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Charisme et imposture : enjeux sociaux

Et si le charisme était une imposture ? Et si seule l'imposture rendait possible, au fond, la domination charismatique ? Une sociologue, Julie Pagis, et une documentariste, Sonia Kronlund, se sont toutes deux posées la question à la faveur de leurs enquêtes. L'une sur Fernando, le prophète rouge, l'autre sur Ricardo, ou bien Alexandre, ou bien Daniel, ou bien Richard, l'homme aux mille visages. Elles sont toutes les deux les invitées de la première émission de la... 26e saison de La Suite dans les Idées. France Culture La Suite dans les Idées Sylvain Bourmont Et 10 minutes de plus pour ces nouveaux formats de La Suite dans les Idées. Désormais, nouveau jour, nouvel horaire, jeudi 20h-21h. Une nouvelle rubrique actualité qui sera l'occasion de s'intéresser par exemple à des livraisons de revues en sciences humaines et sociales. Ce sera le cas aujourd'hui. On donnera la parole à Maxime Boady qui vient de coordonner un très très beau numéro de la revue Perspective qui est édité régulièrement par l'Institut National d'Histoire de l'Art consacré à l'autonomie. Mais cette rubrique nous permettra d'autres fois de nous intéresser aussi à des parutions de livres dans d'autres langues, non encore traduites ou peut-être à des colloques qui semblent importants. Voilà, mais pour commencer aujourd'hui, c'est cette question du charisme qui nous intéresse à la faveur... De la parution en cette rentrée des idées d'un livre de Julie Pagis, Le prophète rouge, enquête sur la révolution, le charisme et la domination. Et puis de l'actualité encore récente, double actualité, de Sonia Kronlund que vous connaissez toutes et tous sur France Culture, productrice des Pieds sur Terre, qui avait commencé par publier un livre, L'homme aux mille visages, puis sorti un film du même titre quelques semaines plus tard, c'était au printemps dernier, Sonia nous rejoint dans la seconde partie. de l'émission. Bonjour Julie Pagis. Bonjour. Vous êtes sociologue chargée de recherche à l'IRIS et vous publiez cette enquête sur celui que vous appelez le prophète rouge dont on connaît le prénom simplement dans le livre qui est Fernando. Qui est ce Fernando ? Ce Fernando est quelqu'un dont j'ai essayé de comprendre qui il était mais pour faire un peu l'histoire c'est... Un beau jour, Christine, donc j'ai changé les prénoms, à part pour Fernando, effectivement, où j'ai gardé son prénom. Une femme m'écrit, après avoir lu le livre tiré de ma thèse sur les trajectoires des 68 heures ordinaires, elle m'écrit en me disant que la lecture de mon livre lui a donné envie de parler d'un passé dont ils avaient peu parlé jusque-là. Et en fait, peu à peu, on a échangé pendant 18 mois d'abord par courriel, puis après on s'est rencontrés. Ce passé en fait était un passé collectif et elle m'a livré peu à peu les bribes de ce passé où j'étais assez intriguée parce qu'à la fois ce passé qui était le passé finalement d'un groupe de militants maoïstes ressemblait en bien des points aux trajectoires de maoïstes que j'avais pu rencontrer dans le cadre de mes... recherche pendant très longtemps sur les trajectoires 68 Ardes et à la fois il y avait une énigme, il y avait quelque chose que je n'arrivais pas vraiment à saisir et dont elle ne parlait pas forcément beaucoup au début, c'était cette question de ce Fernando. D'ailleurs elle ne disait pas forcément Fernando au début, elle disait F comme ils s'appelaient tous avec juste leurs initiales. Et en fait ce fantôme qui planait, en fait j'ai assez vite compris qu'il y avait un fantôme qui planait sur cette... Cette histoire collective passée qui avait été visiblement douloureuse, mais dont je n'arrivais pas à saisir tous les tenants et les aboutissants. Et voilà, c'est parti de là. Elle m'a fait rencontrer... Christine avait envie qu'il y ait une histoire faite de ce passé, ce qui n'était pas forcément le cas de tous les anciens membres de ce groupe. Mais du coup, j'ai rencontré ceux qui ont accepté de me rencontrer. Et puis voilà, cela... Certains ont mis du temps ? Alors certains ont mis... C'est pour ça, ça fait 7 ans. Certains ont mis 5, 6, 7 ans. C'est effectivement une enquête où il a fallu gagner une confiance pas facile à gagner, puisque c'est un passé qui a été lumineux et sombre. Du coup, c'est une enquête aussi qui vous a amené vous-même à vous poser beaucoup de questions sur ce que vous aviez le droit de faire, au fond. Est-ce qu'on peut, non pas forcer, mais vraiment inciter fortement quelqu'un à revenir sur un passé qui est visiblement très, très douloureux ? Donc, on peut être patiente, c'est ce que vous avez fait. Vous avez failli arrêter à plusieurs reprises. Oui, oui, effectivement, ces questions de relations d'enquête, elles sont au cœur. Du livre et au cœur de ce que j'ai finalement pu réussir à faire grâce à la confiance qui m'a été accordée et grâce au temps long vraiment de l'enquête, c'est là aussi où ça plaide pour une sociologie, une ethnographie sur le temps long parce qu'effectivement il y a eu pas mal de réticences. Beaucoup d'anciens membres de ce groupe avaient peur des éventuelles simplifications, des éventuelles instrumentalisations. C'est une histoire complexe. Vous-même, vous aviez peur aussi des instrumentalisations politiques, y compris anachroniques. On n'est pas à l'abri de ça. On n'est pas à l'abri de ça, comme la première recension dans le monde des livres. Voilà, c'est à ça que je faisais allusion. Voilà, qui effectivement faisait une allusion, qui a un peu utilisé le livre pour taper sur les insoumis, évidemment. Alors ça, en fait, n'a pas grand-chose à voir. Rien à voir, en fait. Donc ce livre porte sur un groupuscule. Un groupe, une avant-garde maoïste dirigée par ce Fernando et qui, effectivement, allie autour de lui, en 71, 6 ou 7 couples au début. Et en fait, son offre politique, c'est effectivement d'être une véritable avant-garde maoïste. Et son credo, ce qui fait en partie son charisme, c'est l'offre radicale, nouvelle, de dire En fait, regardez, on est trois ans après mai 68 La révolution, tous les gauchistes n'ont pas réussi à la faire. Nous, on va essayer. Pour y arriver, il faut commencer par se convertir à la condition ouvrière véritablement. C'est une proposition de conversion à la condition ouvrière. Au départ, l'enjeu pour lui, il leur dit qu'il faut arrêter leurs études et s'établir en usine comme l'ont fait beaucoup de maoïstes à cette époque. Vous avez prononcé le... Le mot de charisme, il est central dans votre réflexion. Quand on dit charisme en sciences humaines et sociales, on pense tout de suite aux travaux de Max Weber. De façon souvent un peu automatique d'ailleurs, et sans trop fouiller cette catégorie, c'est souvent un mot un peu magique qui permet d'expliquer ce qu'on ne comprend pas très bien comme mode de domination. Et précisément, votre enquête est une manière de mettre à l'épreuve ce concept de charisme. et d'en avoir un usage peut-être un peu plus raisonné, en vous intéressant notamment, pas seulement