Dans l'actualité des idées aujourd'hui, à quoi pensez-vous lorsque l'on vous dit émotions ? Diaboliser, moquer ou au contraire parfois survaloriser nos émotions nous sont propres en même temps qu'elles nous relient aux autres. De la nostalgie à la gratitude, en passant par l'angoisse, la colère, la jalousie ou bien sûr le bonheur, notre invité nous propose un voyage, une histoire qui convoque la philosophie mais aussi la littérature, parfois la psychanalyse, pour nous aider à comprendre. Comment ces réactions complexes font de nous des êtres humains vulnérables face à l'expérience du monde ? Bonjour Hilaria Gaspari.
Bonjour, merci. Merci à vous d'être avec nous sur France Culture ce midi. En 2020, vous aviez publié au PUF Leçons de bonheur, exercices philosophiques pour bien conduire sa vie Et aujourd'hui sort, aux presses universitaires de France également, petit manuel philosophique à l'intention des grands émotifs.
Livre traduit de l'italien par Romane Lafort, même si vous parlez fort bien le français, comme nous allons l'entendre. Vous êtes Ilaria Gaspari, docteur en philosophie. Votre thèse, soutenue en 2015 à Paris 1, était une étude des passions et consciences de soi chez Spinoza et Pascal.
Alors d'abord, il faut s'arrêter sur ce terme d'émotion, terme qui est relativement jeune, rappelez-vous, par rapport au concept auquel il se réfère. Avant, bien avant de parler d'émotion, on parlait... de passion, comment s'est fait le passage de l'un à l'autre et quelle est la différence entre passion et émotion auxquelles il faut peut-être ajouter une étape intermédiaire qui serait affecte. Hilaria Gaspari.
Oui, bien entendu, c'est vraiment ça, c'est une étape intermédiaire qui a été forgée par Spinoza, justement, auquel j'avais consacré ma thèse et c'est là que j'ai eu l'idée de ce livre. Parce que l'idée de passion qui est la... le terme par lequel on se réfère à ce qu'on appelle émotion aujourd'hui.
Pendant des siècles, on a parlé seulement des passions. Mais le terme a un lien très fort avec l'idée de la passivité. L'idée, ce serait qu'alors qu'il nous arrive de ressentir quelque chose, alors que notre corps s'active, le corps qui bat plus fort, la peau qui se hausse, Tout ça, on rougit, on a des réactions physiques et c'est le corps qui ressent alors que l'âme est passive.
Donc c'était une idée d'une immobilité, d'une passivité de l'âme à l'égard de ce qu'on ressent. Et donc l'idée qu'on n'apprend rien. Et alors voilà que Spinoza a été vraiment anticonformiste et vraiment il a été révolutionnaire à ce sujet parce qu'il s'est dit mais non mais c'est pas vrai. qu'on n'apprend rien de ce qu'on ressent.
On apprend aussi en récent temps. Et donc, il a utilisé, il a employé ces mots qui viennent du latin, affectus. Il a pris du latin parce qu'il écrivait surtout en latin. Et là, c'est l'idée de quelque chose du monde qui nous affecte, donc qui nous frappe. Mais ce n'est pas l'idée de la passivité de ça.
Et donc, c'est l'idée qu'on peut apprendre quelque chose. Et le mot émotion s'est installé dans les lexiques au 19e siècle. dans deux niveaux, dans la poésie et dans la théorie de l'évolution chez Darwin et chez Wordsworth.
Donc c'est très bizarre parce qu'il y a le niveau naturel de l'évolution et après le niveau culturel de la poésie, de la littérature, de l'art. Émotions qui ne sont pas non plus les sentiments. Quelle est la différence ?
Oui, parce que le sentiment est une émotion qui en revit après sa propre vie. L'émotion doit avoir quelque chose de très immédiat. C'est quelque chose de très spontané et c'est cueilli dans les moments où ça arrive. Donc c'est quelque chose qui nous arrive dans les moments. Quand on y réfléchit, c'est déjà un sentiment.
Ce qui compte, et ce que Spinoza avait compris, c'est ce que vous nous dites, c'est que les émotions impliquent ensemble le corps et l'esprit. Qu'elles sont même presque la preuve que les deux fonctionnent ensemble. Et c'est ce que nous allons voir. En prenant des exemples plus concrets dans votre livre, Hilaria Gaspari, les deux vont de pair dans les émotions.
