Anne-Été avec Baudelaire d'Antoine Compagnon avec la voix de Zabou Bretman. Baudelaire et Madame au pic. Je n'ai pas oublié voisine de la ville notre blanche maison petite mais tranquille. Sa pommonne de plâtre et sa vieille Vénus dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus. Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe, qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe, semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux, contempler nos dîners longs et silencieux, répandant largement ces beaux reflets de cierges, sur la nappe frugale et les rideaux de Serge.
Pourquoi commencer ces émissions sur Baudelaire par ce petit poème sans titre, Des fleurs du mal presque toujours négligé ? Parce que Baudelaire lui-même y était très attaché, parce que c'est aussi l'un des plus personnels du recul. peu après la publication des fleurs du mal en 1857 baudelaire écrit vite à sa mère madame au pic pour lui reprocher de n'avoir pas remarqué qu'un poème la concerne et celui ci qui fait allusion au moment de bonheur que baudelaire vécu enfant entre la mort de son père et le second mariage de sa mère quand il eut celle ci tout à lui Ses parents formaient un couple singulier. A sa naissance, en 1821, ils étaient jeunes mariés, mais sa mère n'avait que 28 ans, tandis que son père en avait déjà 62. François Baudelaire, homme du XVIIIe siècle, ancien prêtre, peintre amateur, mourut quand le petit Charles n'avait pas encore 6 ans.
Sa mère se remaria moins de deux ans plus tard avec le chef de bataillon au Pic. Le paradis de leur intimité ne dura pas plus que l'été de 1827 et 1828, où l'enfant séjourna avec sa mère. dans une blanche maison de Neuilly, petite mais tranquille, comme le rappelle le poème.
Le poète se souvient, se souviendra toujours de leur dîner long et silencieux, tandis que le soleil jetait ses derniers feux sur la table à travers les rideaux. Baudelaire ne connaîtra jamais plus une telle félicité. Bientôt, avec sa mère, il suivra son beau-père en garnison à Lyon, puis il sera interne au collège Louis-le-Grand, et les relations du poète avec le colonel, puis général au pic, seront pour le moins rugueuses. La complicité de Neuilly restera comme le trésor enfoui au fond de sa poésie de la mémoire, et toute sa vie, il rêvera de rejoindre sa mère.
Aussitôt après la mort du général Hoppik, en 1857, quelques mois avant l'apparition des Fleurs du Mal, sa veuve se retira à Honfleur, dans une autre petite maison que Baudelaire appelait la maison Joujou. Il sera sans cesse question de l'y retrouver, d'échapper à l'enfer parisien, de jouir de la paix auprès d'elle. Et c'est enfin ce que Baudelaire fera.
pour quelques mois en 1859 durant sa dernière belle saison de création poétique. La correspondance de Baudelaire et de sa mère est déchirante et transforma l'image du poète quand elle fut connue au début du 20e siècle. Leur relation était faite de reproches continuels puis d'excuses et de remords. Quand la santé de Baudelaire après une chute à Namur dans l'église Saint-Loup se dégrada à Bruxelles en mars 1866, Madame Hopic le rejoignit pour s'occuper de lui mais il l'injure.
Injurier, crénon, c'était tout ce qu'il pouvait encore dire, tant et si bien qu'elle repartit pour en fleurs. Et si elle n'aperçut pas que je n'ai pas oublié voisine de la ville parler d'elle, le premier poème des fleurs du mal, Bénédiction, ne dut pas lui échapper. La naissance d'un poète y est présentée comme une malédiction pour le monde et d'abord pour sa mère.
Lorsque par un décret des puissances suprêmes le poète apparaît en ce monde ennuyé, sa mère épouvantée et pleine de blasphème crispe ses poings vers Dieu. qui la prend en pitié. Ah ! que n'ai-je mis bas tout un nœud de vipère plutôt que de nourrir cette dérision.
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères où mon ventre a conçu mon expiation. Entre Baudelaire et sa mère, le malentendu ne cessa jamais. Le réaliste. Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, ce beau matin d'été si doux. Au détour d'un sentier, une charogne infâme sur un lit semé de cailloux, les jambes en l'air, comme une femme lubrique, brûlante et suant les poisons, ouvrait d'une façon nonchalante et cynique son ventre, plein d'exhalaisons.
Lors du procès des Fleurs du Mal en 1857, Ernest Pinar, substitut du procureur impérial, accusa Baudelaire de réalisme. Son principe, sa théorie, c'est de tout peindre, de tout mettre à nu. Il fouillera la nature humaine dans ses replis les plus intimes.
Il aura, pour la rendre, des tons vigoureux et saisissants. Il l'exagérera surtout dans ses côtés hideux. Il la grossira outre mesure afin de créer l'impression, la sensation. Le mot réalisme n'était pas prononcé, mais il figurera dans le principal attendu du jugement, ordonnant la suppression de six poèmes qui, je cite, nécessairement à l'excitation des sens par un réalisme grossier et offensant pour la pudeur.
Baudelaire était coupable de décrire. C'était un réaliste, appellation qui condamnait Pellemelle, la peinture de Courbet, le roman de Flaubert. et la poésie de Baudelaire.
Celui-ci s'était éloigné des réalistes depuis le coup d'état du 2 décembre 1851, mais il leur restait assimilé et son portrait, peint par Courbet, figure encore dans un coin de l'atelier du peintre en 1855. Né dans la bohème, le réalisme était la contrepartie du classique, avant ses pinards, autant dire l'ennemi de classe. C'était l'innovation qui bafouait les normes esthétiques, mais aussi la conspiration contre la société bourgeoise. Madame Bovary venait d'être accusée d'immoralité et réaliste une œuvre que n'accompagne pas une mise en garde moraliste, une œuvre où l'auteur donne à voir sans intervenir pour juger et condamner.
Flaubert avait été acquitté. Sa famille avait fait comme lui. corps derrière lui. L'avocat de Baudelaire n'osa même pas rappeler que le beau-père du poète, le général Hopic, qui venait de mourir, avait commandé l'école polytechnique en 1848 avant de devenir ambassadeur et sénateur. Furent donc condamnées les pièces jugées réalistes des fleurs du mal et elles portaient en particulier sur les amours entre femmes.
C'est Lesbos qui fit scandale, mais aussi Eros, comme dans le poème à celle qui est trop gaie, t'infuser mon venin, ma mère. Ma sœur, un héros teinté de sadisme. Mais un autre côté du réalisme de Baudelaire choqua aussi ses premiers lecteurs bien pensants, celui d'une charogne, poème longtemps emblématique des fleurs du mal aux yeux de nombreux lecteurs.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture, comme afin de la cuire à point et de rendre au centuple à la grande nature tout ce qu'ensemble elle avait joint. Et le ciel regardait la carcasse superbe comme une fleur s'épanouir. La puanteur est...
était si forte que sur l'herbe vous crûtes vous évanouir. Les collégiens se récitaient ces vers en cachette de leurs professeurs, tant que Baudelaire ne figura pas au programme des écoles. Or, pour dénoncer ou louer le réalisme outrancier d'une charogne, sa peinture complaisante d'une nature non plus belle et bonne, mais corrompue et corruptrice, laide et répugnante, il fallait avoir oublié la tradition de la vanité, du memento mori, souviens-toi que tu es mortel. de la poésie baroque, déjà opposée à l'esthétique classique. C'était aussi les souvenirs de la poésie française des XVIe et XVIIe siècles que l'on prenait dans les fleurs du mal pour un réalisme morbide.
Le classique À la pâle clarté des lampes languissantes, sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeurs, Hippolyte rêvait aux caresses puissantes qui levaient le rideau de sa jeune candeur. Elle cherchait, d'un œil troublé par la tempête, de sa naïveté le ciel déjà lointain, ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête vers les horizons bleus dépassés le matin. Proust compare souvent Baudelaire à Racine, notamment lors du centenaire de la naissance du poète en 1921, dans un article de la Nouvelle Revue française.
Rien n'est si baudelairien que Phèdre, rien n'est si digne de Racine, voire de Malherbe, que les fleurs du mal. En 1921, le poète est en train de se faire un petit tour de la ville. le consensus se fait enfin autour de Baudelaire et le parallèle avec Racine devient un cliché.
Mais Proust déclarait, dès 1905, à un moment où Baudelaire faisait encore scandale, A-t-on dit que c'était un décadent ? Rien n'est plus faux. Baudelaire n'est même pas romantique. Il écrit comme Racine.
Je pourrais vous citer vingt exemples. Baudelaire a été longtemps pris pour un décadent. Thèse affirmée par Théophile Gauthier dans sa préface aux Fleurs du Mal en 1880. 1868, renforcé par la publication des fragments autobiographiques Fusée et Mon cœur mis à nu en 1887. Mais la publication des lettres de Baudelaire à sa mère a contribué à rendre tragique la figure du poète.
Proust ajouté, révélant la proximité des deux nouvelles images, Du reste, c'est un poète chrétien, et c'est pour cela que, comme Bossuet, comme Massillon, il parle sans cesse du péché. Mettons que, comme tous les chrétiens qui sont en train de se faire enlever la tête sont en même temps hystériques, il a connu le sadisme du blasphème. Baudelaire classique. Proust retrouve les termes d'Anatole France.
Celui-ci était venu en 1889 au secours du poète que le critique conservateur Ferdinand Bruntière avait condamné après la publication de Fusée et de Mon cœur mis à nu où il avait trouvé des horreurs. Anatole France, tout en concédant que Baudelaire avait été assez pervers et assez malsain et qu'il affectait dans sa personne une sorte de dandisme satanique. qui semble aujourd'hui assez odieux, louer son classicisme et citer déjà la troisième strophe de Femme damnée, poème condamné en 1857. De ses yeux amortis les paresseuses larmes, l'air brisé, la stupeur, la morne volupté, ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes, tout servait, tout paraît sa fragile beauté.
France disait de ses vers Qui a-t-il de plus beau dans toute la poésie contemporaine que cette strophe ? Tableau achevé de voluptueuse lassitude. Qui a-t-il de plus magnifique dans Alfred de Vigny lui-même que cette malédiction pleine de piété que le poète jette aux femmes d'année ? La légende baudelairienne était renversée puisque c'était dans les vers incriminés pour leur érotisme réaliste et décadent qu'Anatole France voyait le sommet du classicisme. Et remarqué en passant.
comme le verre de Baudelaire est classique et traditionnel, comme il est plein. Très tôt, on a donc souligné le classicisme des Fleurs du Mal, leur versification harmonieuse. On sauvait quelques meilleures pièces. Correspondance, le flacon, la chevelure, parfum exotique, les plus beaux poèmes du souvenir.
Même si Rimbaud avait dénoncé en 1871 ce classicisme comme une limitation. La forme, si vantée, en lui, est mesquine. disait Rimbaud, les inventions d'inconnus réclament des formes nouvelles.
Un classique, comme le dira Roland Barthes, c'est ce que l'on enseigne dans les classes. Quand Baudelaire entra dans les programmes scolaires et que son œuvre donna lieu à des explications de texte, on se mit à analyser les poèmes les plus classiques, comme la beauté, chef-d'œuvre de perfection formelle et de virtuosité technique. La mer, en cette saison...
C'est le moment de fêter la mer, où nous rêvons de nous baigner avec délice. Un poème des fleurs du mal la célèbre. Homme libre, toujours tu chériras la mer. La mer est ton miroir.
Tu contemples ton âme dans le déroulement infini de sa lame. Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. Tu te plais à plonger au sein de ton image.
Tu l'embrasses des yeux et des bras. Et ton cœur se distrait quelquefois de sa propre rumeur au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. Cette bonne mer, cette mer heureuse, c'est celle que Baudelaire rencontra durant son long voyage sur mer de 1841 et 1842. Imaginé par le général Hopic, son beau-père, pour le dépayser, l'éloigner des égouts de Paris après une année de débauches et de dépenses bohémiennes, alors qu'il n'était pas encore majeur et passait son temps à faire des dettes. Cette mer peupla pour longtemps sa mémoire d'images exotiques. Voici comment il résumait son voyage dans une note biographique.
Voyage dans l'Inde d'un consentement commun, première aventure, navire dématé. Le capitaine Adam, Maurice, il bourbon, malabar, c'est loin, douce temps, cap, promenade heureuse. Baudelaire exagérait. S'il embarqua à Bordeaux dans un navire qui se rendait à Calcutta, il refusa d'aller plus loin que la Réunion et réembarqua pour Bordeaux. Au large du cap de Bonne-Espérance, un terrible cyclone avait dématé le navire qui fut presque perdu.
Dans l'île Maurice, séjour agréable, il se promena avec Madame Autard de Bragard, à qui il dédia à une dame créole. Le poème insiste sur l'analogie, la correspondance entre l'homme et la mer, qui serait pour lui un miroir. Mais, comme l'homme est double, il y a une autre face de la mer, une mer mauvaise, que Baudelaire a connue en même temps que la bonne. Avec la bonne mer, le rapport est sensuel, comme avec une femme. Mais la mer apporte aussi l'angoisse du gouffre dans cette rime, mer à mer, du premier quatrain.