aux leaders charismatiques, mais plutôt à ceux que vous appelez les encarismés. Tout à fait. En fait, effectivement, assez vite, comme tous me disaient, me parlaient de l'aura, du charisme de ce Fernando. Voilà, je me suis dit, bon, ce qui m'a titillée, ce qui m'a intéressée sociologiquement, l'énigme à laquelle s'attaque ce livre, c'est quelle est la nature du pouvoir qui a régi ce groupe. Et effectivement assez vite en revenant aux travaux que vous avez cités de Max Weber, qui a mis en avant la notion de domination charismatique, mais en fait les usages après, comme vous l'avez dit, qui en ont été faits, étaient flottants, étaient vraiment paresseux. Alors que si on revient à la définition exigeante du charisme par Max Weber, il se trouve que le cas d'étude que j'avais entre les mains me permettait vraiment de reprendre à nouveau au frais cette notion de charisme, notamment de charisme... pur ou personnel, pas le charisme de fonction. Et donc, en fait, ce charisme, pour le dire simplement, en fait, c'est que, d'après Weber, c'est que le porteur de charisme, le prophète, est une personne à qui sont reconnues des qualités extraordinaires, par ses adeptes ou par les suiveurs, qui propose une offre de rupture politique radicale avec l'ordre établi, et à laquelle les adeptes doivent se convertir en suivant en cela son exemple. Et donc, en gros, quelque part, j'avais un cas qui me permettait de reprendre à nouveau frais cette définition, mais en même temps, comme je le fais dans le livre, avec une approche critique, puisqu'effectivement, Max Weber lui-même, en fait, dans ses écrits multiples, tombe parfois dans l'écueil, il a été critiqué par Bourdieu pour ça, d'un charisme qu'on expliquerait par les qualités extraordinaires d'un individu. Et du coup, finalement, c'est tautologique. On en revient, comme vous l'avez dit, à dire qu'il est charismatique parce qu'il est extraordinaire, il est génial, et en fait, ça tourne en rond. J'ai essayé de partir des relations charismatiques et de chercher à comprendre à la fois du côté du leader charismatique les intérêts à exercer une domination charismatique, mais aussi du côté des encarismés les intérêts individuels et collectifs à se soumettre et à légitimer ce type de domination. Donc effectivement, le côté néologisme d'encarismé. Il vient de ma lecture aussi de Jeanne Favre-Saada sur la sorcellerie, qui montre que pour comprendre la sorcellerie, il faut être prise. Il faut être prise pour comprendre. Et donc voilà, c'est là qu'est venu ce néologisme. Donc ces relations sociales sont au cœur de l'enquête. Et qui dit relation dit rencontre. Ce moment de la rencontre est extrêmement important parce que ces individus vont tomber sous le charme de ce personnage. Et d'ailleurs, ça leur arrivera plusieurs fois. C'est-à-dire qu'ils s'éloignent ou il y a des moments de crise et on sent que quand il revient ou à la faveur de moments un peu denses de discussion, il y a ce même mécanisme au fond. de recharge des batteries charismatiques, je ne sais pas comment le dire autrement, que vous décrivez très très bien dans le livre, Julie Pagis. Oui, parce qu'en fait, le charisme, c'est le pouvoir le plus fragile dans les trois pouvoirs type d'autorité définis par Max Weber. Et effectivement, s'il est si fragile, c'est parce qu'il repose uniquement sur la croyance, mais qui du coup n'est jamais définitivement acquise, des abdettes en des qualités extraordinaires du chef. Et croyance du chef lui-même en ses qualités. Et croyance du chef lui-même en ses qualités. et qui est effectivement lié au fait qu'on croit en lui. Or, effectivement, du jour au lendemain, s'il ne fait plus des preuves de ses qualités extraordinaires, le charisme peut s'évanouir à la fin du livre. Je travaille sur la fin du charisme, mais il peut s'évanouir du jour au lendemain. Et donc, en fait, c'est aussi ce que disait Max Weber, c'est que le leader charismatique doit constamment faire des preuves, des miracles, en fait. Il parle de son charisme pour continuer à réaccréditer. et réinsuffler la croyance. Et d'ailleurs, c'est ça aussi que j'essaye de montrer, que c'est la dynamique qui pousse à une radicalisation. Oui, parce que ça dure dix ans et il y a une dynamique, il y a un approfondissement de cette relation de domination, de cette emprise, on peut le décrire comme ça. Au début, c'est peut-être un peu des fans, ou je ne sais pas, une relation qu'on pourrait observer. Assez fréquemment socialement, mais très rapidement, ça va prendre une ampleur considérable sur ce groupe relativement restreint. Et vous parvenez à décrire au fond tout ce qui s'est passé, parce qu'on ne l'a pas encore dit, vous ne l'avez pas encore expliqué, mais votre enquête repose non seulement sur des témoignages, des entretiens que vous avez pu mener avec certains de ses membres, avec des échanges épistolaires avec eux, mais aussi sur l'accès à des archives. Ce groupe constituait sa propre archive. Et là, vous avez eu un matériau extraordinaire pour véritablement prendre la mesure de cette dynamique dont vous parliez. Oui, tout à fait. Les sources sur lesquelles repose le manuscrit sont essentielles, sont assez inédites et très, très riches. Et sans ces sources, sans ces archives contemporaines, en fait, et notamment, dans ces sources, il y avait les bilans. Donc, ils se sont établis en usine. Ils devaient faire des bilans. du travail en usine, des bilans, des enquêtes menées pendant l'été chez les paysans. Alors avant ça, si on commence, en fait, ça c'est pas anodin pour une chercheuse en sciences sociales, ce groupe se construit au fond par l'enquête. Il se construit par la pratique de l'enquête sociologique auprès de travailleurs étrangers. Bien sûr, parce que le président Mao avait dit qu'il n'a pas fait d'enquête, n'a pas le droit à la parole. Et donc effectivement, cette pratique de l'enquête, elle était pour le coup constitutive. de tous les différents groupes, de tous les milieux maoïstes, avec effectivement cette idée qu'on ne peut pas parler sans connaître et qu'il faut aller enquêter parmi les masses, descendre de son cheval pour aller cueillir les fleurs aussi, disait Mao, pour pouvoir non seulement comprendre, mais adopter pour partie, effectivement, un point de vue qui seul pouvait permettre, donc l'objectif étant de renverser l'ordre établi. Mais c'est presque une enquête à part égale aussi, puisque vous utilisez l'expression... vous-même. C'est-à-dire qu'il y a quelque chose dans cette démarche très idéologique dans la formulation du président Mao, mais qui renvoie aussi à des formes de philosophie pragmatique, d'enquête, telle que conçue par quelqu'un comme John Dewey, par exemple. Oui, oui, tout à fait. En fait, c'est vrai qu'il y a une mise en abîme de ces histoires d'enquête et dans la relation avec les témoins, c'est vrai que ça a été aussi compliqué, parce qu'à l'époque, Fernando leur disait qu'il fallait qu'ils fassent des enquêtes, des bilans d'enquête, mais que par contre le pire, enfin ce qui pouvait vous valoir une exclusion, qui a valu l'exclusion de