On a longtemps pensé qu'aux très grandes profondeurs, dans les abysses, il n'y avait rien. Rien d'autre que le noir, le vide, le néant. Aucun vivant.
Sauf que l'on s'est trompé, il n'en est rien. Ce monde froid, pressurisé et plongé dans l'obscurité totale, est habité par des créatures gélatineuses parcourues d'ondulations lumineuses. Ici, régulièrement, l'on croise des visions de paradis et d'autres de cauchemars. Des pieuvres aux grandes oreilles, des méduses ou des calamars.
Orange, rouge, violet, blanc ou noir. Dans ce monde dérive dans la nuit éternelle, Par 4000 mètres de fond, des montgolfières, des tranches concombres de mer volant, des vers transparents capables d'avancer en marche arrière, des guirlandes d'eau et de lumière. Aucune de ces créatures fabuleuses, aux formes et aux couleurs insensées, n'est une hallucination issue de l'imagination débridée d'un auteur de science-fiction. Toutes existent bien dans la réalité.
Elles sont vivantes là, maintenant, habitent sous la surface de notre planète, dans des parties de l'océan dotées de noms mystérieux et baptisées zones crépusculaires ou zones de minuit. Pour espérer croiser ces créatures fascinantes, il ne suffit pas simplement de plonger une fois le soleil couché. Vous pouvez bien rester des heures, voire des nuits entières sous l'eau, à balayer les fonds marins de vos faisceaux de lumière en espérant finir par en croiser. Aucune d'entre elles ne viendra jamais vous saluer, car ces espèces n'habitent pas à quelques dizaines de mètres sous la surface, où elles resteraient dissimulées la journée pour ne sortir de leur cachette que la nuit.
Tous ces vivants évoluent dans les grandes profondeurs, dans l'un des environnements les plus inhospitaliers, inaccessibles et fascinants de la planète, et que l'on appelle communément les abysses. Ces vastes étendues d'eau noire de l'océan profond, qui recouvrent une surface plus vaste que l'ensemble de toutes les terres émergées de notre planète, ne peuvent être visitées qu'au moyen de submersibles. Et dans cette nouvelle série de vidéos consacrées aux abysses, J'aimerais vous emmener découvrir ceux qui habitent au cœur de l'un des espaces les plus mystérieux des grands fonds marins, et qui est aussi l'un des moins étudiés.
Celui que l'on appelle la colonne d'eau. Le gigantesque volume d'océan situé entre la surface des vagues et le plancher océanique, et au sein duquel vivent aux grandes profondeurs, des organismes qui passent leur existence à dériver sans jamais s'approcher du fond, ni de la surface. Et vous allez voir qu'à mesure que l'on va s'y enfoncer, Tout va devenir de plus en plus étrange et grandiose, jusqu'à ce que le bizarre finisse presque par devenir la norme.
Mais je vais un peu trop vite. Revenons au début, revenons en surface. C'est toujours là, pour nous qui habitons dans l'atmosphère, que tout commence.
En soi, la porte d'entrée pour accéder à ces mondes de ténèbres est toujours ouverte et facilement accessible. Car dans tous les océans du globe, pour peu que vous soyez éloigné de quelques dizaines de kilomètres des côtes, il y a presque toujours entre 4 et 6 kilomètres d'épaisseur de colonnes d'eau qui séparent la surface du plancher océanique, le fond de l'océan. Pour aller à la rencontre de ceux qui habitent dans les abysses, il vous faut d'abord traverser ce qu'on appelle la zone photique. Cette fine couche supérieure des océans, souvent riches en vie, se limite aux 200 premiers mètres.
C'est là que la lumière solaire est capable d'apporter durant la journée suffisamment d'énergie pour que les organismes microscopiques à la base de toute la chaîne alimentaire puissent réaliser la photosynthèse. Et bien que cette zone ne représente en termes de volume que 2% de toute l'eau des océans, c'est là qu'évolue. 90% de la vie marine qui nous est connue. Si vous ne disposez pas de submersibles, traverser cette région de l'océan constitue déjà en soi un petit exploit.
Songez que lorsque vous voyez des images de plongeurs en train d'explorer, que ce soit de jour ou de nuit, la plupart des images que vous voyez ont été réalisées dans la première cinquantaine de mètres de profondeur. Parfois, certains plongeurs plus aguerris et dotés de matériel technique s'aventurent au-delà de la centaine de mètres. Mais pour continuer à descendre et aller explorer ce qui se trouve encore plus bas, Il vous faut nécessairement des machines. Rapidement, dans tous les océans du globe, à mesure que l'on s'enfonce, les eaux s'assombrissent et les températures se mettent à chuter drastiquement. À 100 mètres de profondeur, même dans les eaux les plus transparentes, sous le feu des projecteurs d'un soleil à son zénith, la visibilité n'est déjà plus que de 5% de sa valeur en surface.