La mer est à l'image de l'homme, dans l'harmonie comme dans l'horreur, caractérisée par la dualité et le retournement. Aussi les deux derniers quatrains du poème sont-ils plus angoissés. Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets.
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes. Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes. Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets, et cependant voilà des siècles innombrables que vous vous combattez sans pitié ni remords, tellement vous aimez le carnage et la mort. Ô lutteurs éternels ! Ô frères implacables !
L'homme et la mer, tous deux aussi mystérieux, sont en lutte depuis toujours. La mer donne une idée de l'infini, elle ouvre vers une transcendance, vers l'idéal. Comme Baudelaire le note dans Mon cœur mis à nu, Pourquoi le spectacle de la mer est-il si infiniment et si éternellement agréable ? Parce que la mer offre à la fois l'idée de l'immensité, et du mouvement.
6 ou 7 lieux représentent pour l'homme le rayon de l'infini. Voilà un infini diminutif. Qu'importe s'il suffit à suggérer l'idée de l'infini total.
Mais dans sa platitude inexorable, débordant l'horizon, la mer est aussi synonyme de menace. Elle signifie à la fois la confiance et le désespoir. Le bruit de la mer, c'est le rire de la foule innombrable, effrayante, comme dans le poème Obsession.
Je te hais, océan, tes bons et tes tumultes. Mon esprit les retrouve en lui, ce rire amer de l'homme vaincu, plein de sanglots et d'insultes. Je l'entends.
dans le rire énorme de la mer. Le fanal obscur. Baudelaire n'a pas aimé son époque, caractérisé à ses yeux par la croyance dans le progrès, technique sociale, morale, artistique.
Il est encore une erreur forte à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l'enfer. Je veux parler de l'idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, Brevetée sans garantie de la nature ou de la divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance.
La liberté s'évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l'histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuété moderne a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l'amour du beau. Et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s'endormiront sur l'oreiller de la fatalité, dans le sommeil radoteur de la décrépitude.
Baudelaire lance cette diatribe contre l'idéologie du progrès à l'occasion de l'exposition universelle de 1855, grande fête organisée par le régime impérial pour célébrer sa modernité. Il forge d'ironiques alliances de termes pour saisir le progrès dans sa contradiction, lanterne moderne et fanale obscure, c'est-à-dire lanterne qui jette des ténèbres. L'ami de Baudelaire, le poète et photographe Maxime Ducamp, adulateur des nouvelles techniques, l'avait irrité par ses chants modernes, hymnes progressistes et positivistes publiés pour l'exposition. Naïf éloge de la vapeur, du gaz, de l'électricité.
Baudelaire se moquera de Ducamp en lui dédiant le dernier poème des Fleurs du Mal en 1861, Le Voyage, qui donne du globe entier l'éternel bulletin A savoir, le spectacle ennuyeux de l'immortel péché qui décrit le monde comme une oasis d'horreur dans un désert d'ennuis. Offert au chantre du progrès, le voyage n'a de cesse de ruiner la foi dans le progrès. Cette foi suscite la rage de Baudelaire contre le matérialisme de ses contemporains qui conçoivent les mœurs et les arts sur le modèle du mouvement qui emporte les sciences et les techniques.
Baudelaire dénonce la philosophie des Lumières La croyance en la perfectibilité de l'homme, en sa bonté naturelle, c'est à ses yeux une hérésie répandue depuis Rousseau et dont le résultat est une décadence morale, puisque nous attendons de l'histoire qu'elle améliore notre condition. Il n'y a donc plus d'effort à faire. Pour Baudelaire, l'homme est foncièrement mauvais, affecté par le péché originel.
Demandez à tout bon français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu'il entend par progrès. Il répondra que c'est la vapeur, l'électricité, l'éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens. Tant il s'est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant de choses de l'ordre matériel et de l'ordre spirituel s'y sont si bizarrement confondues, le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoolocrates et industriels qu'il a perdu la notion des différences. qui caractérise les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel. Pas question d'appliquer la notion de progrès au monde moral, car l'homme est toujours le même, l'homme naturel, c'est-à-dire abominable.
Comme le note Baudelaire dans Mon Coeur mis à nu, théorie de la vraie civilisation, elle n'est pas dans le gaz ni dans la vapeur, elle est dans la diminution des traces du péché originel. Bien sûr, ce qui scandalise particulièrement Baudelaire, C'est le dogme du progrès appliqué à l'art, comme si l'art moderne éliminait l'art du passé, lui retirait toute valeur, comme si l'art du passé n'était plus de l'art. La procrastination. Baudelaire était l'homme des bilans. Il en faisait souvent.
Dans ses lettres à sa mère, se promettant de commencer une nouvelle vie plus équilibrée, de s'installer d'une manière définitive, d'obtenir la levée du Conseil judiciaire qu'il étranglait depuis les frasques de sa vingtaine d'années. Je ne veux pas crever obscurément, je ne veux pas voir venir la vieillesse sans une vie régulière. Je ne m'y résignerai jamais.
La liste des domiciles de Baudelaire est effrayante. Il déménage sans cesse. Il cherche, sans succès, à quitter sa maîtresse, Jeanne Duval.
Une pauvre femme que je n'aime plus depuis longtemps que par devoir confie-t-il à sa mère dès 1848. Il prend des résolutions qui ne sont jamais suivies des faits. Par exemple, le 1er janvier 1865. Mon principal devoir, mon unique même, serait de te rendre heureuse. J'y pense sans cesse.
Cela me serait-il jamais permis ? Je te promets d'abord que cette année, tu n'auras à subir de ma part aucune demande de secours. Je te promets aussi qu'aucune journée de l'année ne s'écoulera sans travail. Depuis que sa mère s'est retirée à Honfleur, il ne cesse de parler de la rejoindre.
Mais il est retenu à Paris par les dettes, les billets, la cavalerie. Il multiplie les projets qui le remettraient à flot. Des romans, des nouvelles, des drames.
dont il dresse des listes de titres. Dans les fragments d'hygiène, il tente de reprendre le contrôle de sa vie, de retrouver les conditions de la création. Personne n'a plus parlé de travail que lui.
Plus on veut, mieux on veut. Plus on travaille, mieux on travaille. Et plus on veut travailler, plus on produit, plus on devient fécond.
Pour guérir de tout, de la misère, de la maladie et de la mélancolie, il ne manque absolument que le goût du travail. Si tu travaillais tous les jours, la vie te serait plus supportable. Le mot travail est partout chez Baudelaire, qui a toujours eu du mal à travailler et qui a peu écrit. Les Fleurs du Mal sont à comparer à l'immense production de Victor Hugo, qui publiait chaque année... autant de vers que Baudelaire durant toute sa vie, sans compter les milliers de pages de ses romans, à côté des 50 petits poèmes en prose de Baudelaire.
Celui-ci a été un écrivain rare à qui la postérité a souvent reproché son impuissance créatrice. On se représente le dandy, le flâneur, comme quelqu'un qui jouit de la vie, qui profite de l'instant. Mais non, Baudelaire était un mélancolique qui souffrait de son inaction, de sa paresse.
Spline est idéal, l'opposition qui structure les fleurs du mal, c'est la douleur. et le travail. Baudelaire ne cesse de faire l'éloge du travail, mais son destin est de rechigner au travail, de différer toujours.
Dans le signe, les mots travail et douleur portent une majuscule. Le travail, c'est à la fois la douleur et le rejet. le remède à la douleur. Baudelaire désire se mettre au travail pour de bon, changer de vie, vivre plus sainement, mais jamais il ne se décide.
Dans Hygiène, encore, Ah, on fleure le plus tôt possible avant de tomber plus bas ! Que de pressentiments et de signes envoyés déjà par Dieu, qu'il est grandement temps d'agir, de considérer la minute présente comme la plus importante des minutes, et de faire ma perpétuelle volupté de mon tourment ordinaire, c'est-à-dire du travail. L'œuvre de Baudelaire est mince, Mais la valeur ne se mesure pas au volume et un moment est advenu où les quelques poèmes de Baudelaire ont dépassé les milliers de vers de ses rivaux.
Et sa mélancolie, sa procrastination n'étaient-elles pas les conditions mêmes de la création de son œuvre ? J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, de verres, de billets doux, de procès, de romances, avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, cachent moins de secrets que mon triste cerveau. c'est une pyramide un immense caveau qui contient plus de morts que la fosse commune je suis un cimetière abhorré de la lune où comme des remords se traînent de longs vers qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, Où gît tout un fouillis de modes surannés, Où les pastels plaintifs et les pâles bouchés, Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.
Ce poème, le deuxième spleen des Fleurs du Mal, je crois bien que c'est le premier poème de Baudelaire que j'ai lu ou auquel j'ai été sensible, et je me souviens parfaitement du jour où, en classe de première, notre professeur nous l'a donné à commenter et du choc que j'ai ressenti. Qu'est-ce qui m'a alors bouleversé ? Je dirais que c'est la série des comparaisons déconcertantes, matérielles, concrètes.
Le poète assimile sa mémoire à un gros meuble à tiroirs, à une pyramide, à un cimetière, à un boudoir, tous ces réservoirs de souvenirs qui se résument dans la rime brutale rapprochant cerveau et caveau. Baudelaire signalait dans une note biographique Enfance, vieux mobilier Louis XVI, antique, consulat, pastel, société XVIIIe siècle. C'était le monde de son père. familier de l'Ancien Régime. Ensuite, m'avait frappé la dimension millénaire ou immémoriale que prend la mémoire du poète, remontant non seulement au XVIIIe siècle de Boucher, comme exemple du démodé, mais à l'Égypte des pharaons.
Le spleen, la mélancolie, atteignent la dimension de l'éternité. C'est un peu comme si le poète était lui aussi déjà mort et que cela n'y changeait rien, ou comme si, vivant avec les morts, il était condamné à ne jamais mourir. sans jamais trouver la paix.
C'est un fantasme, l'angoisse de ne pouvoir mourir, présent dans de nombreux poèmes des fleurs du mal, un peu comme dans le mythe du juif errant, condamné à marcher jusqu'à la fin des temps. La mort ne serait qu'une illusion écrit John Jackson, et la vie posthume ne serait que la perpétuation de la vie, ne serait que le prolongement de l'attente à laquelle les vivants sont condamnés C'est ce que le poète constate lors de la terrible aurore qui suit la mort dans le rêve d'un curieux. La toile était levée et j'attendais encore.
Baudelaire confia sa mère en 1860. Je me sens malheureusement condamné à vivre depuis des années qui pour moi ont été des siècles. Rien n'égale en longueur les boiteuses journées quand sous les lourds flocons des neigeuses années l'ennui, fruit de la mort d'incuriosité, prend les proportions de l'immortalité. Désormais tu n'es plus, ô matière vivante, qu'un granit entouré d'une vague épouvante. Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux, un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche ne chante qu'au rayon du soleil qui se couche. La vie est devenue aussi pesante, aussi disproportionnée que la pierre des pyramides.
L'ennui, le spleen envahit le temps, le transforme en éternité. Et pourtant, perdu au fond du désert, le poète est encore comparé à un vieux sphinx, capable de lancer un dernier chant quand le soleil se couche. Dans le crépuscule du soir, comme la statue de même nom. Dans la dérédiction, le poète chante encore et il reste ce poème, monument ultime.
Malgré le désespoir d'exister sans cesse, subsiste l'espoir de survivre dans l'œuvre d'art, dans le poème. De l'éreintage. Baudelaire était un homme violent. Sartre parle de sa violence hyperbolique. Un homme en colère, un vitupérateur.
Il pensait que la vie était une lutte et la vie littéraire une guerre. En 1846, à 25 ans, il donnait des conseils aux jeunes littérateurs, comme s'il était déjà un vieux sage ou un ancien combattant. Et parmi ces conseils, l'érintage, comme il disait, occupait une place de choix.
En matière de critique, il avait des sympathies, mais surtout des antipathies. Et il était partisan de la franchise, de la ligne droite, qui est le plus court chemin. Elle consiste à dire...
Monsieur X est un malhonnête homme et de plus un imbécile, c'est ce que je vais prouver et de le prouver, primo, secondo, tertio, etc. Je recommande cette méthode à tous ceux qui ont la foi, de la raison et le poing solide. Baudelaire n'a pas manqué d'érinter ses contemporains, en particulier dans sa critique d'art. Mais il savait que la méthode avait ses risques et pouvait se retourner contre l'érinteur, comme cela lui arriva avec le clan des Hugoliens.
Un éreintage manqué est un accident déplorable. C'est une flèche qui se retourne, ou au moins vous dépouille la main en partant, une balle dont le ricochet peut vous tuer. Baudelaire s'est beaucoup battu, par exemple en 1848 dans les rues de Paris, mais il insistait sur la nécessité d'économiser ses haines, de les concentrer. Un jour, pendant une leçon d'escrime, un créancier vint me troubler.