certains, c'était en fait de faire une enquête sociologique en sciences humaines et d'en faire un livre, en fait quelque part d'en faire son beurre sur le dos des masses. Donc ça franchement, ça volait la connaissance. C'était l'appropriation culturelle au fond. En fait, effectivement, il y a 50 ans, il y avait cette forme-là. Et du coup, effectivement, quelque part arrivé moi 50 ans après, déterrer, sortir des fantômes des placards, déterrer un passé que certains n'avaient pas envie de déterrer. Effectivement, ça a posé énormément de questions déontologiques. Après, par contre, je pense que j'ai noué des relations sur le temps long, donné de ma personne, et puis comme j'en parle à la fin dans l'épilogue du livre, je pense aussi que l'empathie que j'ai réussie et qui est nécessaire pour faire ce type d'enquête, elle était liée. à quelque chose aussi de personnel, qui me permet, voilà, quelque part à un moment, je pense, et ça explique aussi, quelque part, ma propre fascination que j'ai questionnée. J'ai moi-même été effectivement encarismée alors qu'il était mort par cet homme-là. Vous ne saviez pas qu'il était mort ? Alors, je l'ai découvert assez vite. Personne ne savait ce qu'il était devenu. Mais effectivement, quand j'ai vraiment commencé l'enquête, grâce à mon collègue qui m'écoute, Victor Pereira, un historien, J'ai réussi à retrouver en fait la dernière femme de Fernando au Portugal qui m'a appris en 2019 qu'il était décédé en 2008. Donc effectivement, je disais que ma fascination sur laquelle après j'ai heureusement eu un moment de déprise mais était liée... Je pense à des choses que je partage avec les personnes. Quelque part, je me suis dit, si j'avais eu 24 ans en 71, l'aurais-je suivi et jusqu'à où ? Si on reprend le fil, la dynamique de ce groupe qui commence par se construire avec ses enquêtes auprès des travailleurs étrangers, dans la région parisienne plutôt, puis après dans les campagnes, puis après il y a la chose classique pour ces groupes maoïstes, l'établissement. en usine. Et tout ça va crescendo en quelque sorte jusqu'à la décision, mais ça prendra des années, d'habiter tous ensemble. Ce qui est fascinant, c'est au fond de voir, d'ailleurs ils utilisent le mot orga comment cette organisation va perdurer en se trouvant des activités ou des raisons d'être ou des objectifs qui vont évoluer au fil du temps. Et en vous lisant, j'ai repensé à ce très beau livre de Jean Rollin qui s'appelle L'organisation dans lequel Jean Roulin parle de la fin d'un réseau comme ça, du côté de Saint-Nazaire en l'occurrence, auquel il appartenait, et sa conversion, au fond, son passage de la politique à la drogue, pour le dire de façon claire, dans ce livre. Et au fond, c'est un peu ça qu'on retrouve, c'est-à-dire que ce qui prévaut, c'est l'existence d'un groupe social, et ce groupe évolue dans le temps en s'intéressant à des choses différentes. En se fabriquant, au fond, un programme. Tout à fait. Comme vous l'avez dit, c'est très important à rappeler, parce que sinon, après, on ne comprend pas la suite. Au début, c'est effectivement, en 71-72, les enquêtes dans les foyers immigrés. Et donc, pour ces jeunes hommes et jeunes femmes qui font partie de ce groupe, c'est des expériences assez extraordinaires, pour le coup, de décloisonnement social, en fait. D'aller rencontrer... des personnes de milieux sociaux différents, de vivre avec eux et elles des expériences qu'on vit très rarement. L'entre-soi, c'est quand même la règle sociologique du monde social. Et donc, en fait, Fernando leur propose ça. Il leur propose de sortir de leur milieu social. Et ils viennent de milieux très différents. Alors, ils viennent de milieux très différents, effectivement. Il y a toute une partie de milieux issus de classes moyennes, d'autres de milieux un peu plus bourgeois. Mais il y a aussi, et c'était le credo, en fait... Il y a aussi des personnes d'origine ouvrière, des ouvriers, et aussi Gérard qui est fils de paysans pauvres, qui a un rôle important puisqu'il va être placé à la direction, puisqu'évidemment l'idée c'était d'inverser les hiérarchies sociales, de renverser les hiérarchies sociales. Donc à la direction sont placées les personnes de classe populaire. Mais pour revenir à ce que je disais, oui, comme vous l'avez dit, les enquêtes en foyer immigré, le travail auprès des paysans dans la Drôme, à la campagne, l'établissement, en usine. Et donc effectivement c'est une conversion. progressive à la condition ouvrière. Et du coup, de la part de celles et ceux qui vivent cet engagement, qui peu à peu devient total, c'est progressif. Au départ, on donne un peu de sa sphère, du temps professionnel pour la révolution. Puis après, on donne du temps individuel. Et effectivement, peu à peu, on en vient à donner toutes les sphères de sa vie, et voire à la fin de sa pensée. Pour la révolution, croit-on, mais à la fin on se rend compte que c'est pour faire dans l'eau. Ce qui frappe aussi, au fur et à mesure qu'on avance dans le livre, c'est la place absolument centrale de la réflexivité de ce groupe. Mais ça aussi, ça interroge quand on fait des sciences sociales et qu'on est censé être réflexif, qu'on est censé parler de ses travaux dans des séminaires. En fait, ces gens font des enquêtes, mais ils passent leur temps, certes pas à faire des livres et à mettre sur le marché, mais... à faire des rapports et à se poser la question de savoir s'ils ont bien travaillé ou pas, et se la poser devant les autres. Et donc l'autocritique est évidemment dans cette tradition politique maoïste très très importante, mais ça fait froid dans le dos quand on lit vos passages et les documents que vous publiez, et ça va extraordinairement loin. Et c'est évidemment sur ce type de pratiques qu'on peut exclure des gens. soit provisoirement, soit définitivement, c'est d'une violence sociale terrible. Oui, ça me fait plaisir que vous me questionnez sur ce point, parce que la place des écrits dans cette histoire et dans ce livre est vraiment centrale. Et de la réflexivité, puisqu'effectivement, Fernando les enjoint à constamment écrire. C'est assez intéressant d'ailleurs comment ceux d'origine, les étudiants, écrivent aisément, et dans les autocritiques. des personnes d'origine populaire, on voit qu'ils disent qu'il faut qu'ils se forcent à écrire, qu'on ne peut pas progresser si on n'écrit pas, parce qu'effectivement, ils doivent faire des comptes rendus, des bilans, de toutes leurs actions, avec toujours une dimension importante d'autocritique. Alors l'autocritique, vous l'avez dit, c'était présent dans les milieux maoïstes, mais c'était plus largement central dans les milieux communistes, comme l'ont bien montré le très beau livre de Bernard Pudal et Claude Pentier. Sauf qu'effectivement, en fait, ces autocritiques, l'idée, c'est de devenir un meilleur militant. et de se transformer pour devenir un meilleur militant. Et donc effectivement, constamment, quand ils vont rencontrer les paysans, quand ils vont en usine, ils doivent raconter et dire pourquoi finalement ça a... pas aussi bien marché ? Pourquoi