Ça implique les deux. Oui, et là c'est aussi un point très important chez Spinoza et très révolutionnaire parce qu'il était bien à l'avance sur le temps. Parce que c'est ça que les sciences, l'étude de la neurologie nous confirme aujourd'hui. Qu'on est une seule et même chose.
C'est ça que disait Spinoza. On est une seule et même chose. Corps et esprit. Donc voilà pourquoi il s'est débarrassé du mot âme.
dans ses œuvres, au fur et à mesure qu'il perfectionnait sa théorie de la connaissance, le mot âme disparaissait parce qu'il n'y avait pas cette opposition entre incorporé et corporel. Et donc voilà, on est la même chose et les émotions sont les preuves de ça parce qu'on les ressent au niveau physique et au niveau psychique aussi. Alors dans ce petit manuel philosophique à l'intention des grands émotifs, Hilaria Gaspari, nous croisons... notamment Aristote, Descartes, Spinoza bien sûr, Épicure, Proust, Shakespeare, Freud. Mais on vous croise aussi, vous, beaucoup, vous vous impliquez personnellement dans cette histoire avec des exemples de votre propre vécu.
Était-ce important, était-ce nécessaire même pour nous dire ce que vous aviez à nous dire ? À savoir peut-être que les émotions sont du jeu et du nous, qu'elles sont intimes et fondamentalement liées à l'autre. Oui, c'était tout à fait nécessaire, même si ça m'a donné un peu de la honte rétrospective.
On reparlera de la honte. Parce que ce n'était pas facile de se portrayer d'une façon que je voulais la plus spontanée possible. Donc j'ai cherché, j'ai fouillé dans mes souvenirs.
Souvent, c'est des souvenirs d'enfance parce qu'ils sont liés à la période où j'ai ressenti les émotions avec la plus... de spontanéité parce que je n'avais pas une idée de moi, sur laquelle je me façonnais. Parce que nous tous, en grandissant, on se façonne d'une certaine manière, on se représente d'une certaine manière, mais là, quand on est petit, on est de nature. Voilà.
Et donc voilà, c'était nécessaire parce que je ne voulais pas être hypocrite, parce que le point, c'est un propos spinozien, le propos de ce livre, et c'est de dire que qu'il ne faut pas juger au niveau moral ce qu'on éprouve, ce qu'on ressent. On peut juger nos comportements qui dérivent de nos émotions, mais pas de l'émotion même. Il faut comprendre l'émotion, il ne faut pas la juger.
Et donc, je pensais que c'était un peu hypocrite de me laisser à côté du cadre. Et donc, j'ai essayé de fouiller dans mes souvenirs et de donner une écriture émotive de mes souvenirs. Et pour vous impliquer aussi, pour mettre du jeu justement dans ce jeu et ce nous dont je parlais. Alors le nous, c'est un... C'est un grand nous et l'une des illustrations de cela peut-être, c'est que l'on convoque aussi, et de plus en plus même me semble-t-il, les émotions lorsque l'on parle de politique et même de démocratie.
Je vous propose d'écouter l'historien, professeur au Collège de France, Pierre Rosanvallon. C'était ici même, à la Grande Table, au mois de septembre. Ces émotions, ces affects sont un fait. Comment ne pas les laisser simplement pourrir ? Et c'est ce qui se passe aujourd'hui.
Le pourrissement des affects, ça donne l'extrême droite. Le pourrissement des affects, ça donne la démocratie négative. Le pourrissement des affects, ça donne tout simplement l'abandon, l'impuissance liée à l'abandon d'une perspective commune. Le grand problème de la démocratie, c'est de sortir, je dirais, de cette vision uniquement négative des affects. C'est d'aller des affects pour retourner vers des épreuves que l'on prend au sérieux.
Et c'est cela la politique démocratique. La politique démocratique, c'est celle qui part du... constat du fait de ces affects, mais qui remonte de ces affects aux épreuves que vivent les gens.
Et c'est si on répond à ces questions de la discrimination, si on répond à ces questions du mépris, si on répond à ces questions de la violence entre individus, qu'à ce moment-là, on peut construire quelque chose et qu'on sort de la politique négative. Alors, vous ne parlez pas du même endroit, Hilaria Gaspari, mais au fond, vous dites, me semble-t-il, un peu la même chose que Pierre Rosanvalon. C'est-à-dire si on ne prend pas en compte les émotions, le risque et qu'elles se transforment en passions tristes.
Pierre Rosanvalon lui en fait une adresse aux politiques. Mais ce message, cet avertissement, il vaut pour chacun de nous finalement. Oui, bien sûr.