Je le poursuivis dans l'escalier à coups de fleuret. Quand je revins, le maître d'armes, un géant pacifique, qui m'aurait jeté par terre en soufflant sur moi, me dit... Comme vous prodiguez votre antipathie, un poète, un philosophe, un fi ! J'avais perdu le temps de faire deux assauts, j'étais étonnée.
Dessoufflé, honteux et méprisé par un homme de plus, le créancier, à qui je n'avais pas fait grand mal. La vie, en particulier la vie littéraire, est une escrime, une boxe, suivant des images consacrées. Il faut avoir le point solide, rappelait Baudelaire.
Dans le Salon de 1846, il citait un titre de Stendhal dans son histoire. de la peinture en Italie. Comment l'emporter sur Raphaël ?
Et il l'appliquait à un peintre orientaliste. Armé d'un crayon, il voulut lutter avec Raphaël et Poussin. Baudelaire avait vite appris que la violence ne doit pas être gratuite, qu'il ne faut pas gaspiller ses haines.
Pourtant, de Bruxelles, en 1864, il écrit à Nadar, son ami photographe. Croiras-tu que moi, j'ai pu battre un Belge ? C'est incroyable, n'est-ce pas ? Que je puisse battre quelqu'un, c'est absurde. Et ce qu'il y avait de plus monstrueux encore, c'était que j'étais complètement dans mon tort.
Aussi, l'esprit de justice reprend dans le dessus. J'ai couru après l'homme pour lui faire des excuses. Mais je n'ai pas pu le retrouver. On ignore la raison de cette bagarre, mais on l'imagine à la porte d'un cabaret, dans la rue, après boire ou avant. Comme dans le poème en prose, Assommons les pauvres.
Le poète, après avoir lu des livres sur l'égalité et la fraternité, donne une nouvelle idée. Une raclée à un mendiant. D'un seul coup de poing, je lui bouchais un œil qui devint en une seconde gros comme une balle.
Je cassais un de mes ongles à lui briser deux dents. C'est afin de lui apprendre à vivre moins passivement, à se redresser, à se saisir de son destin. Et la leçon porte aussi à la vie.
Aussitôt, c'est fruit. Tout à coup, le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents et avec la même branche d'arbre, me bâtit dru comme plâtre. Par mon énergique médication, je lui avais rendu l'orgueil et la vie. Comme dans une caricature de Daumier, Baudelaire se moque des philanthropes qui pensent que l'homme est bon, qui rendent la société responsable de la pauvreté et qui veulent régénérer les pauvres par les bonnes paroles. Baudelaire, lui, recourt à la vie.
à la provocation qui fait la force de toute son œuvre. Le miroir. Baudelaire n'était pas un démocrate.
En 1848, il s'enthousiasma pour la Révolution et parcourut les rues de Paris en s'écriant il faut aller fusiller le général Oupique. Son beau-père commandait l'école polytechnique au lieu de la protestation. Mais il devait vite déchanter le coup d'État de 1851, le choquat, et surtout le plébiscite qui le ratifia bientôt. Il disait, après les élections législatives de 1852, Vous ne m'avez pas vu au vote. Le 2 décembre m'a physiquement dépolitiqué.
Si j'avais voté, je n'aurais pu voter que pour moi. une profonde méfiance à l'égard du suffrage universel qui avait rendu légitime une dictature. Dans les notes prises en Belgique à la fin de sa vie, il comparera le suffrage universel à un face-à-face de l'homme avec lui-même. Rien de plus ridicule que de chercher la vérité dans le nombre, le suffrage universel et les tables tournantes. C'est l'homme cherchant la vérité dans l'homme.
Les tables tournantes et le suffrage universel, c'était deux lubies de Victor Hugo, l'une rationnelle et l'autre irrationnelle, aussi absurdes l'une que l'autre. l'autre, car elle méconnaisse la misère de l'homme, comme disait Pascal, et témoigne de son orgueil, de son illusion qu'il peut trouver la vérité tout seul en lui-même. Dans un court poème en prose du Spline de Paris, Le miroir, la souveraineté populaire est ainsi tournée en dérision. Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace. Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu'avec des plaisirs ?
L'homme épouvantable me répond, monsieur... D'après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droit. Donc, je possède le droit de me mirer avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience.
Au nom du bon sens, j'avais sans doute raison, mais au point de vue de la loi. Il n'avait pas tort. Dans cette fable, l'homme épouvantable, c'est l'homme éternel, non pas l'homme bon de Rousseau.
auquel Baudelaire ne croit pas, mais l'homme déchu, marqué par le péché originel. Or, il a désormais tous les droits, les droits de l'homme. Baudelaire se moque ouvertement des immortels principes de 89 qui donnent à chacun le droit de se regarder dans la glace.
Sous l'Ancien Régime, un miroir était un objet de luxe, l'apanage de la noblesse, mais l'industrie répand désormais à bon marché la faculté de se regarder. Comme l'observait Jean Starobinsky, le regard au miroir est le privilège aristocrate. de l'individu qui sait se faire le comédien de soi-même, c'est-à-dire se dédoubler, se regarder comme un autre, non pas se perdre comme Narcisse dans la contemplation de soi. La démocratisation du miroir est donc, pour Baudelaire, un scandale politique et une hérésie métaphysique. Par le suffrage universel, l'homme cherche la vérité dans le nombre comme dans un miroir.
Le bref apologue du miroir ridiculise la démocratie fondée sur l'idée de la démocratie. la bonne nature. Ce poème est une satire ou un sarcasme anti-égalitaire inspiré par la pensée de Joseph de Maistre, le penseur contre-révolutionnaire que Baudelaire découvrit à l'époque du coup d'État et qui, comme il le dit, lui a pris à raisonner. Cette pensée est conforme à ce que Baudelaire décrétait dans un sévère fragment de Mon cœur mis à nu.
Ce que je pense du droit de vote et du droit d'élection, des droits de l'homme. Vous figurez-vous un dandy parlant au peuple, excepté pour le... bafoués, il n'y a de gouvernement raisonnable et assuré que l'aristocratique.
Monarchies ou républiques basées sur la démocratie sont également absurdes et faibles. Le miroir, c'est l'homme des droits de l'homme bafoué par un dandy. Paris.
Baudelaire fut contemporain des grands travaux de Paris réalisés par Haussmann au service de Napoléon III. Il fut le témoin de la destruction des quartiers médiévaux, dont la rue Hautefeuille où il était né. Il vit percer les boulevards destinés, disait-on, à faire de la vie. monté la troupe et empêché l'érection des barricades comme en 1848. Les superbes photographies de Charles Marville qui enregistrèrent les transformations de la capitale se présentent comme des commentaires de certains poèmes de Baudelaire.
regretta la perte de la mémoire du vieux Paris, comme il le confie dans le signe, l'un des plus beaux poèmes des tableaux parisiens, ajouté aux fleurs du mal en 1861, et décrivant le nouveau carousel qui démolit des maisons populaires entre le Louvre et les Tuileries. Le vieux Paris n'est plus. La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur d'un mortel.
La disparition de la ville ancienne exaspère le spleen du poète, le rend complice de tous les exilés, les orphelins, les victimes du monde moderne. Paris change, mais rien dans ma mélancolie n'a bougé. Palais neuf, échafaudage, bloc, vieux faubourg, tout pour moi devient allégorie, et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. Au renouvellement de la capitale, Baudelaire oppose la pesanteur de la mémoire. Plusieurs poèmes en prose du Spline de Paris s'attachent aux transformations du paysage urbain.
Les yeux des pauvres décrivent les cafés aux vastes terrasses, où se retrouvent les dandies et les actrices sous l'éclairage au gaz. gaz qui fait de Paris la ville lumière. Les veuves mettent en scène les jardins publics et les kiosques à musique. Perte d'Oréoles se situe sur les boulevards où la foule déambule dans la cohue des voitures.
En 1861, Baudelaire compare Paris avec la ville qu'il a connue vingt ans plus tôt. Paris n'était pas alors ce qu'il est aujourd'hui, un tohu-bohu, un cafarnaum, une babelle, peuplée d'imbéciles et d'inutiles, peu délicats sur les manières de tuer le temps et absolument rebelles aux jouissances littéraires. Dans ce temps-là, Le tout Paris se composait de cette élite d'hommes chargés de façonner l'opinion des autres. En 20 ans, la ville élégante distinguée serait devenue une ville démocratique.
Le Paris ordonné et hiérarchisé de la monarchie de Juillet aurait pris l'allure d'un tohu-bouhu, d'une babelle, image qui renvoie au chaos de la civilisation de masse. Baudelaire présente cette rupture comme une décadence, non pas une organisation plus rationnelle de l'espace urbain, traversée de larges artères. qui élimine les labyrinthes médiévaux, mais une désagrégation dont Paris sort déboussolée.
En quelques années, l'épicentre de la vie parisienne s'est déplacé du Palais-Royal, présenté depuis le XVIIe siècle comme un louche-cafarnaum de maisons de jeux et de prostitution, vers les boulevards. Mais Baudelaire voit autrement cette mutation de la géographie culturelle de la capitale. La vie littéraire a dépéri au profit de loisirs plus égalitaires. L'image de la vie parisienne est une image de la vie.
du Tohu Bohu figuré dans le salon de 1846 pour décrire la peinture moderne. Turbulence, Tohu Bohu de style et de couleur. La cacophonie de ton, trivialités énormes, prosaïsme de gestes et d'attitudes, noblesse de conventions, poncifs de toutes sortes.
La modernité, en somme, c'est le tohu-bohu. Dans le poème en prose, un plaisant, un second terme le redouble, celui de vaca. Les cris saturent la ville moderne. La nouvelle métropole, c'est d'abord du bruit.
Au fourmiment visuel de la ville répond sa violence sonore, son cri infernal. Et pourtant, Baudelaire adore Paris, ne peut pas s'en passer. La quitter, Paris et sa drogue, à la fois le mal et le remède.
Je t'aime, ô capitale infâme s'écrit-il dans un projet d'épilogue des Fleurs du Mal. Perte d'Auréole, dans le Paris d'Haussmann, le boulevard avec une majuscule, c'est la partie la plus animée des grands boulevards, le boulevard des Italiens entre la rue de la Chaussée d'Antin et la rue de Richelieu. La foule s'y presse, inombant.
au milieu des voitures. Le carrefour le plus dangereux, surnommé le carrefour des écrasés, c'est celui du boulevard Montmartre, de la rue Montmartre et du faubourg Montmartre. C'est aussi la frontière entre les commerces plus élégants à l'ouest et plus populaires.
comme on va vers l'est et le fameux boulevard du crime cosman fera démolir en 1862 pour ouvrir l'actuelle place de la république c'est sur le boulevard près du carrefour des écrasés que l'on imagine la mésaventure qui advint aux poètes dans perte d'auréoles un poème en prose du spleen de paris présenté sous la forme d'un dialogue vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures tout à l'heure comme je traversais le boulevard en grande hâte et que je sautillais dans la boue à travers ce ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n'ai pas eu le courage de la ramasser. J'ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis me suis-je dit, à quelque chose, ma l'heure est bonne. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses et me livrer à la crapule comme les simples mortels.
Et me voici, tout semblable à vous, comme vous Vous voyez. Dans la couille du boulevard, l'auréole, le signe distinctif du poète sacré, du prophète de vérité depuis l'Antiquité, est tombé dans la fange du macadam. Baudelaire emploie un mot nouveau, technique, emprunté à l'anglais pour désigner la chaussée par son revêtement. Il n'y a plus de place pour le poète dans la ville et dans la vie moderne.
Son tohu-bohu, son chaos. Il est désormais, comme tout le monde, dégradé, humilié. Le dialogue se poursuit.
Vous devriez au moins faire afficher cette auréole ou la faire réclamer par le commissaire. Ma foi, non, je me trouve bien ici. Vous seul, vous m'avez reconnu.
D'ailleurs, la dignité m'ennuie. Ensuite, je pense avec joie que quelque mauvais poète la ramassera et s'en coiffera impudemment. Faire un heureux, quelle jouissance !
Et surtout, un heureux qui me fera rire, pensez à X ou à Z, hein ? Comme ce sera drôle ! Le poète, désabusé, réagit à sa déchéance avec ironie, rire jaune ou humour noir.
Il montre du mépris pour ceux qui croient que l'on peut encore se comporter en poète dans le monde moderne. L'ironie est l'arme de la mélancolie. Perte d'Auréole est une sorte de danse macabre, une allégorie de la situation du poète dans la modernité.
On la verrait bien illustrée par une caricature de Daumier, à la fois cruelle et tendre. Dans Fusée, Baudelaire avait cependant ébauché une version plus angoissée de la chute du poète dans la rue. Comme je traversais le boulevard et comme je mettais un peu de précipitation à éviter les voitures, mon auréole s'est détachée et est tombée dans la boue du macadam.
J'eus heureusement le temps de la ramasser, mais cette idée malheureuse se glissa un instant après dans mon esprit que c'était un mauvais présage. Et dès lors, l'idée n'a plus voulu me lâcher. Elle ne m'a laissé aucun repas. de toute la journée.
