chacun brode selon, ma foi, sa propre intériorité. Chacun ajoute, chacun retranche, chacun a le droit de plaquer ses fantasmes sur ce personnage extraordinaire.

Le mot Borgia... est passé dans le langage comme un mot maléfique qui désigne à la fois une magnificence, une extrême richesse, quelque chose de sublime et en même temps le crime, l'horreur, le renversement de toutes les valeurs. Et je vous retrouve ici à Ferrar.

Souvenez-vous, la ville qui fut le fief de Lucrèce pendant près de 20 ans. Je suis ici à la Casa Romei, l'un des rares exemples de maison seigneuriale du XVe siècle. Elle est dans l'état qu'a connu Lucrèce Borgia.

C'était l'un de ses endroits préférés, elle y venait très souvent. C'est autour de 1440 qu'un riche marchand ferrare, Giovanni Romei, fait construire sa Domus Magna, sa résidence principale. Vous apercevez ici dans ce grand médaillon le monogramme du Christ, IHS, entouré de cinq plus petits... médaillons où figuraient jadis des saints. Car la Casa Romei, au temps de Lucrèce, est intégrée au couvent des Corpus Domini.

Lucrèce y effectue de nombreuses retraites. On est bien loin de la légende de noirs et des prétendues orgies romaines. La Casa Romei est en effet un lieu de paix, de méditation et de richesse intérieure à l'image de cette salle des Sibyls, des prêtresses d'Apollon qui font œuvre de divination.

Voyez cette cheminée où figurent les armes du maître des lieux, Giovanni Romei, surmontées d'un chien. Et cette salle adjacente à celle des prophètes renforce l'idée de Jésus. Jésus-Christ annoncé depuis des temps immémoriaux.

On y reconnaît. Les quatre prophètes de l'Ancien Testament, David, Isaïe, Joël et Daniel, dont la parole se déploie dans une atmosphère végétale. Les salles de l'étage noble font la part belle à l'art grotesque qui s'épanouit au temps de Lucrèce.

Mais je voudrais vous montrer un lieu plus intime et insolite. Il s'agit du bureau de Giovanni Romei, où devait se trouver sa bibliothèque. Longtemps caché, ce lieu n'a été découvert qu'en 1977 par le plus grand des hasards, grâce à des travaux de la société. de rénovation. Vous voyez ici un médaillon qui symbolise la grammaire, l'un des sept arts libéraux dans le corpus d'études de l'Europe médiévale avec par exemple la dialectique ou la rhétorique.

Et ici, une ouverture sur le monde connu. Voici une allégorie de l'Afrique de ce côté-ci et de l'Europe de l'autre. Mais regardez, certains considéraient déjà, vu cet horizon arrondi, que la Terre était ronde.

Paré de bijoux... d'étoffes précieuses, ces allégories correspondent à l'idéal de beauté féminin de l'époque que Lucrèce Borgia devait sans doute incarner elle aussi. Pour elle, le temps est enfin la sérénité.

En tant que Duchesse, La richesse de Ferrare, elle ouvre un nouveau chapitre de sa vie, bien loin des affres du Vatican et des turpitudes de sa famille. Et c'est ici, à Ferrare, environné de splendeur, que Lucrèce révèle son véritable caractère. Une personnalité paisible et sensible aux choses de l'esprit. L'heure de la rédemption a-t-elle sonné pour Lucrèce Borgia ? À 20 ans, Lucrèce Borgia prépare son troisième mariage.

Mais cette fois, elle peut enfin choisir son époux. Elle confirme ses qualités politiques en jetant son dévolu sur Alphonse d'Est, l'héritier du duché de Ferrare. Quand elle voit cet homme barbu, fort, costaud, un homme protecteur, elle dit ce sera lui, c'est l'homme puissant qu'il me faut pour me protéger de César Et en même temps, elle sait que son père sera réconforté de savoir qu'elle est, à Férard, protégée.

C'est son choix, c'est sa décision. Cette décision fait aussi les affaires du pape. Car Alphonse et son père, le duc Hercule Ier d'Est, sont alliés de la France et forts d'une artillerie redoutable. La négociation va être très difficile. C'est vraiment une négociation de marchand de tapis parce que le duc Hercule ne veut pas de la putain du Vatican.

On l'appelait la putain du Vatican à ce moment-là. Le pape est très astucieux parce qu'il fait venir des émissaires de la cour de Ferrar au moment où il laisse les reines du Vatican à sa fille et donc ils peuvent la voir à l'œuvre. Ça les impressionne beaucoup et c'est elle qui négocie sa propre dot avec Dest et qui fait carrément doubler la mise. Donc elle se rend tout de suite sympathique à la famille qu'elle est censée intégrer.