Parce que tout ce qui nous arrive de façon privée a une résonance politique aussi. Donc c'est le même discours qui peut valoir. J'ai trouvé ce discours très spinozien. Je suis tout à fait d'accord et je pense que c'est évident, même dans la violence qui se développe.
parfois à partir des émotions qu'on ne veut pas reconnaître. Par exemple, je pense qu'en Italie, on a plusieurs cas par année, chaque année, mais chaque mois aussi, des femmes qui sont tuées par leurs copains ou par leur mari pour des raisons de jalousie, on dit. Mais ce n'est pas la jalousie.
C'est la jalousie qui n'est pas reconnue. Et donc, c'est une idée de l'amour ou de la relation, comme si on... posséder quelqu'un.
Et donc, si on ne reconnaît pas la faiblesse qui cause la jalousie, parce que la jalousie, c'est l'admission d'une faiblesse, et on ne la reconnaît pas et on réagit avec la violence parce que ça devient vraiment une façon triste par laquelle on est dominé. Ce n'est pas quelque chose qu'on peut dominer si on ne la comprend pas, si on ne l'interroge pas. Et c'est en ça, effectivement, qu'il faut peut-être davantage écouter nos émotions et les prendre aussi pour s'exprimer.
ce qu'elles sont, c'est-à-dire tout simplement un signe de notre appartenance à la condition humaine. C'est un peu ce qu'on lit tout au long du livre. Alors, je l'ai dit, vous l'avez pensé, ce livre, comme un voyage avec plusieurs étapes, plusieurs émotions.
Ça n'est pas une liste exhaustive, c'est un choix, votre choix. Parce que d'ailleurs, et ça aussi, vous le dites, Hilaria Gaspari, il n'y a pas une liste type des émotions. Oui, c'est vrai, tout à fait. Il y a des listes d'émotions primaires sur lesquelles les psychologues de l'évolution travaillent.
Mais il y a aussi des doutes s'il y a six émotions, huit émotions. Ce n'est pas facile, mais c'est parce que les émotions sont un peu comme les couleurs. Donc, on les voit souvent nuancées les uns avec les autres. Il y a des primaires, mais il y a aussi des manifestations qui sont plutôt nuancées. Moi, j'ai décidé de choisir onze émotions.
J'en avais... piqué 10 et après j'ai ajouté l'envie que je ne voulais pas traiter. C'est tout.
Mais bon, j'ai choisi des émotions qui étaient un peu polarisées dans l'histoire, donc que parfois avaient été considérées positives, parfois négatives. Je voulais qu'elles étaient un peu ambivalentes parce que je voulais justement faire ce discours de sortir du jugement moral à l'égard des passions et des émotions. qui nous lient aux animaux, aux autres animaux, parce qu'il y a ces côtés évolutifs et aussi qui sont profondément humains.
Et donc voilà pourquoi le côté de la poésie, le côté Wordsworth. Alors vous commencez avec la nostalgie. La nostalgie qui est intéressante parce que, ce que je n'ai pas dit dans ce livre, c'est qu'il y a aussi des médecins, vous l'avez dit, et comme d'autres émotions, la nostalgie a d'abord été, Hilaria Gaspari, une maladie.
Oui, ça je trouve... incroyablement intéressant. Je ne le savais pas tout à fait.
Je le savais depuis quelques temps, mais parce que j'avais lu un livre pendant que je faisais ma thèse. Et avant, je ne savais pas que c'était le nom d'une maladie. Algie, le suffixe, ça a affaire avec la douleur. C'est le nom grec de la douleur.
Et c'est la douleur du retour. Et c'est très intéressant comment cette notion de nostalgie comme maladie est née. Parce que c'était un médecin.
un médecin d'Alsace qui... Johannes Hofer, c'est ça ? Vous le citez dans le livre ? Oui, c'est lui, Hofer, qui étudiait des réactions des mercenaires suisses à la fin du XVIIe siècle. Ces gens, ils venaient de la Suisse, il y avait des vallées, des montagnes, mais les gens étaient très pauvres, donc ils allaient se battre comme soldats, mais payés par des généraux.
des chefs étrangers. Donc, ils n'allaient pas combattre ces batailles, mais ils allaient combattre la guerre des autres. Et donc, parfois, il y avait cette légende qui est liée à la musique, à l'idée qu'alors qu'ils entendaient la musique de leur terre, ils tombaient dans un état morbeux et ne voulaient plus se battre, ne voulaient plus rien faire.