100 mètres plus bas, même sans avoir besoin d'atteindre les grandes profondeurs, vous rentrez déjà dans la zone crépusculaire. Ici, tout est devenu comme imbibé d'une douce pénombre, où ne règne déjà pratiquement plus qu'un unique et grand bleu, qui se transforme rapidement, pour des yeux humains, en noir. A partir de là, le peu de lumière résiduelle qui parvient encore à descendre, et si faible que pour espérer distinguer quelque chose, les projecteurs des rovers, qu'ils soient autonomes ou habités, doivent impérativement prendre le relais du soleil. Et l'on commence à pénétrer dans une autre planète, dans cet environnement intimidant et de plus en plus froid, obscur et pressurisé. Les plantes n'ont déjà plus le droit de citer, car la quantité d'énergie solaire à parvenir jusqu'ici n'est plus suffisante pour leur permettre de réaliser la photosynthèse.
Désormais, l'ensemble du règne végétal est au-dessus de vous. Ici ne peuvent survivre que les animaux, ou d'invisibles virus, archées ou bactéries. Autrement dit, vous commencez déjà à progresser dans le monde de l'océan profond.
Un monde gouverné par l'étrange, le gélatineux et le merveilleux. Et dont on peine toujours à se représenter la hauteur de l'abîme. Car n'éclairant qu'à quelques dizaines de mètres autour d'eux, les faisceaux des projecteurs des rovers sont incapables de rendre compte de l'étendue d'eau extraordinairement vaste qui vous entoure. En fait, il y a fort à parier que si vous pouviez instantanément allumer l'ensemble de l'océan et comme par magie le rendre transparent, alors en regardant en dessous de vous, vous seriez saisi de vertige, car près de 4 à 5 km d'eau séparent les habitants de la zone crépusculaire du fond de l'océan.
Et lorsqu'une hauteur d'eau de l'ordre de celle de la tour Eiffel vous surplombe, et que vous dépassez la profondeur maximum au-delà de laquelle n'est jamais descendu un plongeur en bouteille, vous n'avez qu'à peine franchi un quinzième de la distance vous séparant du plancher océanique. Ici, et contrairement à la Terre ferme, où la gravité vous rappelle constamment vers le sol, l'espace de vie disponible n'est pas limité par une surface. Dans l'océan ouvert, la verticalité est vertigineuse, et le volume disponible pour se déplacer proprement effarant.
En ce sens, les créatures qui évoluent dans cette immense colonne d'eau plongée dans l'obscurité passent leur existence comme suspendues dans le vide. Trop loin du fond ou du rivage, ceux qui se laissent souvent dériver au rythme des courants pour s'économiser ne se sont souvent jamais posés de toute leur existence. Et comme des oiseaux en plein ciel, les espèces se déplacent ici librement dans les trois dimensions, en suivant pour la plupart le rythme de la plus grande migration de toute la planète.
Car lorsque le Soleil se couche dans tous les océans du globe, Un grand nombre de petits animaux tapis dans la pénombre des profondeurs commencent à remonter en direction de la surface. Et dans la foulée de ce mouvement, toute une faune de prédateurs bariolée les suit. Si autant de créatures quittent la relative sécurité que leur offre le couvert de l'obscurité pendant la journée pour remonter à proximité de la surface une fois la nuit tombée, c'est qu'ils vont y chercher de quoi se nourrir dans les couches supérieures plus riches en nutriments. Ainsi, une grande partie des habitants de la zone crépusculaire suivent indirectement le rythme de l'activité régnant en surface. La plupart des animaux impliqués dans ce balai incessant sont du zooplancton, de petits crustacés de quelques millimètres tout au plus, tels que les copépodes, qui, lorsque le soleil brille en surface, restent tapis dans l'ombre.
à parfois plus de 700 mètres de profondeur, avant d'entamer une longue remontée afin d'aller se nourrir en algues une fois la nuit tombée dans les couches supérieures. Et toute cette faune miniature est dans sa remontée suivie et poursuivie par des animaux beaucoup plus gros, parmi lesquels d'innombrables méduses des grands fonds, des siphonophores, des calamars, des requins, des poissons, et toutes sortes d'autres prédateurs, qui dans le sillage de cette gigantesque migration verticale, cherchent à se nourrir de ceux qui se nourrissent de zooplanctons. Ici, dans l'océan ouvert, le danger peut survenir de tous les côtés, et à moins d'être absolument seul et tout en haut de la chaîne alimentaire.
Même les prédateurs les plus aguerris doivent surveiller leurs arrières, pour manger tout en tentant de ne pas l'être. Puis, avant que le soleil ne se lève, tout le monde retourne se mettre à l'abri des prédateurs de surface dans les eaux noires et plus profondes, jusqu'à ce que le balai ne recommence. parfois et souvent à des profondeurs de quelques centaines de mètres et en pleine eau. Il est également possible de tomber sur d'improbables nébuleuses constituées de milliers de pyrosomes bioluminescents, chacun étant en réalité une colonie flottante regroupant plusieurs centaines milliers de petits organismes sexuels, et qui remontent eux aussi dans les couches supérieures de l'océan pour se nourrir par filtration des nutriments qui y dérivent la nuit. On pense que de tels rassemblements sont un moyen pour ces espèces d'assurer leur sécurité et de gagner en efficacité.