Une fois le mariage signé par procuration, Alphonse Dest envoie une compagnie de garde pour escorter Lucrèce Borgia de Rome à Ferrare, dans le nord de l'Italie. Mais ne résistant pas au désir d'honorer sa nouvelle épouse, Alphonse court au devant du cortège lors d'une ultime étape avant son arrivée. Tout d'un coup, des bruits de bottes dans les couloirs, et la porte s'ouvre, un homme rentre en paysan avec un chapeau sur la tête, et toutes les femmes sont affolées, apeurées. Il salue Lucrèce et lui dit Ne craignez rien, je suis votre époux Alors évidemment, il a exercé son droit de mari, c'est-à-dire qu'il l'a prise tout de suite, et qu'il a eu cette nuit de noces comme ça, sans cérémonie, et le lendemain, il est reparti. Lucrèce découvre enfin son nouveau duché et sa capitale, Ferrar, un écrin fortifié, lové dans le delta du Pau.

Nous nous trouvons au palais du cal de Ferrar. C'est exactement ici, le 2 février 1502, que Lucrèce Borgia a fait son entrée dans son duché de Ferrar. Elle arrive sur un cheval blanc.

Pour l'accueillir, des milliers de personnes sont venues faire la fête parce que tous voulaient apercevoir l'épouse du duc. À seulement 20 ans, Lucrèce Borgia traîne un tombereau de calomnies et s'arrête. La réputation la précède.

Elle sait toutes les calomnies qu'il y a sur elle. Elle sait ce que l'on dit, que c'est la putain du Vatican qui se promène avec le coffre-fort du Vatican. C'est vraiment la sulfureuse, l'horrible bonne femme. Et quand on la voit arriver, on voit une femme élégante, frêle, jolie, souriante. affable qui se prête à toutes les cérémonies qu'on lui impose avec beaucoup d'élégance, beaucoup de politesse.

Un accueil triomphal et un engouement que ne partage pas sa nouvelle belle sœur, Isabelle d'Est. Isabelle n'attend pas Lucrèce Borgia en bas de l'escalier d'honneur, mais d'une certaine hauteur, de façon à contraindre Lucrèce à venir à elle. La rivalité est la même.

La rivalité vient du fait qu'elles étaient toutes les deux des dames de premier plan. Elles exerçaient chacune une fascination sur leur entourage et une certaine autorité. Il faut garder à l'esprit qu'Isabelle d'Est était marquise de Mantoux, en plus d'être la sœur d'Alphonse, le futur duc de Ferrare, époux de Lucrèce. Cette rivalité entre ces deux grandes dames d'Italie va être fondée en grande partie sur les affaires vestimentaires. Chacune des deux fait espionner l'autre.

On sait qu'Isabelle Dest a un correspondant à Venise qui lui détaille les tenues que doit acheter sa belle-sœur. Elle avait des robes en velours. lourds ou en gros satin, avec les manches assez fortes, brodées d'or, brodées d'argent, brodées de pierreries, des grands manteaux par-dessus, doublés de martre zibline, doublés de fourrure de lynx, de choses. C'était somptueux.

Quand elle est partie à Ferrar, je crois qu'elle en avait 150. Vous imaginez le trousseau ? Lucrèce s'entend en revanche à merveille avec une autre duchesse de sa belle famille, Élisabeth de Gonzague, duchesse d'Urbino, peinte ici par Raphaël. C'est en effet à la cour d'Urbino que perce le génie de l'artiste, protégé du duc Guido Baldo de Montefeltro et de son épouse Élisabeth.

Quand Lucrèce Borgia rend visite à cette dernière, elle prend des leçons de mécénat qu'elle n'oubliera pas. Nous entrons dans la salle des audiences du Palais du Cal. Le Cresborgia a très certainement été reçu ici pour discuter en toute sérénité.

Et voici le cabinet des Ducs d'Urbino, le lieu le plus secret du Palais, où le Duc Guido Baldo se retirait seul pour méditer, réfléchir et lire. Toute cette marqueterie de bois précieux a été exécutée par des sculpteurs ébénistes florentins. dont l'atelier de Damayano sur des dessins de Botticelli.