En passant du récit de fusée au tableau du Spline de Paris, le poème en prose a permis à Baudelaire de surmonter l'humiliation de l'artiste moderne et de la transformer en affirmation de sa supériorité sur ses contemporains, encore dupes des prestiges de la poésie. Baudelaire a été l'un des plus lucides observateurs de la désacralisation de l'art dans le monde moderne. à une passante.
La rue assourdissante autour de moi hurlait. Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, une femme passa, d'une main fastueuse, Sous le vent, balançant le feston et l'ourlet, Agile et noble, avec sa jambe de statue. Moi, je buvais, crispée comme un extravagant, Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan, La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair, puis la nuit. Fugitive beauté dont le regard m'a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ? Ailleurs, bien loin d'ici, trop tard, jamais peut-être, Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais.
Ô toi que j'eus aimé, ô toi qui le savais ! Avec la passante, Baudelaire a créé, ou définitivement consacré, l'un des grands mythes féminins modernes, celui de la femme inconnue, inaccessible, aperçue, attirée, relativement dans la foule et perdu de vue aussitôt, emporté par le mouvement, puis longtemps désiré, peut-être toujours et jamais retrouvé. C'est un fantasme moderne parce que la société autrefois n'était pas anonyme, parce que l'on connaissait ou reconnaissait les gens que l'on croisait dans la grande rue, parce que l'on vivait dans son quartier, en sortait peu, et qu'une femme rencontrée par hasard n'échappait pas longtemps à sa recherche par l'homme que son passage avait troublé.
Nombreux sont les témoignages inquiets sur la déperdition de l'identité. dans les grandes métropoles, Paris et Londres, au XIXe siècle. C'est la vitesse de la rue, la cohue du boulevard, le vacarme de la multitude qui entraîne le poète et la femme charmante loin l'un de l'autre.
Comme dans un roman, une jeune fille est repérée dans un train à l'arrêt dans une gare, un regard est échangé, mais le train démarre sur le champ, en sens inverse de celui dans lequel l'observateur reste immobilisé. Et il en est réduit au désir et à la nostalgie. Des passantes, on en trouvera.
après Baudelaire dans toute la littérature. Sa fugitive beauté annonce celle d'Odette ou d'Albertine, les femmes du roman de Proust, qualifiées d'êtres de fuite, à jamais impossibles à fixer, à retenir prisonnières. Or cette femme est une veuve, belle, hiératique, souveraine, pensive et penchée, elle traverse la chaussée comme si elle était inconsciente de la séduction qu'elle exerce.
Mais elle le sait. Elle est vêtue de noir. Le noir écrit. écrit Baudelaire dans le Salon de 1846, c'est la pelure du héros moderne, l'habit nécessaire de notre époque, souffrant et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d'un deuil perpétuel. Baudelaire décrit ici le nouvel uniforme des hommes.
En noir, il y a quelque chose de masculin chez les veuves. À l'époque, seules les veuves sont des femmes libres. Elles ne sont plus soumises ni à leur père ni à leur mari. Elles sont maîtresses d'elles-mêmes.
La jeune veuve, vivant sa vie comme elle l'entend, c'est aussi un fantasme qui traverse toute la littérature du siècle. Cette veuve, pauvre mais fière, on la retrouve dans le poème en prose Les veuves du Spline de Paris, dans un jardin public où elle écoute un concert. C'est cette fois encore une femme grande, majestueuse et si noble dans tout son air que je n'ai pas à souvenir d'avoir vu sa pareille dans les collections des aristocratiques beautés du passé Le poète admire cette grande veuve. Devant elle, on pense d'autant plus à la mère de Baudelaire qu'elle tenait par la main un enfant comme elle, vêtu de noir.
La grande veuve avec un petit garçon, tous deux en noir, comme dans un tableau de Manet ou un dessin de Gavarni. Ainsi, dans À une passante, plusieurs thèmes baudelériens essentiels se croisent. La ville moderne où les hommes et les femmes perdent leur identité.
La femme idéale, inatteignable, sculpturale. La douleur, la tristesse. la mélancolie qui sont inséparables de la beauté. Enfin, l'effet de la femme sur le poète, crispé, extravagant, hystérique.
De la Croix. Après Diderot et Stendhal, Baudelaire est l'un de ces écrivains qui furent passionnés de peinture et qui servirent de passeurs aux artistes contemporains. Glorifier le culte des images, ma grande, mon unique, ma primitive passion écrit-il dans mon cœur mis à nu.
Cette exaltation lui venait de loin. Son père, François Baudelaire, était désigné comme peintre sur l'acte de naissance du poète, qui montra toujours de la curiosité pour les arts et qui était un bon dessinateur. Son admiration pour Delacroix est ancienne, déjà affirmée à l'hôtel Pimodan où il séjourna à partir de 1843 et où il possédait des lithographies de la série consacrée à Hamlet ainsi qu'une copie des Femmes d'Alger par un de ses amis. Dès son premier salon en 1845, Delacroix est son héros.
Monsieur Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes. Cela est ainsi qu'y faire ? Aucun des amis de Monsieur Delacroix n'a jamais été en contact avec Delacroix.
et des plus enthousiastes, n'a osé le dire simplement, crûment, impudemment, comme nous. M. Delacroix restera toujours un peu contesté, juste autant qu'il faut pour ajouter quelques éclairs à son auréole.
Et tant mieux. Delacroix est romantique et il est coloriste, et ses deux qualités font de lui l'artiste moderne par excellence. Mais cela n'exclut pas qu'il soit aussi un grand dessinateur, l'égal des meilleurs, ni qu'il puisse rivaliser avec les artistes les plus classiques.
Nous ne connaissons à Paris que deux hommes qui dessinent aussi bien que M. Delacroix. L'un d'une manière analogue, l'autre dans une méthode contraire. L'un est M. Daumier, le caricaturiste, l'autre M.
Ingres, le grand peintre, l'adorateur rusé de Raphaël. Daumier et Ingres étaient absents du salon de 1845, mais Baudelaire a toujours été intéressé par les caricatures qui sont souvent le miroir le plus fidèle de la vie, c'est-à-dire de la vie moderne, de la mode, dans ce qu'elle a de fugitif et d'éternel. Il est assez équitable pour aimer Delacroix tout en reconnaissant la grandeur d'Ingres et en surmontant l'opposition stéréotypée du dessin et de la couleur. Les artistes doivent exprimer leur temps.
C'est la grande idée de Baudelaire qui traverse toute son œuvre. Et Delacroix, même quand il représente Dante et Virgile aux enfers, est moderne parce qu'il est le peintre de la douleur. Delacroix est à la fois classique et moderne. Il élève le moderne à la hauteur du classique. Il est donc indispensable au déroulement de l'histoire.
En 1859, Baudelaire cherche de nouveau ce qui fait la spécialité de Delacroix. La réponse est cette fois l'imagination. Delacroix dit-il, c'est l'infini dans le fini.
Et Baudelaire exprimera encore son admiration après la mort de Delacroix en 1863. Admiration pour le travail, pour la solitude, pour la détermination. Et il rapporte ce propos du peintre. Autrefois, dans ma jeunesse, je ne pouvais me mettre au travail que quand j'avais la promesse d'un plaisir pour le soir.
Musique, balle ou n'importe quel autre divertissement. Aujourd'hui, je ne suis plus semblable aux écoliers, je puis travailler sans cesse et sans aucun espoir de récompense. Et puis, ajoutait-il, si vous saviez comme un travail assidu rend indulgent et peu difficile en matière de plaisir, l'homme qui a bien rempli sa journée sera disposé à trouver suffisamment d'esprit au commissionnaire du coin et à jouer aux cartes avec lui. Delacroix, lutteur opiniâtre, restera pour Baudelaire le modèle de l'artiste. Horace Vernet.
Les haines de Baudelaire sont extrêmes. Par exemple dans ses salons, où il a ses phares, comme Delacroix, comme William Ossoulier, comme Eugène Boudin, mais aussi ses têtes de Turc, comme Horace Vernet. Dans le salon de 1845, Baudelaire s'en prend à la fameuse prise de la smalade Abdelkader, comparée à un panorama de cabaret, un grand décor plein de détails anecdotiques juxtaposant des épisodes avec une méthode de...
de feuilletoniste, mais froid, dépourvu d'unité. Un an plus tard, dans le salon de 1846, Baudelaire se déchaîne. Monsieur Horace Vernet est un militaire qui fait de la peinture. Je hais cet art improvisé au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au galop, cette peinture fabriquée à coups de pistolets, comme je hais l'armée, la force armée et tout ce qui traîne des armes bruyantes dans un lieu pacifique. Cette immense popularité, qui ne durera d'ailleurs pas plus longtemps que la guerre, Cette popularité, dis-je, est pour moi une oppression.
Je hais cet homme parce que ses tableaux ne sont point de la peinture, mais une masturbation agile et fréquente, une irritation de l'épiderme français. Baudelaire est l'armée où son beau-père exerce et qui s'est rendu populaire par les combats en Algérie de Bugeaud contre Abdelkader. Mais il ne déteste pas la guerre littéraire.
Sur ces mots, il revient d'ailleurs à sa théorie de l'érintage. Bien des gens, partisans de la ligne courbe en matière d'éreintage, et qui n'aiment pas mieux que moi M. Horace Vernet, me reprocheront d'être maladroits.
Cependant, il n'est pas imprudent d'être brutal et d'aller droit au fait quand à chaque phrase, le je couvre un nous Nous, immense, nous, silencieux et invisible. Nous, toute une génération nouvelle, ennemie de la guerre et des sottises nationales. Une génération pleine de santé parce qu'elle est jeune, et qui pousse déjà à la queue, coudoie et fessée trou, sérieuse. railleuse et menaçante.
Refusant la manière insidieuse et hypocrite de la critique bourgeoise, Baudelaire se déclare pour un conflit ouvert entre les générations. Il a le sentiment qu'il n'est pas seul, mais qu'il traîne derrière lui toute une troupe de son âge. Avec le romantisme, après la bataille d'Ernani, on est entré dans l'époque des manifestes qui opposent les générations.
Ce sera bientôt le temps des avant-gardes, dressant les modernes contre les anciens, les jeunes. contre les académies. Baudelaire a quelques images déconcertantes, impétueuses, énergiques, poussées à la queue, par allusion à la queue d'une colonne que l'on presse de derrière. pour la faire avancer, coudoyer, c'est-à-dire jouer des coudes, pousser de côté pour forcer à laisser la place.
Enfin, faire ses trous, comme on dit faire trou, c'est-à-dire faire son chemin, pénétrer, suivant l'expression faire balle et faire trou, monter à l'assaut par derrière. Tout est très agressif, vise à éliminer. Pourtant, Baudelaire dénonce, dans mon cœur mis à nu, la vision militante de la littérature.
De l'amour. De la prédilection des français pour les métaphores militaires, littérature militante, rester sur la brèche, porter haut le drapeau, tenir le drapeau haut et ferme, se jeter dans la mêlée, un des vétérans, toutes ces glorieuses phraseologies s'appliquent généralement à des cuistres et à des fainéants déstaminés. Les poètes de combat, les littérateurs d'avant-garde, ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits non pas militants mais fait pour la discipline, c'est-à-dire pour la conformité des esprits nés domestiques.
Baudelaire est un guerrier. Enfant, il voulait être pape, mais pape militaire. Et il a choisi de se battre seul, et d'abord contre lui-même, comme de la croix.
Pour un pareil homme, doué d'un tel courage et d'une telle passion, les luttes les plus intéressantes sont celles qu'il a à soutenir contre lui-même. Manet, Baudelaire et Manet qui se fréquentèrent dans les cafés du boulevard, qui furent amis, se ressemblaient. Tous deux, bourgeois d'Andy, révolutionnèrent leur art sans le vouloir.
Ils furent malgré eux des artistes de la rupture. Quand Baudelaire présenta sa candidature à l'Académie en 1861, alors que Les Fleurs du Mal avait été condamné en 1857, son inconscience surprit tout le monde. Si toutes les vides de ce vénérable Palais Mazarin n'éclatent pas en mille morceaux, jugea un journaliste, il faudra croire que le dieu de la tradition classique est décidément mort et enterré. Manet, lui, envoyait chaque année ses tableaux au Salon des Beaux-Arts, sans avoir l'air de comprendre pourquoi il faisait scandale, comme ce fut le cas avec le Déjeuner sur l'herbe exposé au Salon des Refusés en 1863, ou avec Olympia, pourtant accepté au Salon de 1865. Les critiques se déchaînèrent alors contre lui et il en fut très affecté.
Il écrivit à Baudelaire, qui séjournait à Bruxelles, comme on consulte un aîné qui a connu le même genre d'épreuves. Je voudrais bien vous avoir ici, mon cher Baudelaire. Les injures pleuvent sur moi comme grêle. Je ne m'étais pas encore trouvé à pareille fête. J'aurais voulu avoir votre jugement sain sur mes tableaux, car tous ces cris agacent et il est évident qu'il y a quelqu'un qui se trompe.