Donc, c'était un état dépressif. Et il a donné à ça le nom de nostalgie. La nostalgie existait déjà auparavant parce qu'Ulysse est preuve de la nostalgie, même si le mot nostalgie, qui est un mot en calque du grec, n'avait pas été connu encore. Oui, parce qu'évidemment, il se languit, il veut retourner, quand bien même il est avec la magnifique Circé, il rêve de retrouver sa Pénélope, vous convoquez effectivement Ulysse dans ce chapitre.
Alors, il y a du regret dans la nostalgie, mais à la différence du regret, que vous explorez précisément dans le chapitre suivant avec le remords. La nostalgie a pour objet un lieu. Alors que le regret met en jeu, nous dites-vous, le temps.
C'est ça ? Oui, c'est ça. Même si je pense que c'est tout à fait un masquement.
Le lieu, ça masque le temps, la nostalgie du temps. Parce qu'on pense toujours avoir nostalgie des lieux. Et parfois, on y fait retour.
On revient là où on a été heureux. Et on est toujours déçus. Et je pense que ça arrive parce qu'on a toujours la nostalgie de ce qu'on était auparavant et que nous n'avons plus. Parce qu'on a changé, on a grandi, on est des personnes différentes.
Et donc voilà, on ne se retrouve jamais. Et voilà pourquoi la nostalgie ne peut jamais être comblée. Et ça, j'adore la nostalgie. C'est une émotion dans laquelle je passe.
beaucoup de temps. Et qui d'ailleurs a un aspect plus positif s'il faut raisonner comme ça en termes de positif ou pas, même si vous dites que le but c'est justement de s'échapper de ce jugement mais la nostalgie a un aspect plus positif. positif que le regret qui est considéré, et vous l'écrivez Hilaria Gasparri, bien souvent comme une occasion manquée. Il y a de l'échec dans le regret. Oui bien sûr.
Alors que dans la nostalgie, il y a de la poésie. Il y a de la poésie et il y a aussi quelque chose de rassurant dans la nostalgie parce qu'on peut, dans sa tête, revenir au moment où on ne pourra jamais dans la réalité revenir. Alors que les regrets, ça peut nous paralyser parfois parce que parfois on est un peu... obsédé par l'idée des occasions manquées, de ce qu'on n'a pas attrapé la première fois.
Alors que le regret aussi, je pense qu'il est nécessaire à la vie. J'ai commencé ce livre par des émotions qui sont liées au temps, au passage du temps. Parce que je trouve que ça, bon, c'est pas moi qui le trouve, mais c'est évident que pour nous, en étant humaines, donc en vivant avec la conscience du temps, c'est vraiment mandatoire d'affronter ça. Et c'est pas facile.
parce que ce n'est pas facile de vivre dans le temps, d'être dans le temps. Et donc voilà, avec les regrets, on a la certitude qu'on vit parce que si on n'avait pas de regrets, ça voudrait dire qu'on n'avait jamais choisi. Et si on n'avait jamais choisi, on n'aurait jamais vécu.
Il y a une phrase que j'aime bien d'un écrivain italien, Italo Calvino, qui faisait des leçons de littérature. Quand il... parle du début d'un roman, quand un écrivain commence à écrire, il dit que c'est la partie la plus difficile parce que l'écrivain doit passer de l'infinité des romans possibles qu'il peut écrire à un seul roman. Mais c'est nécessaire parce que sinon, ce même roman n'existerait pas lui-même. Vous voyez, donc c'est un peu qu'il est nécessaire de cultiver des regrets pendant qu'on vit.
Parce que ça veut dire qu'on vit. Alors ce qui est intéressant, à chaque fois vous remontez aussi à l'étymologie du mot, qui est bien souvent riche d'enseignements. Par exemple pour l'angoisse, on a à la fois le latin qui nous parle de suffoquer et le grec qui nous parle d'être divisé en deux parties. L'angoisse, nous dites-vous, est bien la preuve, s'il y en a une, que le corps et l'esprit vont de pair. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ça ?
Oui, alors l'angoisse c'est aussi mon... Partagé entre nostalgie et angoisse, ce n'est pas très bien. Mais quand même, c'est l'idée qu'on n'est pas entier dans l'angoisse.