Le décor fait la part belle non seulement à l'âme guerrière des ducs avec leurs armes, mais aussi à leur grande attention à la culture. C'est pourquoi on aperçoit ici des livres, des instruments de musique ou scientifiques et des vues de la ville. Elisabeth était une dame dotée d'une grande fibre culturelle qui animait la vie d'Urbino.

Et bien sûr, cela n'a pas échappé à Lucrèce lorsqu'elle venait ici. Elle était sensible à cet aspect si particulier, car elle pouvait voir en la Duchesse Elisabeth une personnalité féminine capable d'élever sa cour à un haut niveau de rayonnement culturel, ce qui la laissait admirative. Lucrèce est tout à fait heureuse de pouvoir avoir des conversations littéraires et musicales avec cette Élisabeth qui est plus âgée qu'elle, qui voit la personnalité de Lucrèce qui est une personnalité très touchante et charmante et attachante. En 1503, le pape, son père, meurt empoisonné à 72 ans. Lorsqu'Alphonse d'Est s'absente pour raisons politiques, c'est Lucrèce, âgée seulement de 23 ans, qui tient les rênes du duché.

Elle laisse alors libre cours à sa passion pour les arts et apparaît enfin telle qu'elle est, une princesse raffinée. Elle entretient des musiciens et non des moindres. Tromboncino, qui est un des grands compositeurs de danse du temps, figure dans les contes rémunérés par elle. Elle a quelques commandes auprès de peintres prestigieux, dosso dos. en fait une sainte Lucrèce.

Elle passe des commandes à Titien, qui était un tout jeune peintre à l'époque. Il y a notamment un tableau du pape, son père, où on le voit présenter le chef de ses armées à Saint-Pierre et dans lequel on voit tout le potentiel de Titien. Elle s'entoure de plein d'intellectuels de l'époque et notamment de poètes.

Et donc elle se crée toute une cour, on pourrait dire des cafés poésie maintenant. Férard est une ville où Il y a, comme dit un proverbe local, plus de poètes que de grenouilles. Ces poètes ont pour fonction de chanter la maîtresse des lieux.

Humaniste, Pietro Bembo est considéré comme un auteur majeur de la littérature italienne. Il dédicace à Lucrez Borgia son œuvre phare, L'Ia Solani, dont certains vers ne sont pas sans rappeler la vie tourmentée de la fille du pape. Enfant, je vécus dans la douleur et les pleurs, odieuse à ceux qui me tenaient compagnie et à moi-même. À présent, amour m'inspire des pensées si douces qu'autour de moi, il n'y a que rires et chansons.

La Duchesse de Ferrare est aussi une mère de famille accomplie, qui multiplie les grossesses et assure la descendance de la maison d'Est. Acquittée de ce devoir essentiel, Lucrèce Borgia peut enfin chercher la paix. Celle dont l'existence mouvementée a fait tant de bruit, s'apprête maintenant à entrer dans le silence de l'éternité. Lucrèce a eu un premier fils avec Perrotto et un deuxième avec Alphonse d'Aragon. Mais avec Alphonse d'Est, ce ne sont pas moins de sept enfants qui verront le jour.

Quelques neuf grossesses, toujours difficile pour Lucrèce, suffisamment difficile pour qu'elle ait un médecin, l'un des premiers gynécologues modernes qui va écrire un traité d'obstétrique. Hercule II, le fils aîné de Lucrèce et Alphonse, règnera sur le duché de Ferrare. Elle s'est beaucoup occupée de l'éducation de ses enfants, elle a été une excellente mère. Renforcée par les épreuves, Lucrèce Borgia a la fois chevillé au corps.

Le monastère de San Giorgio à Ferrar conserve un témoignage unique de sa dévotion. C'est l'une des très rares représentations authentiques réalisées de son vivant et filmées pour la toute première fois par une équipe de télévision. Cette plaque d'argent est le trésor du monastère de San Giorgio. On se plaît à dire qu'il s'agit de la photographie de Lucrez Borgia.

Elle a été gravée dans l'argent par la main d'un contemporain, Gian Antonio da Foligno. C'est donc une représentation authentique qui permet d'imaginer à quoi Lucrèce ressemblait. Cette scène nous montre la vie spirituelle de la Duchesse.

On la voit ici devant San Morelio, à qui elle présente son fils Hercule. qui par la suite deviendra un personnage très important de la maison d'Est. Lucrèce et sa suite de dames de cour font offrande de fourrure en vison. Par ce geste, on comprend le renoncement à toutes les mondanités, aux superficialités.