ils n'ont pas réussi, par exemple, à la campagne et nouer des liens avec les paysans pauvres ? C'est des catégories d'époque. Et pourquoi est-ce qu'ils arrivaient davantage à parler avec les paysans moyens ? Et donc, est-ce que ce n'était pas justement la différence sociale ? Et effectivement, ils avaient raison, en fait, ils ont cette réflexivité et donc ils se disent mais comment faire pour finalement réussir à nouer des liens avec ceux vers lesquels on veut ? Et en fait, donc les autocritiques sont centrales, mais effectivement vont devenir un des instruments les plus puissants, une des armes les plus puissantes. de la domination charismatique, parce qu'effectivement ces autocritiques, il peut y avoir un abus de ce pouvoir, puisque évidemment les militants se livrent et quelque part tendent à qui voudrait s'en servir, tendent le bâton pour se faire battre. Ces autocritiques, c'était une pratique généralisée, vous le rappeliez, pas seulement chez les maoïstes, mais là il faut dire que cette arme, elle est entre les mains d'un professionnel, ce leader charismatique. On sent qu'il maîtrise les choses de manière redoutable, au point de monter des complots, des dossiers pour exclure les gens. On a l'impression qu'il a une carrière en la matière. D'ailleurs, la suite du livre, on ne va pas la dévoiler, mais nous laisse penser qu'il a été formé. Tout à fait. Ce que je peux dire, en tout cas sans tout spoiler, c'est qu'effectivement, parce que c'est important et ça explique son aura et son charisme en 71, c'est que ce Fernando... se présenter comme un militant, un antifranquiste espagnol réfugié politique en France. Et il était parti travailler pour Mao, à la traduction des œuvres de Mao, travailler pour lui à Pékin entre 1965 et 1968. En pleine révolution culturelle. Et donc moi, après, dans toute la partie que je raconte dans les derniers chapitres, sur l'enquête que j'ai menée pour essayer de comprendre qu'est-ce qui fait le charisme, comment est-il devenu charismatique, l'était-il avant, etc. Comprendre ça. J'ai notamment, alors j'ai longtemps creusé la piste chinoise, j'en suis venue à me demander si vraiment il l'avait inventée et en même temps ces deux enfants... Là vous avez trouvé des preuves ? Alors j'ai fini par trouver des preuves et de ces deux enfants il y en a une qui m'a dit qu'elle était née en Chine, enfin les deux m'ont dit ça donc voilà. Mais j'ai fini par trouver des preuves alors en me faisant aider, donc c'est aussi l'occasion de dire que ce travail... J'ai eu beaucoup d'alliés d'enquête et donc notamment de Roger Faligo qui était un spécialiste. des espions, notamment des espions chinois, avec qui on a échangé, on a noué une relation et donc je lui dois beaucoup. Et c'est lui le premier qui m'a trouvé une trace de Fernando dans d'ailleurs un livre, alors ça c'est toute une histoire aussi, de Maurice Ciantar, qui était un journaliste, un nanar de droite, qui était là exactement au même moment, il a passé mille jours à Pékin, à l'hôtel de l'amitié où vivaient tous les experts et où vivaient Fernando et Aline, sa femme. Et il y a une page, en fait, où il parle, il dit... Il parle de Fernando et où il dit qu'il s'est livré à l'autocritique. C'est pour ça que j'en reviens à ça. Évidemment que Fernando a appris l'art de l'autocritique en Chine. Ça, c'est évident. Parce qu'effectivement, c'est quelque chose qui s'apprend, qui se pratique et qui maniait avec une certaine excellence. L'art de l'autocritique, il savait le manier. Alors ça, on va dire que c'est le versant. politique de cette dimension charismatique. Il y a un versant peut-être plus personnel, c'est difficile analytiquement, on peut faire la part des choses peut-être, j'imagine que dans la personne c'était plus compliqué mais il y a une autre part que vous avez mis du temps à véritablement prendre en considération, à voir alors qu'elle était évidente, et vous y revenez sur la fin du livre, c'est au fond l'aspect métabolique masculine de sa domination, et notamment à travers les témoignages, les expériences que n'ont pas voulu entendre d'autres membres du groupe, d'une ex-compagne à lui que vous avez retrouvée, qui a quitté le groupe assez tôt, qui est la mère de deux enfants. Et au fond, comment vous expliquez qu'il vous a fallu du temps pour prendre en considération cet aspect des choses qui est... pourtant fondamentale et surtout dans la manière probablement dont il s'articulait à la dimension politique en fait. Tout à fait. Et d'ailleurs je pense que c'est un des apports du livre, c'est de revisiter la notion de domination charismatique de Weber à l'aune du genre et des violences de genre qui s'avèrent être un des instruments centraux de ce pouvoir, ce que Weber n'avait pas du tout mis en avant. Mais moi-même, comme vous l'avez dit et comme je le dis à la fin, j'ai été longtemps aveugle. Ou alors du moins en fait j'avais eu des alertes mais je me disais bon ben ça c'est la dimension privée et c'est pas ça qui va me permettre d'expliquer la trajectoire politique d'un homme voire même quand j'explique à un moment quand je tombe sur un dossier dans les archives espagnoles Oui mais là vous êtes dans un groupe où il n'y a plus de privé en fait Oui il n'y a plus de privé Effectivement. Mais voilà, quand je tombe sur un dossier dans les archives espagnoles, où je comprends qu'en fait, quand il rentre en France, qu'il demande son statut de réfugié, en fait, il est accusé d'abandon de famille par sa femme et il a trois enfants, dont un qui a trois mois, à ce moment-là, j'avoue, j'en ai honte, mais je me dis presque, quel courage d'abandonner sa famille pour des idéaux politiques. Et bon, en fait, il faut du temps. Et je pense que cet aveuglement, je vois deux grosses explications. Un, c'est qu'effectivement, il était dans les entretiens. pas codé, il n'est pas des anciens témoins, pour diverses raisons, que je n'ai pas le temps de développer ici, mais ne parle pas, en fait, de ces violences-là. Et donc, en fait, ces violences, je m'en rends compte aussi, et moi, ça m'a fait, c'est un peu l'électrochoc qui m'a permis, en fait, de sortir de la fascination et de gagner un peu la déprise, c'est quand je plonge, je me mets à lire intégralement tous ces carnets de réunion. Et là, en fait... du coup quand on se plonge comme ça et puis dans ces carnets de réunion ce qu'il faut dire c'est qu'il était noté intégralement tout ce qui était dit mot pour mot avec les initiales de chacun et donc là en fait d'un seul coup je suis plongée dans un univers effroyablement violent en fait dont j'avais pas du tout personne finalement m'avait dit que c'était violent à ce point là et du coup ça me saute aux yeux et ça me permet de prendre conscience de ça et d'articuler analytiquement... Effectivement, l'importance de ces violences de genre met au sens large aussi, par exemple, la question de la collectivisation des enfants dans la crèche à un moment, qui peut être un moyen de faire pression sur les mères pour qu'elles ne puissent pas partir, parce qu'effectivement, il y avait une forme de dispositif