Manet n'était pas sûr de lui, doutait et faisait confiance à Baudelaire. Mais la réponse de celui-ci fut peu encourageante. Il faut donc que je vous parle encore de vous. Il faut que je m'applique à vous démontrer ce que vous valez. C'est vraiment bête ce que vous exigez.
On se moque de vous, les plaisanteries vous agacent, on ne sait pas vous rendre justice, etc. Croyez-vous que vous soyez le premier homme placé dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que Chateaubriand et que Wagner ? On s'est bien moqué d'eux, cependant. Ils n'en sont pas morts.
Et pour ne pas vous inspirer trop d'orgueil, je vous dirais que ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre et dans un monde très riche. Et que vous, vous n'êtes que le premier dans la décrépitude de votre art. On ne sait toujours pas très bien ce que Baudelaire a voulu dire. Il semble souffler le chaud et le froid. Manet n'est pas le premier à subir les assauts de la critique académique.
Chateaubriand et Wagner en ont fait l'expérience, et ces hommes-là étaient supérieurs. De leur temps, les arts se portaient mieux qu'aujourd'hui. Manet, lui, n'est que le premier dans la décrépitude de son art. La formule n'a pas dû lui faire plaisir. Baudelaire distingue le monde très riche, où l'on se moqua de Chateaubriand et de Wagner, et le monde appauvri, où Manet se débat.
La proposition peut s'entendre ainsi. Vous n'êtes que le premier, et non pas un modèle, dans cet art. dégradé qu'est la peinture aujourd'hui. Baudelaire exhorte Manet à l'humilité, la décrépitude est le synonyme du progrès dans le langage du poète. Il qualifie le progrès de grande hérésie de la décrépitude Bref, vous n'êtes pas le premier artiste éreinté, d'autres l'ont été avant vous, en un temps où l'art était grand.
Vous êtes le premier à l'être dans cet état de l'art qui est caractérisé par la foi du progrès, c'est-à-dire par la décrépitude. Baudelaire aime bien maner. Mais le voyant si affecté par les attaques des critiques, il doute de sa force de caractère.
Manet a un fort talent, un talent qui résistera, écrit-il à Chanflerie, mais il a un caractère faible, il me paraît désolé et étourdi du choc. Manet n'a pas la trempe de Delacroix, et Baudelaire loue son talent, non son génie. Il admire les artistes qui se comportent comme des lutteurs. C'est ainsi qu'il traite Constantin Guisse de soldat artiste et l'érige en peintre de la vie moderne à la place de Manet qui, du point de vue de la postérité, correspondrait mieux à ses exigences.
De l'essence du rire. Qu'y a-t-il de si réjouissant dans le spectacle d'un homme qui tombe sur la glace ou sur le pavé, qui trébuche au bout d'un trottoir, pour que la face de son frère en Jésus-Christ se contracte d'une façon désordonnée pour que les muscles de son visage se mettent à jouer subitement, comme une horloge à midi ou un joujou à ressort. Ce pauvre diable s'est au moins défiguré, peut-être s'est-il fracturé un membre essentiel. Cependant, le rire est parti, irrésistible et subi.
Il est certain que si l'on veut creuser cette situation, on trouvera au fond de la pensée du rieur un certain orgueil inconscient. C'est là le point de départ. Moi, je ne tombe pas.
Moi, je marche droit. Moi, mon pied est ferme et assuré. Ce n'est pas moi qui commettrai la sottise de ne pas voir un trottoir interrompu ou un pavé qui barre le chemin. Dans De l'essence du rire, Baudelaire semble décrire une chose vue.
Un homme s'étale sur le boulevard. Un peu comme le poète, dans Perte d'Oréole, trébuche sur le macadam et fait dégringoler sa couronne. Au spectacle de cet homme étendu dans la rue, ses semblables se mettent à rire.
Baudelaire en tire la conclusion que le rire est mauvais, satanique. qu'il est le signe du péché originel. Le sage ne rit qu'en tremblant, rappelle-t-il, suivant une maxime qu'il a lue chez Bossuet. Et Jésus n'a jamais ri, soulignait un camarade de Baudelaire.
Ce sont les fous qui rient, parce qu'ils n'ont pas conscience de leur faiblesse et qu'ils se prennent pour des grands. Baudelaire a une théorie du rire, lequel est intimement liée à la chute, à une dégradation physique et morale. On ne riait pas de même que l'on ne pleurait pas au paradis.
Le rire indique la misère de l'homme et son ignorance de cette misère, donc son orgueil. Le rire vient de l'idée de sa propre supériorité, idée satanique s'il en fut jamais. Baudelaire imagine Virginie, l'héroïne de Bernardin de Saint-Pierre, tout juste débarquée de son île.
Elle découvre une caricature dans une boutique du Palais-Royal. Pure, elle n'y comprend rien, parce que la caricature suppose la malice. Mais si elle reste à Paris...
Le rire lui viendra, avec la perte de sa candeur. Les animaux non plus ne rient pas. De manière très pascalienne, Baudelaire fait du rire à la fois le signe de la misère et de la grandeur de l'homme. Misère par rapport à Dieu, mais grandeur relativement aux animaux.
Et si l'homme n'existait pas, il n'y aurait pas de comique dans le monde. Le comique, comme le beau suivant Kant, réside dans l'œil du rieur, non pas dans l'objet du rire. Baudelaire distingue encore deux genres du comique, donc Deux rires, le comique qu'il appelle significatif et qui est le comique ordinaire, celui de nous tous devant une caricature. Et la monarchie de Juillet, temps de la jeunesse de Baudelaire, fut la grande époque de la caricature. La caricature est toujours un peu complaisante, elle flatte le spectateur, en fait un compère.
C'est le comique des contes de Voltaire, typique de l'esprit français que Baudelaire n'aime pas, celui du canard enchaîné. C'est celui des comédies de Molière, qui suscite... des réserves chez Baudelaire. C'est même celui de Rabelais, chez qui le rire est utile, sert à faire la leçon.
L'autre comique, absolu, innocent, gratuit. Baudelaire le trouve en Allemagne, en Italie, en Angleterre. Il pense au grotesque, à la pantomime, à la comedia dell'arte. Daumier est trop bonhomme pour y atteindre, mais Goya y parvient dans ses gravures fantastiques. Ce comique, ce sera celui du cinéma de Buster Keaton de Charlot.
que Baudelaire avait prévu. Au théâtre des Funambules, l'acteur qui tombe sur la scène est le premier à rire. D'un rire innocent, supérieur.
Le comique absolu est celui de ces comédiens ou caricaturistes exceptionnels qui, grâce à leur sagesse, sont capables de se dédoubler. Conscient de leur misère, il ne s'exclut pas du risible. Un homme tombe dans la rue, il se redresse et part d'un grand éclat de rire.
C'est un sage. un ironiste, comme le poète de Perte d'Oréole. Modernité.
La page est familière, c'est la définition de la modernité que Baudelaire produisit à propos de Constantin Guy dans Le peintre de la vie moderne. Il cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité, car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l'idée en question. Il s'agit pour lui de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique. de tirer l'éternel du transitoire.
La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. En un mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y mette involontairement en ait été extraite. Le mot modernité existait avant Baudelaire, chez Balzac ou Châteaubriand. En allemand, Il était péjoratif.
En anglais, il était positif. Mais c'est Baudelaire qui lui a donné ces lettres de noblesse et qui nous l'a transmis pour le meilleur et pour le pire. Car cette modernité baudelairienne est difficile à saisir, compliquée, retorse, ambiguë.
Son incohérence a parfois été signalée. Walter Benjamin, le respecté penseur allemand de l'entre-deux-guerres, allait jusqu'à s'en débarrasser avec désinvolture. On ne peut pas dire que nous ayons là une analyse en profondeur disait-il.
Baudelaire lit la modernité à la mode, qui change tout le temps. Il s'agirait de dégager la modernité de la mode. Comme on extrairait de ce qui est éphémère, fugitif, transitoire, quelque chose qui mériterait de durer, qui serait digne de l'antiquité, voire de l'éternité.
Les modes passent, se renouvellent chaque saison, mais il revient à l'artiste d'apercevoir ce qu'il reste en nous de grand, de poétique, d'héroïque, et de le représenter, de l'immortaliser. L'art doit arracher à la vie actuelle son côté épique, comme Baudelaire le disait dès le Salon de 1845. car c'est pour lui une idée de toujours. L'artiste moderne s'intéresse à son temps au lieu de lui tourner le dos comme les néoclassiques et les académiques.
C'est ainsi que Stendhal définissait le romantisme, en faisant valoir que le monde avait tellement changé depuis la Révolution que l'on ne pouvait plus donner les mêmes œuvres au public. La modernité serait donc dégagée de la mode, ce qui vaut de durer. Toutefois, Baudelaire la présente ensuite autrement, comme l'autre face de la beauté. Toute beauté, dit-il, est double, et la modernité est à présent assimilée à son élément transitoire, fugitif ou contingent, par opposition à son élément éternel et immuable. D'une phrase à l'autre, la modernité désigne donc à la fois ce qu'il y a d'impérissable et ce qu'il y a de périssable dans le présent.
Sans doute ne convient-il pas d'exiger trop de rigueur d'un poète qui assiste au balbutiement du monde moderne. Et même si Baudelaire emploie un style philosophique, Il n'était pas un logicien. On se rappelle l'une de ses pensées. Parmi les droits dont on a parlé dans ces derniers temps, il y en a un qu'on a oublié, à la démonstration duquel tout le monde est intéressé.
Le droit de se contredire. La conclusion reste pourtant certaine. Avec sa modernité, Baudelaire résiste au monde moderne, industriel, matérialiste, américanisé, comme il dit, et à sa tendance au renouvellement incessant de toute chose, rendue désuète aussitôt. qu'elles sont produites.
Or ce mouvement inéluctable affecte aussi l'art, transformé en mode. Baudelaire fut l'un des premiers observateurs de l'accélération de l'art et de sa transformation en marché. Et il cherche à maintenir, contre la course éperdue du temps, demain éliminant aujourd'hui une permanence de la beauté.
La modernité de Baudelaire, c'est la résistance au monde moderne, à un monde où tout devient périssable. C'est la volonté... de conserver et de transmettre quelque chose de durable.
Beau, bizarre, triste. Baudelaire a laissé beaucoup de définitions de la beauté. Il veut qu'elle soit digne de l'Antiquité et maintienne la tradition.
Mais dans son compte-rendu de l'Exposition universelle de 1855, il se montre également sensible à toutes les beautés diverses venues du monde entier. Au beau, multiforme et versicolore, dit-il. qui se meut dans les spirales infinies de la vie et il en tire cette leçon mémorable. Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu'il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie.
Je dis qu'il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c'est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le beau. C'est son immatriculation, sa caractéristique. Renverser la proposition...
et tâcher de concevoir un beau banal. À la beauté classique et canonique que Baudelaire identifie à la banalité, il oppose une exigence d'irrégularité ou de discordance sans laquelle il n'y aurait pas de vraie beauté. Baudelaire avait trouvé cette idée en traduisant Edgar Poe, qui citait Francis Bacon, Il n'y a pas de beauté exquise sans une certaine étrangeté dans les proportions. Cette étrangeté ou cette singularité qui ne doit pas être une affectation, mais le produit de l'innocence et de l'imagination, c'est aussi celle des images des fleurs du mal. Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvert, et de longs corbillards, sans tambour ni musique, défilent lentement dans mon âme, l'espoir, vaincu, pleure, et l'angoisse atroce, despotique, Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
Ce couvercle du ciel, comme sur une casserole, ces corbières dans la tête, ce drapeau planté sur le crâne, ces images sont bizarres, réalistes, basses, dans un poème élevé. Il n'y a pas de beauté sans quelques disproportions. Mais attention, parce que le beau est toujours bizarre, ne pensons pas que la réciproque soit vraie et que le bizarre soit toujours beau.
Baudelaire met en garde fermement, dans le salon de 1859, contre ce travers moderne. Toute la question, si vous exigez que je vous confère le titre d'artiste ou d'amateur des beaux-arts, est donc de savoir par quel procédé vous voulez créer ou sentir l'étonnement. Parce que le beau est toujours étonnant, il serait absurde de supposer que ce qui est étonnant est toujours beau. Baudelaire s'élève contre le public moderne qui demande à être épaté par des bizarreries artificielles et des stratagèmes indignes.
Il dénonce les titres ridicules et alambiqués, Amour et Gibelotte ou Appartement à louer, que les peintres donnent aux tableaux exposés au Salon de 1859. Pour surprendre à bon marché, cette loi de l'offre et de la demande dégrade l'art, car, dit-il, si l'artiste abétit le public, celui-ci le lui rend bien. C'est que cette bizarrerie que Baudelaire exige de la beauté, il l'identifie aussi à la tristesse, à la mélancolie, à la douleur, comme il le précise dans Mon cœur mis à nu. J'ai trouvé la définition du beau, de mon beau.