Et donc voilà, c'est une émotion liée au personnage tragique. Et voilà pourquoi j'ai choisi comme exemple un ancien d'angoisse, Electre, chez Sophocle. Parce que je me souviens de ça, parce que j'avais... étudié la tragédie, au bac on a amené une tragédie en grec, je me souvenais de cette description qu'elle fait des symptômes de l'angoisse qui est hyper précise et ce sont les symptômes que tout le monde ressent quand on est angoissé. Et donc cette idée qu'il n'y a pas une communication entre notre esprit et notre corps, il y a quelque chose qui n'est pas dit et donc on ressent les symptômes de la peur sans pouvoir voir quelle est la source.
Quel est l'objet de la peur, voilà c'est ça. On n'a même pas la chance d'être courageux. Donc, c'est très difficile. Et l'être, elle dit, moi, je suis angoissée. Elle décrit ses symptômes.
Et il y a le corps qui lui répond. Et il lui dit, non, mais c'est exagéré. Mais arrête, tu n'es pas la seule qui souffre.
Et donc, voilà, les angoissés sont toujours traités comme ça. Tout le monde lui dit, mais non, mais calme-toi, arrête. Voilà.
Parce que c'est très difficile de communiquer l'angoisse. Voilà le défi de ce livre. En Italie, depuis qu'il est apparu, tout le monde veut parler d'angoisse à chaque fois que je vais aux présentations. Depuis que vous vivez à sortir d'Italie, on ne vous parle que de l'angoisse, c'est ça ?
Ça veut peut-être dire quelque chose sur notre état général ? Je pense que oui. Ça dit de l'époque.
Parce que donc, il y a eu Sophocle, mais ensuite ça a bien continué. Vous nous rappelez que longtemps l'angoisse a été associée à la mélancolie, que ce sont les Lumières et l'encyclopédie qui ont commencé à distinguer les deux. Et puis, la réflexion a continué encore et encore. On arrive à Kierkegaard et à l'angoisse comme possibilité de la liberté.
C'est Vincent Delcroix qui en parle ici dans un extrait des chemins de la philosophie. C'est difficile d'être soi. On est à chaque fois dans cet état limitrophe angoissé. Il va falloir se choisir, mon petit pote.
C'est ça que ça signifie. Il va falloir décider. Il y a deux attitudes dans ce cas-là.
Soit on fait le saut, donc on se choisit, soit on recule. On revient à un stade esthétique, c'est-à-dire dans une espèce de flottement. Je pourrais être comme ça, mais du coup je ne serai pas ceci. La liberté s'affole, parce que vous pouvez en penser tout devenir.
Vous pouvez rêver complètement votre vie. Vous pouvez être dans cet état de rêverie angoissée. C'est exactement ce que dit Kierkegaard.
Il y a un moment donné où il faut vous décider. Ou alors vous choisissez cette vie esthétique. qui est une vie inconsistante et purement rêvée. Donc l'angoisse fait partie de la conscience de vivre et on revient à ce que l'on disait déjà sur de précédentes émotions, finalement, Hilarie Gaspari. Oui, mais finalement, je pense que toutes les émotions nous ramènent à la conscience de vivre.
Et du fait qu'en étant vivant, on est toujours frâle, on est toujours vulnérable. Et voilà pourquoi on éprouve des émotions, parce que c'est pour nous protéger. Et donc voilà, même quand elles sont désagréables, elles sont quelque chose qui nous protège. Et ça, je trouve que c'est très important de ne pas l'oublier alors qu'on se sent coupable d'éprouver certaines émotions. Parce que c'est quelque chose qui fait notre jeu, au final.
L'angoisse, comme les autres émotions dont nous avons parlé jusqu'à présent, Hilaria Gaspari, est une émotion qui se conjugue surtout au singulier. Combien même il peut y avoir des angoisses partagées ? On pense par exemple à l'éco-anxiété.
Vous parliez de nos mots du moment, mais ensuite dans votre livre arrive la compassion. La compassion qui pour Spinoza est une forme de tristesse, mais qui se conjugue à la première personne du pluriel. Qu'est-ce que la compassion, Ilaria Gaspari ?
La compassion, étymologiquement, ce serait de bâtir ensemble, de souffrir ensemble. Donc voilà pourquoi c'est bien plus facile de prouver de la compassion pour quelqu'un qui souffre que de... être ensemble dans le même état émotif avec quelqu'un qui éprouve du bonheur. C'est bien plus difficile de partager le bonheur que le malheur. Et ça aussi, ça m'a donné beaucoup à penser parce que c'est bizarre, j'ai pensé, c'est triste de s'avouer ça, mais je pense en même temps qu'on partage la compassion, on a cet instrument très puissant de comprendre la douleur des autres.