Elle souhaite donner ce qu'elle a de plus précieux. Sa vie spirituelle, Lucrèce Borneau est une des plus belles. Borgia la cultive aussi à l'abri des regards, au couvent des Clarisses du Corpus Domini, des sœurs franciscaines suivant l'idéal de pauvreté de Saint François d'Assise. La Duchesse y effectue des retraites de plus en plus fréquentes, au point de prendre un nouvel engagement au soir de sa vie.

Au cours des retraites dans ce monastère, Lucrèce a eu cette transformation au point de se faire elle-même tertiaire franciscaine. Les tertiaires sont les laïcs qui embrassent la simplicité de vie de la règle franciscaine. En tant que mère et duchesse, elle ne pouvait pas devenir sœur à part entière.

Elle n'est pas soumise à la clôture, elle vit dans le monde, mais elle observe volontairement une bonne partie de ce que sont les règles des... franciscaines, celles qui sont compatibles avec la vie dans le monde. Elle ne portait plus des robes aussi élégantes.

Elle s'était habituée à cette simplicité. La magnificence des Borgias, elle n'en voulait plus. Elle recherchait l'amour véritable dans le cœur de Dieu.

On me demande si elle ne commence pas ainsi à expier même à fois les fautes commises manifestement par son frère César, qui est quand même un criminel, et son père. Épuisée par neuf grossesses, Lucrèce Borgia contracte une fièvre puerpérale. et vit le dernier accouchement comme un calvaire. Elle se voit mourir, puisqu'elle prend le temps d'écrire au pape, Léon X, et on a là un examen de conscience presque touchant, un testament humaniste, quelqu'un qui réfléchit, comme croyante, à sa mort, à sa destinée.

Je viens en chrétienne. Quoique pécheresse, demandez à votre béatitude de daigner vouloir en sa bonté, puisez au trésor spirituel afin d'offrir la vie à vos enfants. quelques soulagements à mon âme par sa sainte bénédiction. De votre sainteté, l'humble servante, Lucrèce d'Est. À bout de souffle, la Duchesse de Ferrare donne la vie à une petite fille, Isabelle.

Lucrèce Borgia s'éteint après dix jours d'agonie, le 24 juin 1519, à l'âge de 39 ans. Elle est inhumée dans le plus grand dénuement, au cœur de son cher couvent du Corpus Domini. C'est ici que repose Lucrèce Borgia.

Sa dépouille vêtue de son habit de religieuse a été déposée à même la terre, sans aucun artifice, à la manière franciscaine. On a placé cette simple pierre tombale sur laquelle son nom est inscrit. Née avec une santé fragile, la petite Isabelle suit sa mère dans la tombe à peine deux ans plus tard. On fait alors réouvrir la dalle funéraire et le corps de l'enfant est déposé entre les bras de la princesse défunte pour l'éternité.

Lucrèce Borgia partage cette salle avec des membres de sa famille, les trois derniers ducs d'Est, son mari Alphonse Ier, leur fils Hercule II ainsi que leur petit-fils Alphonse II, tous enterrés ici avec leurs épouses. Ironie du destin, 53 ans après sa mort, un certain François Borgia fait étape à Ferrar et tient à se recueillir sur la tombe de sa grand-tante, Lucrèce. Ce petit-neveu n'est autre que le futur Saint-François de Borgia, supérieur général des Jésuites canonisé en 1671. Il est souvent présenté comme celui qui a expié les péchés de sa famille.

Comme si l'ultime prière de Lucrèce Borgia avait été exaucée. C'est depuis la Tour des Lyons qui domine le château d'Est et surplombe toute la ville de Ferrar que je voudrais livrer à votre méditation une phrase d'un célèbre contemporain des Borgias, Nicolas Machiavel. Le temps n'attend pas, la bonté est impuissante, la fortune inconstante et la méchanceté insatiable.

A lui seul, cet aphorisme pourrait résumer toute la vie de Lucrèce Borgia, car sa bonté s'est révélée... impuissante pour conjurer les drames de sa jeunesse orageuse. Elle a connu des revers de fortune, sans parler de la méchanceté bel et bien insatiable, de ceux qui l'ont traîné dans la boue, de son vivant et par-delà les siècles. En cela, le temps n'a pas attendu pour faire son œuvre.

J'espère néanmoins que nous aurons contribué à éclaircir et nuancer le portrait de cette femme qui continuera longtemps à nous fasciner. Je vous remercie de votre fidélité et je vous donne rendez-vous très bientôt pour un nouveau numéro de Secrets d'Histoire.