C'est quelque chose d'ardent et de triste, quelque chose d'un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Une tête séduisante et belle, une tête de femme veux-je dire, c'est une tête qui fait rêver à la fois, mais d'une manière confuse, de volupté et de tristesse. Le mystère, le regret, sont aussi des caractères du beau. Bref, si le bizarre n'est pas toujours beau... Pour Baudelaire, le beau est toujours triste.
Entends-tu retentir les refrains des dimanches ? Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant, les coudes sur la table et retroussant tes manches, tu me glorifieras et tu seras content. Avec ses camarades, Baudelaire prit part à la Révolution de 1848. Le 24 février, il fit le coup de feu dans les rues de Paris, se battant moins pour la République que par instinct de révolte et de destruction. C'est du moins ce qu'il prétendra plus tard, dans mon cœur mis à nu. Mon ivresse en 1848. De quelle nature était cette ivresse ?
Goût de la vengeance, plaisir naturel de la démolition, ivresse littéraire, souvenir des lectures. Le 15 mai, toujours le goût de la destruction, goût légitime, si tout ce qui est naturel est légitime. Les horreurs de juin, folie du peuple et folie de la bourgeoisie, amour naturel du crime.
Devenu lecteur de Joseph de Mestre, le théoricien de la contre-révolution, et séduit par la rhétorique réactionnaire après 1851, Baudelaire condamne les emballements de sa jeunesse, imputés à la nature, c'est-à-dire au péché originel, mais aussi à ses lectures. Il fait allusion aux ouvrages sur la violence révolutionnaire et sur la lutte des classes. Baudelaire fréquenta Proudhon, le socialiste libertaire, en 1848, et il reniera. Ces lectures socialistes de jeunesse, dans la violente leçon donnée à un mendiant, dans le poème en prose Assommons les pauvres Après que l'instauration du suffrage universel masculin eut donné une majorité modérée à la constituante, en avril 1848, il participa aux manifestations populaires du 15 mai contre le gouvernement provisoire. Dans les journées de juin, il fut nerveux, excité, fébrile, agité, ainsi que le décrit un ami.
Il voulait courir au martyr. Ce jour-là, il était brave et se serait fait tuer. Les élections présidentielles de 1848 et les législatives de 1849 qui refroidirent sa confiance dans le peuple.
Et c'est sa réaction au coup d'État du 2 décembre 1851 qui l'interprète après coup à la manière de Joseph de Mestre dans Mon cœur mis à nu. Ma fureur au coup d'État, combien j'ai essuyé de coups de fusil, encore un bon appart, quelle honte ! Et cependant tout s'est pacifié.
Le président n'a-t-il pas un droit à invoquer ? Ce qu'est l'empereur Napoléon III, ce qu'il vaut ? Trouver l'explication de sa nature et sa providentialité. La France méritait Napoléon III comme une punition de la providence.
Sous l'Empire, Baudelaire ne s'intéressa plus à la politique. Il resta hostile à la société bourgeoise, mais sans plus d'attrait pour le socialisme. Après la découverte de Joseph de Maistre, il devint ce qu'on pourrait appeler un anarchiste. Le vin des chiffonniers.
Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère dont le vent bat la flamme et tourmente le verre, au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux où l'humanité grouille en ferments orageux, on voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête, butant et se cognant au mur comme un poète, et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets, épanche tout son cœur en glorieux projets. Il prête des serments, dicte des lois sublimes, terrasse les méchants, relève les victimes, et sous le firmament comme un baie suspendu, s'enivre des splendeurs de sa propre vertu. Voilà un de ces poèmes anciens des Fleurs du Mal, antérieur à 1848. Le vin des chiffonniers est marqué par des préoccupations sociales. Avant Haussmann, le vieux faubourg n'a pas encore été conquis par l'éclairage au gaz et la flamme rouge des réverbères bat au vent, comme dans le crépuscule du soir. À travers les lueurs que tourmente le vent, la prostitution s'allume dans les rues.
Comme une fourmilière, elle ouvre ses issues. Le chiffonnier, avec sa hôte et son crochet pour ramasser les rebuts de la ville, est un personnage légendaire du vieux Paris et du fond. faubourg du Temple, quartier populaire voué à la destruction. Il traverse le fameux tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier et les nombreuses physiologies à la mode sous la monarchie de Juillet. On le rencontre dans les caricatures dont ce fut la grande époque, par exemple sur les gravures de Daumier pour le charivari.
Le vin, avec le hachiche, fait partie de ces drogues dont Baudelaire célèbre les effets dans les paradis artificiels. Les jeunes gens de la Bohème fraternisent avec le petit peuple parisien dans les débits de poissons. L'octroi, aux portes de la ville, augmente le...
prix du vin dans les cabarets parisiens c'est donc au delà des barrières que l'on se rend pour boire et rêver et le vin encourage à la révolte même si les socialistes et les philanthropes condamnent l'alcoolisme incarnation du peuple le chiffonnier qui mène une existence précaire oublie son sort grâce à la boisson il mène par l'imagination une vie héroïque de soldats et il se prend pour bon appart C'est ainsi qu'à travers l'humanité frivole, le vin roule de l'or, éblouissant pactole. Par le gosier de l'homme, il chante ses exploits et règne par ses dons, ainsi que les vrais rois. Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence de tous ces vieux maudits qui meurent en silence, Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil.
L'homme ajouta le vin, fils sacré du soleil. Le blasphème n'est pas absent de ce cri de révolte finale, imputant à Dieu la création d'un monde de douleur, d'un monde sans vin. Comme l'écrit Baudelaire dans les Paradis Artificiels. Il y a sur la boule terrestre une foule innombrable, innommée, dont le sommeil n'endormirait pas suffisamment les souffrances. Le vin compose pour eux des chants et des poèmes.
C'est pourquoi le poète n'a pas... pas le courage de condamner l'ivrognerie. Ajoutons que le chiffonnier est une figure du poète qui s'identifie à lui dans le rêve et dans la révolte. C'est par exemple le cas dans Le Soleil, autre poème ancien, situé lui aussi dans le vieux faubourg où le poète exerce son art.
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime, trébuchant sur les mots comme sur les pavés, heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés. A sa manière, le poète est un poète qui est un poète. moderne urbain et lui aussi un chiffonnier dandy baudelaire était un original une légende a toujours entouré sa réputation quand les amis de sa jeunesse bohème publièrent leurs souvenirs ils décrivirent la crudité de son langage son élégance osé ses provocations Baudelaire se faisait remarquer. Il avait une bizarrerie caractéristique, dira Chamfleury, qui se souviendra par exemple de ses cheveux teints en vert.
Plus tard, c'est sous l'appellation de dandisme que Baudelaire pense sa singularité. par allusion au livre de Barbé d'Aurevilly, du dandisme et de Georges Brumel. Dans le salon de 1846, il qualifie le dandisme de chose moderne Qu'est-ce qu'un dandy ? C'est un jeune oisif, fier, fringant, désinvolte, qui se montre aux terrasses du boulevard et flâne dans le jardin des Tuileries. C'est un conversationniste spirituel.
Baudelaire le définit en peu de mots dans Mon cœur mis à nu. Dandisme, qu'est-ce que l'homme supérieur ? Ce n'est pas le spécialiste, c'est l'homme de loisirs et d'éducation générale. Le dandy est l'héritier de l'honnête homme, du courtisan de l'ancien régime. C'est un dilettante qui a l'utilitarisme moderne en horreur.
Être un homme utile m'a paru toujours quelque chose de bien hideux, confiait Baudelaire. Le dandisme est présenté dans le peintre de la vie moderne comme une sévère discipline dans l'indiscipline. Le dandisme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ces sujets, quelle que soit d'ailleurs la fougue et l'indépendance de leur caractère. Un dandy doit pouvoir ne pas penser à l'argent afin de consacrer tout son temps à sa toilette et à ses amours. Mais ni l'argent, ni la toilette, ni les amours ne sont pour lui des attributs essentiels.
Après les dettes de ses 20 ans, Baudelaire manqua d'ailleurs toujours d'argent. Fortune, toilette et amour comptent seulement comme signe de la distinction du dandy, comme symbole de la supériorité aristocratique de son esprit. C'est pourquoi son élégance se caractérise par la simplicité absolue. À l'âge des masses, les dandys sont de farouches individualistes qui forment une caste, une élite de l'esprit. C'est avant tout le besoin ardent de se faire une originalité contenue dans les limites extérieures des convenances.
C'est une espèce de culte de soi-même qui peut survivre à la recherche du bonheur à trouver dans autrui, dans la femme par exemple, qui peut survivre même à tout ce qu'on appelle les illusions. C'est le plaisir d'étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné. Un dandy vise la maîtrise de ses émotions et une insensibilité souveraine. Cette nouvelle aristocratie d'hommes déclassés et désœuvrés affronte avec nostalgie la marée montante de la démocratie. Le dandisme est le dernier éclat d'héroïsme dans les décadences.
Le dandisme est un soleil couchant. Comme l'astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie. Froid, résolu, blasé, le dandie cultive l'artifice afin de tenir à distance La nature. Le dandy doit aspirer à être sublime, sans interruption. Il doit vivre et dormir devant un miroir.
Ainsi, un autre côté du dandy apparaît dans mon cœur mis à nu, qui l'oppose à la femme. La femme est le contraire du dandy. Toujours à la fois dedans et dehors, le dandy est un éternel étranger, natif et cosmopolite, urbain et impertinent.
C'est un voyeur, un ennemi de l'intérieur. Un rebelle sans cause. Ainsi, le dandy connaît les agréments, mais aussi l'inconfort que procure le double jeu. Baudelaire et les femmes Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d'aller là-bas vivre ensemble, aimer à loisir, aimer et mourir au pays qui te ressemble.
Les soleils mouillés de ces ciels brouillés, pour mon esprit... ont les charmes si mystérieux de tes traîtres yeux, brillants à travers leurs larmes. Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté.
Aucun poète n'a mieux parlé des femmes et de l'amour que Baudelaire. Dans quelques poèmes sublimes, comme La chevelure ou L'invitation au voyage, on a l'habitude de distinguer dans Les fleurs du mal plusieurs cycles dédiés à des femmes aimées Jeanne Duval, Madame Sabatier, Marie d'Aubrin. Et pourtant, Baudelaire a formulé des pensées terribles sur les femmes, des pensées qu'il serait vain de dissimuler et qui font qu'il est aujourd'hui traité de misogyne.
À la vérité, certains fragments intimes de mon cœur mis à nu, non destinés à la publication sous cette forme, font mal. Et ceux-ci ne sont pas les pires. J'ai toujours été étonnée qu'on laissa les femmes entrer dans les églises. Quelle conversation ! peuvent-elles avoir avec Dieu ?
La femme ne sait pas séparer l'âme du corps. Elle est simpliste, comme les animaux. Un satirique dirait que c'est parce qu'elle n'a que le corps.
De tels propos ressemblent à des provocations. Baudelaire juge que les femmes manquent de spiritualité car elles sont plus proches que les hommes de la nature, c'est-à-dire du mal. Dans La Fanfarlo, Samuel Cramer, figure du poète, Considérer la reproduction comme un vice de l'amour, la grossesse comme une maladie d'araignée, il a écrit quelque part, les anges sont hermaphrodites.
dite est stérile. Ainsi la courtisane, qui fuit la procréation, devient une femme supérieure. Dans le chapitre sur les maîtresses des conseils aux jeunes littérateurs, le jeune Baudelaire les réduit à des objets. C'est parce que tous les vrais littérateurs ont horreur de la littérature à de certains moments que je n'admets pour eux à me libre et fier.
qui ont toujours besoin de se reposer leur septième jour, que deux classes de femmes possibles, les filles ou les femmes bêtes, l'amour ou le poteau-feu. L'idée est parfaitement résumée dans un aphorisme de Fusée. Aimer les femmes intelligentes... est un plaisir de pédéraste. Seul l'artifice du maquillage chez les comédiennes leur permet de s'éloigner de la nature et de trouver grâce aux yeux du poète.
Ses propos témoignent de la plus parfaite mufflerie et rien ne sert de rappeler à la décharge de Baudelaire que l'on trouverait des lignes aussi odieuses chez nombre de ses contemporains comme Barbé de Revilly, Flaubert ou Légoncourt. Le pire est atteint dans mon cœur mis à nu à propos de Georges Sand. La femme Sand est le prud'homme de l'immoralité. Elle a le fameux style coulant, cher aux bourgeois. Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde.
Elle a, dans les idées morales, la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiments que les concierges et les filles entretenues. Que quelques hommes aient pu s'amouracher de cette latrine, c'est bien la preuve de l'abaissement des hommes de ce siècle. Baudelaire, à Trabilaire comme il se qualifie, en veut aux femmes qui l'ont fait souffrir, mais aussi et autant aux hommes.