Justement parce que les émotions et la compassion sont un peu les soins de ça, les soins de la vulnérabilité qu'on partage avec tous les autres êtres vivants, et notamment avec les êtres humains, parce qu'on se comprend plus facilement, bien sûr. Et donc voilà, on partage cette vulnérabilité et on le reconnaît. Et donc on a la possibilité de souffrir ensemble, et ça veut dire qu'on peut développer des attitudes qui ne sont pas forcément utiles aux autres.
notre compassion peut être inutile. Et ça aussi, c'est assez triste à avouer, mais c'est vrai. Mais c'est vrai aussi que ça nous donne la possibilité de comprendre, de se mettre à la place des autres.
Et donc ça nous donne l'idée des émotions nous enseignent à se connaître par les autres. On se reconnaît dans les autres, on voit les émotions sur le visage des autres, on ne sait jamais comment ça change notre visage quand on est ému de quelque façon, parce qu'on n'est jamais devant un miroir quand on est ému, je pense, normalement. Et donc, voilà, on les décrit, on les lit sur les visages des autres. Et la compassion, un peu la racine de tout ça, l'idée qu'on peut partager un état émotif, même si on est différent, on a des histoires différentes, on est loin.
Encore, faut-il aller vraiment vers l'autre et... Des fois, on croit qu'on est dans la compassion et en fait, on est encore beaucoup sur soi. Vous prenez un exemple, pour le coup, vous vous servez vous-même d'exemple, puisque vous prenez un épisode qui vous est arrivé et qui montre bien que finalement, des fois, on croit être dans la compassion, mais il s'agit encore beaucoup de nous.
Que la compassion, la vraie compassion, elle demande quand même de faire un pas supplémentaire. Oui, bien sûr. Bien sûr, oui, parfois. Moi, j'ai pensé être héroïque parfois dans ma compassion, mais je n'étais pas sortie de moi-même.
Je l'ai avoué dans les livres, je ne me l'étais pas avoué moi-même avant de l'écrire. Mais c'est vrai, j'ai la phobie du sang et j'avais donné mon sang. Après le tremblement de terre. Oui, après un tremblement de terre en Italie, je me sentais héroïne du sang. Parce que j'avais vaincu ma phobie du sang.
Et après, c'était toujours de moi qu'il s'agissait. Et donc voilà, j'ai dû reconnaître ça. J'essayais de ne pas être gentille avec moi dans les livres. Alors justement, ne pas être gentille avec vous, il y a l'autre qui inspire la compassion, mais il y a l'autre aussi qui provoque un mouvement de rejet qu'on ne sait même pas forcément expliquer, du moins le croit-on.
C'est l'antipathie, l'antipathie que l'on a du mal à accepter nous-mêmes de ressentir, qui nous fait honte. que l'on craint aussi lorsqu'il s'agit de l'antipathie, que l'on inspire. Or, en fait, vous nous dites qu'il ne faut pas la craindre ou la fuir, l'antipathie. Pourquoi Hilary Gaspari ?
Parce que là aussi, il ne faut pas la juger. Là aussi, il faut l'écouter, essayer de voir ce qu'elle veut nous dire. L'antipathie, elle a une histoire.
Très intéressant aussi dans l'encyclopédie, il y a quelque chose à voir avec des gens magnétiques, avec le magnétisme. Donc c'est un magnétisme qui oppose, qui n'attire pas. Et parfois, ça vient des signes, d'une sémiotique inconnue qu'on voit dans les comportements des autres, et même sans que notre esprit peut tout processer. Donc avant de raisonner pourquoi c'est la seule personne... telle personne nous est antipathique, il y a des signales qu'on cueille et on l'interprète.
Et donc parfois c'est un avertissement qu'on n'est pas compatible. Donc il ne faut pas agresser les antipathiques, mais il faut accepter. Et aussi j'ai raisonné sur ça, j'ai eu la terreur d'être antipathique pendant toute ma vie. Et après le livre m'a un peu libérée parce que j'ai compris ça finalement. Et aussi mon chien m'a libérée parce que je vois les chiens, il est preuve d'être antipathique.
très forte sympathie et ils ne se font pas de problèmes. J'étais un peu affreux par ça au début, mais j'étais un peu agacée. Maintenant, je l'accepte.
L'antipathie qui nous dit que nous ne sommes pas seuls au monde, c'est ce que vous écrivez, on y revient. Nous ne sommes pas seuls au monde et nous ne sommes tellement pas seuls au monde que l'on est remplaçable. Ça, c'est la jalousie, le fait de comprendre qu'on est remplaçable. Là, c'est très difficile de comprendre ça. C'était une phrase de Roland Barthes dans le discours amoureux qui m'a illuminée sur la jalousie.