coercitif, en même temps, il n'y a pas de coercition physique. Mais voilà, j'essaye de comprendre pourquoi ils et elles restent, et de vraiment saisir au ras, grâce à ces sources, au ras des interactions quotidiennes. les intérêts et les raisons de chacun de continuer à rester dans ce groupe. On va continuer nous à interroger cette notion de charisme, de domination charismatique en passant du prophète rouge, votre Fernando, Julie Pagis, à l'homme aux mille visages, le personnage des enquêtes à la fois sous forme de livres et de films de Sonia Kronlund. C'est après un extrait du nouvel album, il sort demain, de Nick Cave, Long Dark Night. Things were not so good, I can't make light of it My poor soul, it was having a dark night It was a long night Maybe it's coming down France Culture, la suite dans les idées, Sylvain Bourmeau. Le Prophète Rouge enquête sur la révolution, le charisme et la domination, c'est le livre de Julie Pagis dont nous parlons aujourd'hui à la suite dans les idées. Autre prophète, je ne sais pas, mais personnage charismatique à certains égards. Celui qui a mille visages et presque autant de noms dans vos enquêtes, Sonia Cronelul, l'homme aux mille visages. Il y a des résonances et en même temps beaucoup de différences, évidemment, dans cette manière d'approcher des personnages pour lesquels les relations sociales reposent sur quelque chose qu'on a tendance peut-être à qualifier d'un peu magique au départ. On ne comprend pas bien. Au fond, c'est cette interrogation qui a... était à l'origine de l'enquête, vous, on peut commencer par la fin, vous avez fini par le retrouver. Il n'était pas mort. Et même à le faire courir, en fait. Dans les deux cas, il y a déjà un matériau documentaire et un potentiel. Moi, dans votre livre, j'ai trouvé un potentiel de documentaire et de fiction même, de narration, de suspense. C'est vraiment fascinant parce qu'il y a de la violence, il y a de la domination, il y a de l'autoritarisme et c'est vraiment des relations d'emprise. Moi, j'ai fait un petit peu de la, plutôt pas de la sociologie, mais de la psychologie de cuisine. Et c'est vrai qu'on demande souvent, comme à vous, on vous a demandé pourquoi est-ce que ça vous fascine ? Pourquoi est-ce que ça vous intéresse ? Même le livre commence par cette question-là. Oui, il commence par cette question-là. Et donc, c'est une question qu'on me pose souvent. Donc, je vais chercher quelque chose dans mon passé, dans mon histoire, etc. qui est tout à fait vrai parce que ça fait plaisir aux gens et que c'est clair, net et précis, vos parents, enfin, où vous avez rencontré un opérateur. Mais au fond, je pense que c'est pas tellement réductible à ça. Et je ne sais toujours pas, en fait, pourquoi je suis si fascinée... Encharismée, on pourrait dire. Voilà, pourquoi je suis encharismée par l'imposture, par le mensonge, par ce genre de personnage. Je travaille sur un nouvel imposteur maintenant, qui est plus politique, d'ailleurs. Vous entendrez bientôt sur France Culture, mais je ne sais toujours pas vraiment pourquoi. Il y a aussi quelque chose à voir qui est très proche de ce que vous avez fait, c'est qu'il est lié au pouvoir de la parole. C'est-à-dire qu'en fait, la parole, je ne sais pas si performatif c'est tout à fait le terme, mais le mien, si je puis dire, il dit qu'il est chirurgien, photographe, qu'il a fait la guerre ou qu'il traîne dans l'humanité. Et hop, ça arrive en fait, la parole, elle est vraiment... Oui, elle est quasi prophétique d'une certaine façon et les choses se passent. Et le vôtre, c'est quand même la parole, il y a des écrits, etc. Mais qui exerce en fait le charisme, la domination et qui a des effets de réel absolument incroyables. La parole devient quand même à la fois une manière de torturer, comme on peut le dire, les gens du groupe. Et le mien, de séduire et de rendre réel des choses qui sont parfaitement fausses. D'ailleurs, vous le dites, Julie Pagis, vous regrettez amèrement de ne pas avoir de traces de sa voix. Vous avez des images super huit, mais muettes. Et donc, vous ne savez pas à quoi ressemble sa voix, qui pourtant, comme le dit Sonia Kronlund, est l'un des éléments probablement très importants de l'histoire. J'allais le dire, parce que moi, j'ai dévoré votre livre, Sonia. Effectivement, j'étais un peu jalouse parce que vous le retrouvez, donc vous l'entendez, vous le faites courir, comme il a été dit. Alors qu'effectivement... Alors que l'éloquence, effectivement, est au cœur du charisme, la voix, Isabelle Kalinowski, qui a beaucoup travaillé sur le charisme, le dit, parce qu'en fait, comme le prophète incarne, doit incarner en sa personne, son corps en fait, la dimension charnelle est centrale. Et donc, effectivement, certains disent qu'ils étaient, qu'il y avait quelque chose de magnétique, de vibration. Et donc, la voix, en fait, et aussi, comme vous l'avez dit, l'éloquence, la rhétorique, et le fait de pouvoir parler. à différentes personnes, dans différents registres de langage. C'est ce que disaient vraiment certains, qu'ils pouvaient rentrer dans un bar avec des Espagnols et au bout de dix minutes, ils connaissaient tout le monde. Et puis, aller ferrailler des joutes intellectuelles avec les gauchistes. Et voilà, je pense que c'est cette capacité à parler à des gens où ils ont le sentiment d'un seul coup qu'en fait, personne n'aura jamais parlé comme ça. Et donner de l'importance à une personne. Je pense qu'il y a effectivement dans la voix, ceux-là qu'on retrouve dans cet homme aux mille visages. Oui, c'est s'adapter, en tout cas, le personnage dont je parle s'adapte au désir de l'autre. Donc certainement, il va reprendre un truc de communicant de base, c'est-à-dire reprendre un vocabulaire, reprendre des façons d'être, sans doute une gestuelle, etc. Et fournir, selon les femmes avec lesquelles il est, un récit biographique et même une attitude. C'est-à-dire que certaines femmes m'ont raconté qu'avec elle... Il était violent, passionné, emporté. C'est ça la différence entre les deux personnages. C'est que l'homme au mille visages, il a précisément mille visages. Il doit composer à chaque fois des personnages différents. Alors que Fernando, il est toujours le même. Il s'adresse à un groupe. Là, c'est des relations one to one, la plupart du temps avec une femme. Et à chaque fois, il n'est pas le même homme. Non, il a choisi de composer. C'est-à-dire que c'est son choix. Et c'est là où il y a quand même une grande différence. C'est-à-dire que son choix... C'est de composer des personnages différents avec des biographies, et puis des biographies très étendues. Ça demande une logistique incroyable, une mémoire. Des nationalités, des prénoms différents, une famille, des sœurs, des frères qui n'ont rien à voir. Et gérer en parallèle en partie. Et gérer absolument en parallèle. Donc vous imaginez, le matin il s'appelle Ricardo, l'après-midi il s'appelle Alexandre, le soir il s'appelle Daniel. Et c'est gérer tout ça. Et c'est là où c'est assez différent. Pour l'instant, en tout cas, c'est que la question que je me suis