Il fait preuve à leur égard de beaucoup d'amertume et même de haine. Retenons plutôt l'autre face de son caractère, son idéalisation de la femme, par exemple dans Le Balcon. Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses, ô toi tous mes plaisirs, ô toi tous mes devoirs.
Tu te rappelleras la beauté des caresses, la douceur du foyer et le charme des soirs, mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses. Le catholique Qu'est-ce que Dieu fait donc de ce flot d'anathèmes qui monte tous les jours vers ses chers séraphins ? Comme un tyran gorgé de viandes et de vin, il s'endort au doux bruit de nos affreux blasphèmes.
Ah Jésus ! Souviens-toi du jardin des olives, dans ta simplicité tu priais à genoux, celui qui dans son ciel riait au bruit des clous que d'ignobles bourreaux plantaient dans tes gerres vives. Lors du procès des fleurs du mal, en 1857, le reniement de Saint-Pierre fut d'abord retenu contre Baudelaire pour atteinte à la morale religieuse.
Mais plus tard, on fit de lui un poète chrétien. Et Paul Claudel devait dire des fleurs du mal, c'est un extraordinaire mélange du style racinien et du style journaliste de son temps. Pour le journalisme, Claudel pensait aux mots et aux tours familiers, mais surtout à l'inspiration urbaine, au néologisme emprunté à la civilisation industrielle, comme wagon, voirie, omnibus, réverbère ou bilan. La ressemblance avec Racine, elle, était devenue un cliché. Anatole France et Proust ne séparaient pas en Baudelaire le poète classique et le poète chrétien.
Baudelaire n'est pas le poète du vice, disait France, il est le poète du péché, ce qui est bien différent. Le comparant à Racine, Claudel pensait au jansenisme de Phèdre, car l'appellation de poète chrétien dit mal la théologie de Baudelaire. Elle rappelle les idéaux socialistes et utopistes de 1848, la solidarité avec les pauvres, auprès du Baudelaire chrétien, au sens de la fraternité des barricades. Il y a, sans doute plus essentiel, un Baudelaire catholique au sens dogmatique.
Le Dieu de Baudelaire n'est pas rédempteur, mais justicier et vengeur. Et il est peu question du Christ dans les fleurs du mal, sinon dans le reniement de Saint-Pierre, mais pour le bafouer. Saint-Pierre a renié Jésus, il a bien fait. Baudelaire invoque Dieu et Satan pour insister sur le péché originel et sur l'adamnation. Proust l'appellera.
le prophète le plus désolé depuis les prophètes d'Israël. Il faut toujours en revenir à De Sade, c'est-à-dire à l'homme naturel, pour expliquer le mal, disait Baudelaire. Et après la lecture d'Edgar Poe, il fut marqué par celle de Joseph de Maistre dans les années où se fixaient l'esthétique et la métaphysique des fleurs du mal. Les titres envisagés jusque-là pour le recueil de poèmes, les lesbiennes, puis les limbes, hésitaient entre le réalisme le satanisme et le socialisme.
Mais dans le compte-rendu de l'exposition universelle de 1855, La doctrine de Baudelaire s'est soudain infirmie. Avec Maistre, il croit à l'universalité du mal. Le seul progrès concevable pour l'homme serait dans la diminution des traces du péché originel, c'est-à-dire dans la conscience, dans le mal.
Comme le dit encore Baudelaire à propos de Sade, opposé au bon sentiment de Georges Sand, le mal, se connaissant, était moins affreux et plus près de la guérison que le mal. s'ignorant. Dans les fleurs du mal, le poème l'irrémédiable, celui qui touche du plus près à cette théologie désolée, commence par une image de la création comme chute de Dieu.
Une idée, une forme, un être parti de l'azur et tombé dans un styx bourbeux et plombé. Il poursuit en affirmant l'omniprésence du mal. Puis de vérité, claire et noire, où tremble une étoile livide.
Un phare ironique, infernal flambeau des grâces sataniques, soulagement et gloire unique, la conscience dans le mal. Ce Baudelaire-là, sadien et mestrien, ou encore catholique à rebours, comme le disait Léon Blois, nous avons un peu de mal à le comprendre aujourd'hui. Mais il n'est certainement pas le moins vrai. Baudelaire et les journaux Il est impossible de parcourir une gazette quelconque de n'importe quel jour ou quel mois ou quelle année sans y trouver à chaque ligne les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les venteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité et les affirmations les plus effrontées relatives au progrès et à la civilisation. Tout journal, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un tissu d'horreur.
Guerre, crime, vol, impudicité, torture... Crime des princes, crime des nations, crime des particuliers, une ivresse d'atrocité universelle. Baudelaire était un enfant de la presse. Il avait 15 ans en 1836, quand les premiers quotidiens de grand format et à grand tirage virent le jour, la presse et le siècle. Sur quatre pages serrées, avec un roman feuilleton au rez-de-chaussée de la première, il déroulait les nouvelles de Paris, du pays et de l'étranger, la chronique judiciaire, les faits divers, les cours de la bourse.
tandis que des publicités pour une loterie ou une pommade couvraient la dernière page. Ce fut une révolution technique et morale aussi brutale, aussi troublante que, depuis lors, l'avènement de la radio, de la télévision, d'Internet. Quelques années plus tard, ayant atteint l'âge adulte, Baudelaire songea sérieusement à se suicider.
À ses amis, qui lui demandaient pourquoi, il donnait comme explication la nouvelle presse quotidienne. Les journaux à grand format me rendent la vie insupportable leur disait-il. Les gazettes, comme on les appelait, provoquaient en lui l'envie de fuir vers un monde où elles n'ont pas encore fait leur apparition.
Anywhere out of the world, n'importe où hors du monde, là où il n'y aurait pas de journaux. Que leur reprochait-il de si sérieux, au point de vouloir mourir ? Le journal, c'était le symbole même du monde moderne, c'est-à-dire de la décadence spirituelle.
Il signifiait la disparition de la poésie, la substitution de l'utile au beau. De la technique à l'art, le culte de la matière, l'abolition de toute transcendance. Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout en ce monde sut le crime. Le journal, la muraille et le visage de l'homme.
Je ne comprends pas qu'une main puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût. Et pourtant, Baudelaire vécut de la presse. Il qualifiait Sainte-Beuve de poète journaliste.
sous prétexte que celui-ci était passé des poésies de Joseph Delorme à sa chronique des lundis. Mais lui-même l'a été bien davantage, poète journaliste, apprenant son métier dans les petits journaux, ses feuilles littéraires et satiriques qui disparaissaient aussi vite qu'elles avaient été clos, mais aussi cherchant à placer ses poèmes, en vers ou en prose, ses salons, ses essais, dans les journaux à grand format, harcelant les rédacteurs en chef. et parvenant rarement à ses fins.
L'inventeur de la modernité a été scandalisé par la presse. Elle l'a fasciné et il l'a détesté, mais il n'eut jamais de cesse qu'il y publia. Il découpait dans la presse et il collectionnait les articles qui illustraient la stupidité de ses contemporains.
Mais il ne pouvait pas se passer des journaux, des petits et des grands, de les lire, d'y écrire. Et il reconnaissait une fonction indispensable aux petits journaux. capable de reprendre, de corriger, de dénoncer les approximations de la grande presse. Toutes les fois qu'une grosse bêtise, une monstrueuse hypocrisie, une de celles que notre siècle produit avec une inépuisable abondance, se dresse devant moi, tout de suite, je comprends l'utilité du petit journal.
Il rappelait cela dans une lettre à un petit journal où il protestait contre des idées reçues. Le petit journal taquinait le journal à grand format, les blogs, les réseaux. sont nos petits journaux. Sans eux, on aurait parfois envie de disparaître n'importe où hors du monde numérique. Belle conspiration à organiser.
Baudelaire n'a jamais cherché à plaire. Il a même plutôt cherché à déplaire, à scandaliser, en affichant sa mélancolie, sa misanthropie, sa misogynie, son mépris. On l'a même taxé d'antisémitisme. Dans Les Fleurs du Mal, voici ce qu'il disait de Sarah.
courtisane qu'il fréquenta quand il avait 20 ans. Une nuit que j'étais près d'une affreuse juive, comme au long d'un cadavre, un cadavre étendu, je me pris à songer près de ce corps vendu, à la triste beauté dont mon désir se prive. Il lui arrive, au cours de ses conflits avec l'éditeur Michel Lévy, de faire allusion à la religion de son interlocuteur, ce juif imbécile, mais très riche. En plus, celui-ci semble faire alliance avec le notaire Ancel.
Le conseil judiciaire de Baudelaire, qui tient les cordons de sa bourse depuis les frasques de ses 20 ans et par qui il se sent persécuté. Dans les 7 vieillards, poème des tableaux parisiens, le vieil homme rencontré en ville et qui se multiplie de manière effrayante est un avatar du juif errant, grand mythe romantique, condamné à marcher toujours après avoir refusé de désaltérer Jésus durant le calvaire. Tout à coup, un vieillard... dont les guenilles jaunes imitaient la couleur de ce ciel pluvieux et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux, m'apparut.
En Udi, sa prunelle trempée dans le fiel, son regard aiguisait les frimas, et sa barbe à longs poils, roide comme une épée, se projetait, pareil à celle de Judas. Il n'était pas voûté, mais cassé. Son échine faisant avec sa jambe un parfait angle droit, si bien que son bâton, parachevant sa mine, lui donnait la tournure et le pas maladroit d'un quadrupède infâme ou d'un juif à trois pattes. Baudelaire le redoute, mais s'identifie à lui. Il a connu Alphonse Tousnel, l'auteur des Juifs, roi de l'époque, pamphlet de 1847, Contre les banquiers.
Il le remercie plus tard d'un autre livre. Mais il ne partage pas l'antisémitisme de Toussnell, fondé sur la méfiance socialiste de la finance. Autre élément du dossier, un fragment de mon cœur mis à nu.
Belle conspiration à organiser pour l'extermination de la race juive. Les juifs, bibliothécaires et témoins de la rédemption. Ces mots, mal compris, choquent à juste titre les lecteurs qui tombent sur eux aujourd'hui.
Certains en viennent à faire du poète un précurseur de l'antisémitisme moderne, du passage du vieil anti-judaïsme chrétien au racisme génocidaire. Ces lignes ne sont pourtant pas trop difficiles à expliquer. Elles renvoient à une affirmation de Saint-Augustin bien connue au XIXe siècle.
Le juif porte les livres d'où le chrétien tire sa foi. Ils sont destinés à être nos bibliothécaires. Pascal l'avait reprise dans les pensées. C'est visiblement un peuple fait exprès pour servir de témoin au Messie.
Il porte les livres et les aime et ne les entend point. Le mot extermination provient d'Augustin et de Pascal, qui mettaient en garde contre elle. Si les Juifs, écrivait Pascal, eussent été tous convertis par Jésus-Christ, nous n'aurions plus que des témoins suspects.
Et s'ils avaient été tous exterminés, nous n'en aurions point du tout. La survie des Juifs était donc essentielle à leurs yeux, afin qu'il y ait des témoins. Baudelaire se sépare-t-il de Pascal pour demander le meurtre des Juifs ?
Non, puisqu'il reprend aussitôt l'objection d'Augustin et de Pascal, l'extermination des Juifs aurait fait disparaître les témoins. Mais alors, pourquoi belle conspiration Jean Starobinsky rappelle que Baudelaire utilise en général cette épithète par ironie ou par antiphrase, comme quand il s'attend à un bel éreintage des fleurs du mal Elle sert donc à tourner en dérision l'idée en question. Bref, il est impossible de déduire de ce fragment de mon cœur mis à nu un antisémitisme de Baudelaire. La photographie La photographie fait partie de ces choses modernes que Baudelaire déteste, mais dont il ne peut pas se passer, comme la presse ou le boulevard.
Ce sont des instruments de la décadence, de la perte de l'idéal, mais nul ne les a maîtrisés mieux que lui, n'en a joué comme lui. Il a eu la chance d'avoir pour ami Nadar, le plus grand photographe contemporain. Nadar, amateur du progrès et de la démocratie, représentait tout ce qu'il abhorrait. Après s'être essayé à la caricature et à la photographie, il se lança dans les ballons aérostatiques. Entre eux, le malentendu fut grand, mais Baudelaire apprit beaucoup de lui.
Le Salon de 1859 inclut une terrible diatribe contre la photographie, comble du réalisme moderne. Désacralisant le rapport de l'homme à l'image, matérialiste et bourgeoise, la photographie provoque une révolution de la représentation et accélère une décadence que Baudelaire conçoit en termes moraux, métaphysiques et même théologiques. Les traces du divin sont effacées par ce moderne vaudor exposé à une foule idolâtre. Baudelaire décrit la sortie du monothéisme au profit d'un néo-paganisme dont il énonce le credo.
Je crois à la nature, et je ne crois qu'à la nature. Je crois que l'art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature. Ainsi, l'industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l'art absolu.
Un dieu vengeur a exaucé les voeux de cette multitude. Daguerre fut son messie et alors elle se dit puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d'exactitude il croit cela les insensés l'art c'est la photographie. A partir de ce moment, la société immonde se rua comme un seul narcisse pour contempler sa triviale image sur le métal.