Parce que je pensais, mais qu'est-ce qu'il y a de si désagréable dans la jalousie ? C'est vrai que le jaloux est un peu un détective, qu'il doit détecter les sangles, chercher les épreuves de la infidélité. Mais ce n'est pas seulement ça, c'est l'idée à la base de la jalousie, l'idée que quelqu'un peut te remplacer par un autre.
France Culture, La Grande Table, Chloé Cambrelin. Et nous sommes toujours en compagnie d'Hilaria Gaspari pour son petit manuel philosophique à l'intention des grands émotifs publié aux presses universitaires de France aujourd'hui. Alors il faut aussi, Hilaria Gaspari, parler de la colère. La colère, péché capital, avec cette question que vous soulevez et que soulèvent les philosophes qui n'ont pas tous la même réponse, existe-t-il ? Des colères justes, des colères vertueuses, Ilaria Gaspari.
Oui, je pense que ça existe parce que là aussi, la colère, ça sert à régler des rapports, à régler des équilibres. Et pour les Grecs anciens, c'était très évident ça. Parce qu'Achille, quand il s'enrage, il va en colère et après les conséquences sont affreuses. Mais c'est seulement parce qu'il a dépassé un certain moment.
Au tout début, sa colère était juste. Il y a plein de philosophes qui pensent ça. Et je pense qu'au niveau social, ça peut être utile, la colère.
Si elle est bien encadrée, ce n'est pas une passion triste. Et surtout si tout le monde a droit à sa colère. Parce que, par exemple, dans la société grecque, pour revenir à cet exemple, les personnifications de la colère dans la mythologie, elles sont toutes féminines. Mais les femmes ne pouvaient pas éprouver la colère. Briseide, Criseide, qui étaient échangées entre les Hachés, et voilà pourquoi Achille s'est enragée.
Elles ne prouvaient pas de colère. Elles auraient dû avoir le droit, mais elles ne l'avaient pas. Donc voilà, je pense qu'il faudrait que tout le monde ait son droit à sa colère, à connaître sa colère aussi.
Et cela accorde aussi ce droit, parce que vous-même, vous écrivez, Hilarie Gaspari, qu'en fait, il y a aussi... Avec la colère et sa version encore plus poussée qui est la rage, quelque chose qui nous renvoie aux non-humains, et vous posez cette question finalement, fais-je en sorte de réprimer ma colère pour rester humaine ? Ou au contraire, parce que j'ai peur d'être humaine ?
Oui, je pense que j'ai tout à fait peur d'être humaine, et écrire ce livre m'a fait avouer ça. Moi j'ai des énormes problèmes avec mon agressivité, parce que je la réprime beaucoup. Je ne suis pas un bon exemple sur ça. J'ai essayé après les livres et en écrivant les livres de m'améliorer un peu sur ça. Mais j'ai toujours pensé ne pas avoir le droit d'être en colère.
Et maintenant, ça commence un peu à changer. Je vais devenir bête. Alors si bien sûr toutes ces émotions font de nous des êtres humains, il ne faut pas oublier les dernières, celles que vous traitez à la fin du livre, qui sont centrales, qui sont vitales.
Ainsi, celles que Descartes considère comme la première. de toutes les passions, l'émerveillement. Pourquoi la capacité d'émerveillement est-elle vitale ?
Oui, parce que c'est ça qui nous permet de donner accès au monde dans notre esprit, à la connaissance du monde. Pour Aristote, c'est vraiment la racine de la philosophie. Et il dit ça dans la métaphysique, et je trouve que c'est vraiment très beau, parce qu'il dit... La philosophie est née, elle reconstruit toute l'histoire jusqu'à lui. Et de la philosophie, elle dit, elle est née primairement de l'émerveillement.
Et là, c'est un peu ce que Descartes aussi lui fait écho, parce que c'est l'idée que quand on est émerveillé, on laisse que le monde entre dans nous. On commence à regarder d'une façon qui nous pousse à se poser des questions. Et là, les questions, c'est la recherche qui est fondamentale. pour faire de la philosophie, mais pour penser aussi, pour se douter de tout, pour vivre finalement, pour comprendre qu'on vit. Avec quand même le fait que ce chapitre sur l'émerveillement, il commence par une inquiétude à propos de nos téléphones, qui peut-être nous déshabitue à l'émerveillement parce qu'il nous prive de surprises.