posée, c'est pourquoi fait-il ça ? Pourquoi ? Alors, pour exercer son charisme, il pourrait l'exercer d'une façon. Le vôtre, il l'exerce d'une ou peut-être plusieurs façons. C'est-à-dire que dans la sphère privée, je pense que ça se complique un petit peu. Mais pourquoi est-ce qu'il a besoin de ça ? Pour quelles raisons s'inventent-ils des personnages aussi différents ? Vous parliez, Sonia, de la dimension cinématographique de la fiction. En fait... Vous avez d'abord essayé, Julie Pagis, essayé le documentaire, essayé la fiction de cinéma, et c'était trop compliqué parce que c'est la question de l'incarnation qui se pose et qui n'est pas évidente, notamment, c'est l'un des problèmes. Et c'est intéressant parce que Sonia Kronlund a fini par la régler d'une manière très originale dans son film, je lui donnerai l'occasion d'en parler. Oui, oui, en fait, je n'avais pas eu l'occasion de le dire, mais cette enquête a été menée en partie collectivement, puisqu'au début... J'ai eu un premier projet de documentaire avec Clément Dorival et Michael Zedler, où on a commencé à les rencontrer les uns les autres, les enregistrer, les filmer. Mais on n'a pas réussi à trouver un point de vue. C'est compliqué d'écrire à plusieurs. Donc voilà, c'est ça. Et puis après, en fait, à la faveur du confinement, j'ai contacté Mathias Théry et Étienne Chailloux, dont j'avais adoré le documentaire La cravate. qui est ré à nouveau d'actualité on va dire. Et effectivement c'est eux qui m'ont proposé, ils m'ont dit mais en fait comme vous l'avez dit, il faut faire une fiction. Et donc on a travaillé pendant plus de 18 mois, on a continué l'enquête, on est allé consulter les archives ensemble, on a filmé les témoins qui acceptaient d'être filmés et alors là j'ai appris à leur côté, ça a été assez génial comme découverte, un tout autre type d'écriture, l'écriture d'un scénario de fiction. Donc on a réussi à aboutir... à une V1 de scénario de fiction et puis pour rester pudique je vais dire que le fantôme de Fernando a plané sur cette affaire et qu'on n'a pas réussi à aller plus loin. On voudrait en savoir plus ! Ah ben voilà, ça arrive des conflits dans des trios et donc voilà je resterai pudique. Non mais ce que je me demandais en vous écoutant ma question c'était plutôt... Ce que vous évoquiez tout à l'heure, c'est-à-dire la relation qu'on a avec les témoins d'une enquête. Et quel respect on doit à leur passé ? Qu'est-ce qu'on en fait ? Comment on fait pour gagner leur confiance et surtout pour ne pas la trahir ? Et quel type de relation ? Donc à peu près comme vous, moi j'ai mis parfois plusieurs années à faire en sorte que... Oui, la patience, c'est une chose que vous avez partagée l'une et l'autre. Ce n'est pas ma qualité principale, je peux vous le dire, mais la persévérance, je dirais. Oui, plutôt. Mais oui, oui. Mais les gens sont aussi à des moments de leur vie différents. C'est-à-dire que vous appelez quelqu'un, à un moment, il n'a pas du tout envie de parler. Et deux, trois ans plus tard, ce n'est pas seulement d'être insistant, ce qu'il faut éviter de faire. Mais c'est aussi laisser décanter. Je vous remercie Sonia d'évoquer ça et j'ai une forte pensée pour elles et eux qui m'écoutent ce soir, je le sais. Et effectivement, cette question du respect, de l'intimité de ces témoins qui des fois me livrent des choses extrêmement intimes, c'est très compliqué. Il faut des années, c'est quelque chose que j'ai eu à cœur tout au long de l'enquête, qui a été constamment renégociée. Mais disons que la fiction, par contre, quelque part, comme d'un seul coup, il n'apparaissait plus à l'écran, en fait, ça a aidé à libérer certaines paroles. Donc finalement, le passage par la fiction permettait aussi de moins exposer les protagonistes, les principales intéressées. Comment vous avez... Oui, non, mais c'est une question, je voulais dire... Pardon, Sylvain, allez-y, posez votre question. Ma question est comment vous avez résolu ce problème dans le passage, notamment du... Du livre au film, je crois que le projet était d'abord un film en fait. La question, vous l'avez résolue d'une certaine manière, c'est que certains personnages sont interprétés par les personnes qui ont été en relation avec cet homme à bulle de visage et d'autres, vous avez demandé à des actrices de les interpréter. Et en fait, quand on voit le film et qu'on ne le sait pas, on est incapable de dire qui a véritablement vécu cette histoire et qui... joue cette histoire ? C'est exprès. En fait, l'idée, c'est qu'effectivement, je n'avais pas envie non plus de brutaliser les personnes et de les forcer à témoigner, mais j'avais aussi envie de protéger les vrais, entre guillemets, témoins et qu'elles puissent dire qu'elles étaient actrices. Donc en fait, on a fait un système, effectivement, il y a trois actrices et trois vrais personnages, mais au générique, on a changé tous les prénoms, etc. Et le générique ne vous permet pas de savoir qui est une vraie personne et qui ne l'est pas. Et à la sortie du film, d'ailleurs, c'était assez amusant. Parce qu'à chaque fois que je demandais quand même, par curiosité, à votre avis... Parce qu'il y a une seule actrice professionnelle. Il y a des actrices non professionnelles. La belle sœur d'un copain à qui j'ai demandé de jouer un rôle. Et les gens se trompaient tous. Mais tous ! Et celle qui est la vraie témoin, les gens sont venus la féliciter en lui disant Oh là là, vraiment, quel rôle de composition ! Et donc, ça participait aussi de quelque chose que j'ai trouvé aussi amusant, la mise en abyme d'être moi-même imposteur dans un film sur un imposteur. Donc, la fiction aurait pu être une solution. En fait, on s'aperçoit qu'il y a mille manières de traiter ce type d'enquête qui sont... Des enquêtes sur les enquêtes. On a beaucoup insisté à propos du livre de Julie Pagis sur les qualités de ces personnes qui parfois ressemblent à celles des sociologues. Mais vous, votre homme au mille visages, j'imagine qu'il doit faire un travail de veille, d'enquête pour être à niveau sur tous ces personnages considérables. Il doit passer la plupart du temps de ses journées à faire ça. En même temps, il n'a pas grand chose à faire. Non, il ne fait que ça. Il ne fait que ça. C'est un travail. Je ne sais pas très bien comment il organise ses journées. Il faut voir le film de Laurent Quantec sur Jean-Claude Romand, L'emploi du temps, où on voyait qu'il était sur des aires d'autoroutes, etc. Moi, je l'ai imaginé dans des bibliothèques, en train de se documenter. Donc oui, il a le temps. Et en même temps, il n'est pas obligé. C'est ça qui est... Mais surtout, il y croit. Je voudrais revenir à cette... relation entre imposture et charisme, qui est finalement au cœur de vos deux enquêtes. Il y a quelque chose de... Pour exercer véritablement une domination charismatique, il faut être un imposteur. Et il faut soi-même y croire, croire qu'on a des qualités extraordinaires et parvenir à faire que les autres... Il croit aussi. Et puis, ce n'est pas donné pour la vie. Ça doit être réactivé aussi en permanence, disait