La nouvelle religion moderne du réalisme photographique relève à ses yeux de l'idolâtrie car elle privilégie l'imitation au lieu de faire appel à l'imagination. Proclamée reine des facultés dans le salon de 1859 en réaction contre le réalisme. La religion photographique est donc un... Paganisme renaissant.
L'âge de la photographie est celui de la mort de Dieu, car elle initie à une religion de substitution avec une foi, un credo et un messie. La trivia à l'image remplace la divine peinture. Et pourtant, Baudelaire écrit à sa mère, de Bruxelles, en décembre 1865, Je voudrais bien avoir ton portrait. C'est une idée qui s'est emparée de moi. Il y a un excellent photographe au Havre.
Mais je crains bien que cela ne soit pas possible maintenant. Il faudrait que je fusse présent. Je ne t'y connais pas et tous les photographes, même excellents, ont des manies ridicules.
Ils prennent pour une bonne image, une image où toutes les verrues, toutes les rides, tous les défauts, toutes les trivialités du visage sont rendues très visibles, très exagérées. Plus l'image est dure, plus ils sont contents. Il n'y a guère qu'à Paris qu'on sache faire ce que je désire, c'est-à-dire un portrait exact.
mais ayant le flou d'un dessin. Enfin, nous y penserons, n'est-ce pas ? Baudelaire formule au mieux son esthétique photographique. Il connaît les défauts habituels des portraits. Très dur, noirceur sinistre, contraste forcé, nez, main et genoux proéminents, la photographie réussie retrouve le flou du dessin, s'éloigne du réalisme brut ou de la copie sculptée.
Il rêve d'une photographie adoucie de sa mère, moins bougée que fondue par la mise au point. Et Baudelaire était photogénique, a parfaitement posé pour Nadar et Carja, si bien que, par un curieux paradoxe, de ce contempteur de la photographie, nous possédons une quinzaine des meilleures photographies d'écrivains que nous connaissions. Et ces poèmes sont inséparables, pour tout lecteur aujourd'hui, des portraits familiers de Baudelaire. Morale désagréable.
J'ai tâché de me replonger dans le spleen de Paris, poèmes en prose, car ce n'était pas fini. Enfin, j'ai l'espoir de pouvoir montrer un de ces jours un nouveau Joseph Delorme accrochant sa pensée rhapsodique à chaque accident de sa flânerie. et tirant de chaque objet une morale désagréable. Mais ces bagatelles, quand on peut les exprimer d'une manière à la fois pénétrante et légère, sont donc difficiles à faire. Voilà ce que Baudelaire écrivait à Sainte-Beuve en janvier 1866, peu avant l'accident cérébral qui le rendit aphasique.
A son habitude, il flatte son aîné, l'auteur des poésies de Joseph de Lorme, en prétendant que ses poèmes en prose lui devront quelque chose. Plusieurs thèmes baudelairiens majeurs sont évoqués. La flânerie et ses accidents, la difficulté créatrice, l'autodérision.
Les poèmes en prose sont ici des bagatelles, ailleurs des babioles, et surtout l'intention de formuler à chaque fois une morale désagréable. Baudelaire veut choquer, cabrer son lecteur. C'est ce qu'il fait de plus en plus dans le Spline de Paris, dont les poèmes deviennent si grinçants que les journaux ne les publient plus.
Un an plus tôt, Baudelaire proposait quelques pièces à un directeur tout en précisant Ce sont des horreurs et des monstruosités qui feraient avorter vos lectrices enceintes. Baudelaire n'est pas sympathique. Il n'est pas aussi commode de passer un été avec lui qu'avec Montaigne. Il est hostile au progrès, à la démocratie et à l'égalité. Il méprise presque tous ses semblables.
Il se méfie des bons sentiments. Il ne pense pas beaucoup de bien, ni des femmes ni des enfants. Il est partisan de la peine de mort. Peut-on l'excuser en faisant valoir qu'il est victime des préjugés de son époque et que l'on trouverait des propos aussi affreux sous la plume de Balzac, Flaubert, Renan, Taine, Légoncourt ?
C'est difficile, car par d'autres côtés, Baudelaire est aussi notre contemporain. Lui qui avançait en regardant dans le rétroviseur, comme le lui reprochera Sartre, il a inventé cette modernité dans laquelle nous nous débattons encore, faite d'amour et de haine pour le monde moderne, d'engagement et de résistance. Peut-on le défendre en prétendant qu'il fut avant tout un provocateur, un maniaque du paradoxe ? Non, car il pensa vraiment toutes les abominations qu'il écrivit, mais il pensa aussi autrement, et teint sur beaucoup de choses un double langage. Proust avait d'abord imaginé terminer son roman par une conversation du héros avec sa mère.
Celle-ci n'aimait Baudelaire qu'à demi, parce qu'elle avait trouvé dans ses lettres, mais aussi dans sa poésie, des choses cruelles. Son fils lui accordait que Baudelaire était féroce. Mais il ajoutait que c'était avec infiniment de sensibilité et que dans sa dureté, les souffrances qu'il raille, qu'il présente avec cette impassibilité, on sent qu'il les a ressenties jusqu'au fond de ses nerfs.
Il citait les petites vieilles. Ses yeux sont des puits faits d'un millier de larmes. Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs. Flagelées par les bises osiniques, frémissant au fracas des omnibus, se traînent comme font les animaux blessés.
Le héros de Proust voulait prouver à sa mère que Baudelaire s'identifiait aux petites vieilles, vivait dans leur corps, frémissait avec leurs nerfs, souffrait avec elles. Il y a de la compassion, de la générosité et même de la charité dans le regard que Baudelaire pose sur les malheureux, les pauvres, les exilés, les exclus avec lesquels il communie. Mais moi, moi qui tendrement vous surveille, l'œil inquiet, fixé sur vos pas incertains, tout comme si j'étais votre père.
Au merveille ! Entre la cruauté et la pitié, l'insensibilité et la charité, il n'est jamais facile de trancher, ni dans les fleurs du mal, ni dans le spleen de Paris, car Baudelaire refuse l'émotion à bon marché. Et pourtant, même dans les poèmes en prose les plus durs, le poète est là, qui veille sur les êtres les plus fragiles, comme dans le vieux Saltynbank, devant le comédien abandonné.
Je sentis ma gorge serrée par la main terrible de l'hystérie, Et il me sembla que mes regards étaient offusqués par ces larmes rebelles qui ne veulent pas tomber. PONCIF D'abord maudit, condamné, rejeté, Baudelaire est devenu, vers le cinquantenaire de sa mort en 1917, puis autour du centenaire de sa naissance en 1921, le plus grand poète français, le plus lu, le plus étudié. Dans l'une de ses photographies par Nadar, Proust voyait l'image du poète éternel. Il a surtout sur ce dernier portrait une ressemblance fantastique avec Hugo, Vigny et le comte de Lille, comme si tous les quatre... n'étaient que des épreuves un peu différentes d'un même visage, du visage de ce grand poète qui au fond est un depuis le commencement du monde, dont la vie intermittente, mais aussi longue que celle de l'humanité, eut en ce siècle ses heures tourmentées et cruelles.
La disproportion est cruelle entre la fortune posthume de Baudelaire et la misère de sa vie, relatée dans chacune de ses lettres à sa mère. Je voyais devant moi Une interminable suite d'années sans famille, sans amis, toujours des années de solitude et de hasard. Songe donc que depuis tant d'années, je vis sans cesse au bord du suicide. Je ne te dis pas cela pour t'effrayer, car je me sens malheureusement condamnée à vivre, mais simplement pour te donner une idée de ce que j'endure depuis des années, qui pour moi ont été des siècles. Je suis tombée dans une sorte de terreur nerveuse perpétuelle.
Cette peur est omniprésente. Baudelaire décrit l'état d'angoisse et de terreur nerveuse dans lequel il vit perpétuellement. La peur surtout, la peur de mourir subitement, la peur de vivre trop longtemps, la peur de devoir mourir, la peur de m'endormir et l'horreur de me réveiller.
Une peur perpétuelle, augmentée par l'imagination, pour avoir renvoyé et négligé les choses importantes. Cette vie a été atroce, ratée, comme dira Sartre. En oubliant tout de même d'ajouter que l'œuvre, elle, fut réussie et que cette existence échouée fut le prix à payer pour une œuvre sublime. Si bien que tous, nous avons des vers de Baudelaire plein la tête, des poèmes que nous pouvons réciter parce que nous les avons appris à l'école et qu'ils sont gravés à jamais dans notre cerveau.
Chaque génération a eu ses vers d'anthologie. En pension, nous nous récitions ceux-ci. La Diane chantait dans la cour des casernes et le vent du matin soufflait sur les lanternes.
C'était l'heure où les seins des rêves malfaisants tordent sur leurs oreillers les bruns adolescents. Du temps de Proust, c'était chant d'automne, mise en musique par forêt. J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre, douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amère. Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre, ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.
Ce soleil rayonnant sur la mer, Proust l'avait dans la tête comme une scie. Pour d'autres, c'était le distic. Conclusif du voyage, dernier mot des fleurs du mal de 1861. Plonger au fond du gouffre, enfer au ciel, qu'importe, au fond de l'inconnu, pour trouver du nouveau. Quand j'étais étudiant, on jurait que par les chats, disséqués par Claude Lévi-Strauss et Romain Jacobson. Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques et des parcelles d'or ainsi qu'un sable fin, étoiles vaguement leur prunelles mystiques.
Baudelaire nous a laissé tant d'images durables et de vers mémorables. Créer un poncif, c'est le génie. Je dois créer un poncif !
s'écriait-il dans Fusée. Comment savoir s'il se moquait des créateurs de poncifs, lui qui pensait à propos de Hugo que le génie est toujours bête, ou s'il se mettait lui-même au défi d'écrire des vers inoubliables ? Son ironie coutumière nous empêche de trancher.
Il était trop intelligent pour forger des lieux communs. Il nous a laissé un paquet de paradoxes que nous peinons encore à défaire. Mariette. Nous avons ouvert ces émissions il y a un mois et demi avec un poème mineur, mais touchant, des fleurs du mal.
Baudelaire y revenait sur son intimité avec sa mère après la mort de son père, sorte de paradis des amours enfantines, précédant le remariage de Caroline Baudelaire avec le commandant au pic. Je n'ai pas oublié, voisine de la ville, notre blanche maison, petite mais tranquille. Terminons avec le poème suivant dans le recueil, qui lui non plus n'appartient pas au plus mémorable et qui évoque lui aussi l'enfance du poète. La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse, et qui dort son sommeil sous une humble pelouse, nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs. Le poète se souvient à présent de la servante de son enfance d'orphelin, de la femme qui lui a donné l'affection que sa mère, personne stricte et réservée, lui accordait avec parcimonie. nommé Mariette, il aurait contracté, pour le meilleur et pour le pire, le goût précoce du monde féminin, comme il le dira plus tard. Cet hommage à la servante généreuse donne à voir la tendresse de Baudelaire et mérite d'être rappelé au lecteur qui resterait heurté par la férocité de certains de ses propos.
Ici, il s'émeut au souvenir d'une personne dont il n'a pas été digne et qui l'a laissé mourir. Lorsque la bûche siffle et chante, Si le soir, calme dans le fauteuil, je la voyais s'asseoir, si, par une nuit bleue et froide de décembre, je la trouvais tapie en un coin de ma chambre, grave, et venant du fond de son lit éternel, couvait l'enfant grandi de son œil maternel, que pourrais-je répondre à cette âme pilleuse, voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse ? L'image de cette rivale de la mer, elle, insuffisamment maternelle, traverse toute l'œuvre.
auprès de celle du père trop tôt disparu, jusqu'à cette prière ébauchée dans mon cœur mis à nu. Ne me châtiez pas dans ma mère et ne châtiez pas ma mère à cause de moi. Je vous recommande les âmes de mon père et de Mariette.
Donnez-moi la force de faire immédiatement mon devoir tous les jours et de devenir ainsi un héros et un saint. Ce rituel fait partie des récurrentes exhortations au travail que Baudelaire s'adresse à lui-même. Vis-à-vis d'eux tous, Père, mère et Mariette, la servante au grand cœur, Baudelaire exprime un intense sentiment de culpabilité, de dette non honorée.
C'est encore le cas dans cette notation d'hygiène. Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice à mon père, à Mariette et à Pau comme intercesseurs. Les prier de me communiquer la force nécessaire pour accomplir tous mes devoirs et d'octroyer à ma mère une vie assez longue pour jouir de ma transformation, travailler toute la journée, ou du moins, tant que mes forces me le permettront. Travailler, il est toujours question de cela.
Mais Baudelaire, comme nous tous, fut double. Comme il le disait, il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations. L'une vers Dieu, l'autre vers Satan.
L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade. Celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. Baudelaire reste irréductible à toute simplification.
Respectons donc ces contradictions.