Oui, je trouve que c'est vrai qu'on est protégé, on a une vie qui est rendue... bien plus facile par la technologie et tout ça. Mais ça nous protège un peu de l'émerveillement parce qu'on se perd moins, on marche, on a Google Maps. Je suis en train d'essayer de faire des trucs, de me perdre, d'aller sans téléphone, parfois d'oublier qu'on peut être très efficace, qu'on peut être très partant, très performant. On peut un peu se perdre et se laisser croiser par là.
Voilà, pour parler d'émerveillement. Monsieur, s'il vous plaît, est-ce que vous êtes heureux ? Toujours, oui.
C'est vrai ? Ça dépend. Vous savez, question d'argent, non ?
On n'est jamais heureux quand on est ouvrier. J'ai eu du bonheur, j'ai eu du malheur, j'ai eu un petit peu de tout dans ma vie. Ça ne peut pas être autrement, il faut bien partager un peu. Est-ce que vous êtes heureux, monsieur ?
Oh, ne parlez pas de tout ça. Pourquoi vous êtes malheureux, monsieur ? Parce que je suis trop vieux.
Êtes-vous heureuse ? Ils se me gênent et ils se font... Monsieur, s'il vous plaît, êtes-vous heureux ? Je veux savoir.
On m'a dit qu'est-ce que ça peut vous foutre. Êtes-vous malheureux ? Quoi ? Malheureux ? Pourquoi faire ?
Est-ce que vous êtes heureux ou malheureux ? Ça dépend de quelle philosophie vous adoptez. Et si on vous demandait d'aller dans la rue et de poser à des inconnus la question êtes-vous heureux ? vous iriez ?
Eh oui, c'est un extrait de Chronique d'un été, film de Jean Rouch et Edgar Morin avec Marceline Loridan en 1961. Vous le citez ce film, Hilaria Gaspari, dans votre chapitre sur le bonheur. Alors, il y a beaucoup de choses dans cet extrait, mais d'abord il y a cette question êtes-vous heureux ? dont vous nous dites que peut-être il faudrait qu'on se la pose.
plus régulièrement. Et puis il y a ces réponses fabuleuses, malheureuses, pourquoi faire ? Et puis, ça dépend de quelle philosophie vous adoptez. Alors, est-ce que c'est une question de philosophie, le bonheur, Hilaria Gaspari ? Oui, je pense que oui, tout à fait.
Au final, moi j'adore ce film parce qu'il y a la surprise des gens qui sont surpris par cette question, parce que c'est une question qui n'est pas très habituelle. avoir posé par des inconnus dans la rue. Et je pense que le bonheur, ça dépend de ce qu'on entend pour bonheur.
Moi, avec mon livre précédent, Les leçons du bonheur j'ai voyagé beaucoup en Italie pour les présentations et tout ça. Et à chaque fois que j'ai rencontré des gens, on finissait par parler de la définition du bonheur. Parce que chacun a son idée du bonheur.
Et donc, c'est l'épreuve aussi que l'idée qu'on a du monde... est quelque chose qui change notre posture dans le monde. Donc parfois, si on a une idée du bonheur comme quelque chose qu'on ne peut pas attraper, comme quelque chose qui restera toujours très loin parce que c'est impossible d'attraper, on se rendira malheureux, même si on ne l'est pas.
Donc voilà, c'est un peu une idée qu'on doit façonner sur soi-même. Et je pense aussi que ce serait très bien de récupérer la notion ancienne du bonheur, du bonheur comme un parcours. qu'on fait, qui est un parcours aussi de connaissance de soi-même, qui est un parcours féconde. En italien, bonheur se dit felicita, ça veut dire fécondité, ça veut dire qu'il y a quelque chose qui pousse du bonheur.
Et ça, je trouve très intéressant et très fort. Et c'est à la fois le voyage, le parcours et aussi le point d'arrivée de votre voyage que vous nous proposez dans ce livre, Hilaria Gaspari, petit manuel philosophique à l'intention des grands émotifs publiés. au PUF, aux presses universitaires de France. Merci beaucoup à vous et merci à l'équipe de La Grande Table, Auriane Delacroix, Lucas Bretonnier, Henri Leblanc, Laura Dutech-Pérez, Mayalen Despiaux-Couré et Violaine Malstaff à la réalisation Louis-Valentin Faury, à la technique Jean-Guylain Meij et Ludovic Augier.