tout à l'heure Julie Pagis. Oui, c'est une question que je me suis posée et à laquelle je pense avoir un peu répondu, notamment quand je l'ai rencontrée. Parce qu'à la fin de mon enquête, je l'ai rencontrée. Et en fait, il a menti devant moi de manière, on pourrait dire, éhontée, si on voulait un jugement moral. Mais au moment où il mentait... C'était effectivement vrai. Il avait des vraies émotions, il avait des vrais sentiments. Il m'a dit comme ça, il m'a regardé, il m'a dit I love you guys, vous êtes tellement merveilleux Et il était à fond dans son rôle, dans son personnage, il y croyait. Et cette croyance, elle était ultra communicative. Oui, je voulais rebondir là-dessus parce qu'effectivement, moi, je me suis posé mille fois la question de que penser, qu'est-ce qu'il pensait en son fort intérieur. Est-ce que quand il... monte un complot, quand il invente un complot, est-ce qu'il y croit à son complot ? Et en fait, moi, ça me fait penser au magnifique livre de Javier Cercas, L'imposteur. En fait, on n'est jamais un aussi bon imposteur que quand on croit à ce qu'on dit. Et donc, effectivement, il y a un mélange et il y croit. Pour revenir quand même aussi, pour boucler sur votre question, effectivement, un peu un des apports théoriques que j'essaye d'amener avec le livre, sur le lier le charisme et l'imposture, c'est dire que... longtemps, moi-même, je pense, je suis tombée dans l'écueil d'essayer de chercher ce qu'il avait d'extraordinaire, puis j'ai fini par comprendre qu'en fait, c'était cet art de la dissimulation, de la réinvention de soi qui lui permettait de se faire passer pour quelqu'un d'extraordinaire. Et que donc, effectivement, ce qui moi me fascinait, c'était pas intéressant de dire, c'est pas pour parler de moi, c'est que c'était un peu le ressort de ce qui permettait d'avoir son emprise, et c'est-à-dire de passer pour quelqu'un d'extraordinaire. Merci beaucoup. Julie Pagis, Le prophète rouge, enquête sur la révolution, le charisme et la domination. Le livre vient de sortir aux éditions La Découverte dans la collection L'Envers des Faits et L'Homme aux mille visages. C'est à la fois un livre publié aux éditions Grasset de Sonia Cronenluth. C'est aussi un film qui est sorti en DVD depuis le début du mois d'août et en VOD sur des tas de plateformes fantastiques. L'actualité, un film récent qui est sorti au printemps dernier. Merci à toutes les deux. Merci. La suite dans les idées actualités, un troisième temps dans cette émission désormais qui dure une heure, un temps pour s'intéresser à l'actualité des sciences humaines et sociales et pourquoi pas à celle des revues avec la parution en cette rentrée du nouveau numéro, le numéro 1 de l'année 2024, c'est une revue qui paraît deux fois par an, Perspective au singulier. Sous-titré Actualité en histoire de l'art, qui est une revue publiée par l'Institut National d'Histoire de l'Art. Bonjour Maxime Boady. Bonjour. Vous êtes maître de conférence en études visuelles à l'université Gustave Eiffel et vous avez coordonné le dossier de cette revue qui est consacrée à la notion d'autonomie, un choix qui peut surprendre s'agissant d'une revue d'histoire de l'art. Mais je vais vous donner l'occasion d'expliquer ce choix tout de suite, mais peut-être pour commencer un mot sur la revue elle-même. Effectivement, pour saisir le sens de ce numéro en particulier, il faut peut-être repenser le médium en général. C'est vrai que cette revue d'histoire de l'art est assez particulière. Elle a été lancée en 2005, si ma mémoire est bonne, par l'Institut National d'Histoire de l'Art. Elle existe sous deux formats, format papier et puis également le... Le format numérique via la plateforme Open Edition, c'est une revue qui mêle des articles de recherche sur un mode très classique pour une revue scientifique, avec beaucoup de débats, avec des entretiens, avec des traductions, un grand apport à l'iconographie évidemment aussi. Oui, elle est richement illustrée. Effectivement. Et donc effectivement cette particularité qui est la transdisciplinarité, c'est que c'est une revue qui est une revue d'histoire de l'art, donc elle est évidemment centrée sur la discipline et sur son histoire, mais elle accorde aussi beaucoup d'éléments à des disciplines connexes, alors je pense à l'histoire de l'architecture, à l'archéologie, mais aussi aux sciences humaines et sociales, et c'est notamment visible avec les derniers numéros qui ont été publiés, un numéro qui a été... notamment coordonnée par Emilie Hamen sur l'enjeu de la mode, donc finalement croiser l'actualité de l'histoire de l'art avec aussi les études sur la mode et les enjeux liés à la mode en général. On a aussi un numéro qui apparaît sur la thématique des corps extrêmes, donc avec l'enjeu de ce numéro dont il va être question sur l'autonomie, en fait ça montre aussi finalement l'ouverture de la revue, c'est que c'est effectivement une histoire de l'art qui s'est réinventée au contact aussi des études visuelles, donc de... Voilà, de champs plus larges, de questionnements de l'image qui permettent aussi un décloisonnement qui intéresse. d'autres champs des sciences humaines et sociales, voire des sciences dures, mais qui a aussi évidemment un sens pour un lectorat élargi. Vous citiez le nom d'Emilie Hamen qui était venue parler de son très beau livre sur l'idée de mode. Les études visuelles, c'est le domaine dans lequel vous travaillez, Maxime Boady, et en particulier la question des images politiques. Sur la couverture de ce numéro de Perspective, on trouve un objet... une mobilisation, une forme de re-enactment, on rejoue un folklore politique au Pays de Galles. De quoi s'agit-il exactement ? Qu'est-ce que cette conque nous raconte puisqu'il s'agit d'un coquillage ? Une conque qui sert à battre le rappel des âmes vives. On pourrait situer cette image vraiment précisément. Encore une fois, le numéro est accessible et visible aussi pour la partie visuelle, pour les auditeurs et les auditrices qui souhaiteraient en savoir plus via le site internet de la revue. On mettra le lien sur la page de l'émission. Cette image en particulier, c'est une image d'art qui du coup est une image très récente, une performance qu'a effectuée une artiste galloise qui s'appelle Catherine Campbell-Dodd et qui en fait, comme d'autres artistes contemporains, artistes contemporaines, en fait, s'est pas mal intéressée aux enjeux des... Des révoltes populaires du XVIIe, du XVIIIe siècle, du XIXe siècle également. Dans le cas des révoltes galloises, c'est des révoltes qu'on a appelées les Rebecca Wyatts. Il en manque un peu pour tout déplier, mais ce sont des émeutes populaires au début du XIXe siècle qui sont encore avant le mouvement ouvrier proprement dit, dans des formes de défense de la tradition, de défense de la coutume. Ce qui est très étonnant, c'est que ce sont aussi des émeutes... qui ont à travers leur forme populaire en fait un enjeu d'autonomie, c'est-à-dire il y a aussi la défense finalement de modes de vie, de modes d'organisation, de tradition, donc l'autonomie se joue aussi dans cette défense. Et ce qui a intéressé Catherine Campbell-Dodd, c'est aussi qu'on est au début du XIXe siècle, on voit pourtant une inversion des genres, on voit vraiment une lutte. sur la question du genre, de par le travestissement, de par le travestissement des hommes en femmes, le fait que les femmes également dans ces logiques de travestissement ont une place politique. Donc voilà l'enjeu aussi de cette image de couverture, c'était finalement de trouver une incarnation et une manière de résumer le... Le rejeu de la thématique de l'autonomie dans sa diversité, à travers aussi cette tension-là, ou comment l'art contemporain va aussi chercher dans l'histoire des luttes, dans l'histoire des pratiques et des formes d'autonomie populaire, les moyens de se réinventer. Alors, quand je lis autonomie je pense effectivement à des choses très politiques, ou éventuellement à la théorie des champs, par exemple, à la question de l'autonomie des champs. En revanche, je ne savais pas du tout, et j'ai appris en lisant ce numéro, que cette notion est une notion déjà très ancienne en histoire de l'art, par exemple. Et c'est pour ça, probablement, qu'il a été possible d'inventer ce numéro qui ne se contente pas à l'histoire de l'art, mais qui, d'une certaine façon, part de là. Effectivement, c'est l'enjeu. En tout cas, un des enjeux du numéro, c'est que la thématique est convenue en histoire de l'art, elle est convenue en esthétique. Pour le dire très, très rapidement, elle est... Elle est notamment présente chez Manuel Kant au moment où l'esthétique s'invente véritablement comme un champ autonome de la philosophie au XVIIIe siècle. Et la question d'autonomie est centrale pour définir l'esthétique, puisque finalement, ça va être l'enjeu même de définir ce qu'est l'œuvre d'art. Et l'œuvre d'art est pensée comme autonome, c'est-à-dire qu'elle a sa propre finalité. Elle ne répond pas, dit Kant, toujours pour resituer cette base pour l'histoire de l'art, en fait, l'œuvre d'art ne répond pas à d'autres finalités qu'elle-même. L'enjeu, c'est que finalement, cette notion d'autonomie qui est vraiment liée à une discipline et à un champ, en fait, a eu sa vie propre à l'intérieur de ce domaine. Elle a encore eu son existence, on va dire, très affirmative jusque dans les années 1960-1970. C'est tous les débats autour du postmodernisme, notamment, qui là s'invitent, où justement cette idée d'autonomie de l'œuvre d'art est contestée par les artistes, elle est contestée aussi par des logiques de marché, en tout cas les logiques qu'on connaît aujourd'hui. On peut résumer comme étant néolibéral pour le dire très rapidement. Et donc tout l'enjeu était finalement aussi là, c'est-à-dire que pour les historiens de l'art, tout ce qui touchait à l'autonomie peut-être a priori était convenu et déjà traité, et toutes les réponses avaient été apportées. Et puis finalement, en allant chercher, comme vous l'avez mentionné, dans la théorie sociale, chez Pierre Bourdieu ou ailleurs, d'autres définitions de l'autonomie. Il y avait la possibilité finalement de penser des points d'articulation, de voir comment est-ce que finalement la transdisciplinarité véritablement pensée à partir d'études de cas très précises permettait en fait de repenser l'autonomie de manière toute différente. J'insiste aussi sur un point, c'est que les artistes contemporains, et notamment une artiste contemporaine, Andrea Fraser, a été une balise aussi pour penser cet enjeu-là, puisque c'est une performeuse américaine. qui est active depuis les années 1990 et qui a beaucoup lu Pierre Bourdieu, qui a beaucoup intégré finalement la théorie sociale de Bourdieu dans son approche, au point que Pierre Bourdieu s'y est intéressé et a notamment signé la préface d'un ouvrage, une synthèse de texte d'Andréa Fraser qui est parue en 2005, donc c'était vraiment juste à la toute fin de vie de Bourdieu, mais en tout cas ce type de croisement finalement c'est... pas simplement l'entreprise intellectuelle de ce numéro de revue, mais c'est finalement quelque chose qui existait aussi déjà empiriquement et qu'il fallait aussi arriver à penser à partir de ces pratiques existantes. Ce qui fait la richesse des sommaires, c'est à la fois la variété des formes, il y a des articles classiques, il y a des entretiens, il y a des débats, etc. Mais c'est aussi, effectivement, d'y croiser des gens très différents, ces articles contemporains, comme des théoriciens, vous citiez Pierre Baudieu, mais on pourrait citer Stuart Hall, par exemple, ou également des... des personnalités très importantes du design. Il y a en particulier un débat autour de la question des isotipes de Neurath. C'est effectivement un débat important. C'est Neptis Vert, qui est une des meilleures connaisseuses à l'heure actuelle d'autoneurath, qui le mène avec... Je fais une parenthèse, qui publie en cette rentrée un très beau livre sur la cartographie féministe aux éditions La Découverte également. Je vous laisse continuer. Oui, c'est quelqu'un qui a une pratique très active, où finalement, la question de la cartographie est prise comme étant un mode d'expression en soi, et un mode d'expression collectif, une manière de faire exister des dynamiques utopiques, de faire exister des formes de domination, de faire exister justement des formes d'autonomie, c'est-à-dire la possibilité de se réapproprier aussi des savoirs de façon collective, pour arriver justement à construire des... des collectifs à travers justement la pratique même de la cartographie. Ce qui est intéressant chez Neptis Vert et qui existe aussi dans l'entretien, dans le débat qu'elle a mené à plusieurs voix, c'est que justement elle croise la philosophie, la pratique artistique à partir d'une figure très très importante de la Vienne des années 1920-1930 qui est Otho Neurath, qui lui justement avait cherché à développer, c'est une œuvre absolument fascinante, c'est vraiment un des... des pères fondateurs de la statistique graphique, c'est-à-dire de la possibilité d'inventer un langage de représentation de la statistique, pas simplement de l'effectuer par des opérations mathématiques, mais en tout cas d'en montrer des résultats. Et il avait cette utopie très concrète, finalement, d'inventer ce qu'on pourrait appeler un espéranto-visuel, c'est-à-dire un langage des... des données à travers les formes, à travers les couleurs, qui permettraient en fait à tout un chacun de pouvoir comprendre des logiques de production, des logiques de consommation, des données de tous ordres. Merci. Maxime Boadice, je vous interromps parce qu'on ne va pas pouvoir rendre justice à la richesse de ce sommaire. On trouve aussi des choses, par exemple, sur l'entrée des NFT dans les collections du Musée national d'art moderne. Enfin, des tas de choses passionnantes dans ce numéro de Perspectives consacrées. A l'autonomie, voilà c'était la suite dans les idées. Sylvain Bourmeau à la technique aujourd'hui, Nicolas Bonnet à la réalisation, Jean-Christophe Francis. La semaine prochaine, l'imaginaire désirable des électeurs RN avec Michel Ferre.