Ici c'est un banc de centaines de calamars qui, avec leur corps en forme de missiles fuselés pour fendre l'eau, sont remontés de nuit pour festoyer, se nourrir des autres et se manger entre eux à proximité de la surface. Comme les oiseaux, les calamars se déplacent souvent en groupe et de nombreux espaces de l'eau sont mis en place. évoluant en haute mer sont capables de migrer verticalement sur plusieurs kilomètres, restant dans l'océan profond et sombre pendant la journée et remontant vers la surface la nuit, pour fondre avec la précision de torpilles sur les crevettes et les petits poissons qui constituent l'essentiel de leurs proies. Parfois ces étranges rascaleurs, rassemblement de vivants, sont même constitués d'espèces qu'on ne s'attendrait pas à voir aussi à l'aise dans la colonne d'eau, telles que ces improbables nuées de homards et d'araignées.
Et voilà que l'on croise une offure qui fait onduler ses bras, comme autant de serpents, une créature que l'on penserait tout bonnement incapable de nager. Étonnamment, ce mouvement incessant de vivants qui a lieu chaque nuit, à l'échelle de toute la planète, n'a été découvert pour la première fois que lors de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la marine américaine constata, en étudiant les relevés de ses échosondeurs, que ces derniers détectaient invariablement un mystérieux mouvement, une gigantesque remontée de matière à proximité de la surface la nuit, qui se mettait ensuite à redescendre à l'aube dans les grandes profondeurs. Et après avoir brièvement soupçonné quelques nouvelles armes des Allemands, l'on s'est rendu compte que l'on venait de se faire un petit peu de la même chose. venez ni plus ni moins de découvrir la plus grande migration verticale synchronisée de toute la planète. S'il peut sembler étrange de dépenser autant d'énergie dans ces va-et-vient réguliers, c'est que le jeu, ou plutôt le risque, en vaut la peine.
Car même si redescendre là où la nourriture se fait beaucoup plus rare signifie avoir faim durant la journée, mieux vaut être âgé que mort. Au sein des abysses, tout est toujours question d'équilibre entre avoir le ventre vide ou finir dans celui des autres. Cet escargot marin translucide et dépourvu de coquilles qui semble voler dans la colonne d'eau en battant des nageoires a été baptisé l'ange des mers, fréquemment observé par les animaux. dans la zone crépusculaire des eaux froides de l'océan arctique et de l'atlantique nord, jusqu'à 600 mètres de profondeur, il est capable de jeûner pendant près d'une année entière.
Mais ne vous fiez pas à l'apparence angélique de ces mouvements de papillons. S'ils pouvaient parler, Bon nombre de gastéropodes décriraient sûrement cette espèce comme maléfique. Car pour se nourrir d'autres petits escargots marins évoluant comme lui dans la colonne d'eau, l'ange devient démon.
Et une mâchoire s'ouvre alors sur le dessus de sa tête, laissant sortir une langue recouverte de petits crochets aiguisés, lui servant à attraper ses proies. Si les organismes qui vivent dans la zone crépusculaire sont en mesure de savoir qu'en surface le soleil s'est couché, c'est que malgré la profondeur croissante, Durant la journée, une faible lumière résiduelle parvient péniblement à se frayer un chemin jusqu'à près de 1000 mètres de profondeur. Et même si des yeux humains ne sont pas en mesure de s'en rendre compte, l'obscurité n'est donc pas ici encore totale.
Et les quelques photons qui diffusent encore aussi profondément ont souvent poussé les animaux qui en disposent à développer des yeux extravagants et capables de capter cette faible lumière résiduelle afin de savoir quand, au-dessus d'eux, la nuit se met à tomber, mais également pour voir passer l'ombre de proies potentielles. Dans ce concours d'ophtalmologie de l'extrême, beaucoup d'adaptations convergent pour regarder vers le haut et y détecter les moindres perturbations de lumière, au point de finir par produire des organismes qui ont quelque chose d'un peu extraterrestre. À l'image de cet étonnant calamar bijou, dont les yeux semblent avoir migré.
L'un des globes oculaires scrute fixement du regard la couche supérieure de l'océan en quête de silhouettes si découpant, tandis que l'autre, plus petit et dirigé vers le bas, a l'affût de potentiels prédateurs embusqués provenant d'en dessous. Les grands yeux bulbeux et extraordinairement sensibles à la lumière que possède l'étonnant poisson revenant, ici immortalisés par les caméras de l'Institut Mbari, se sont adaptés aux conditions particulières de la zone crépusculaire, pour finir par se loger dans une cavité transparente, d'où ils étudient les moindres gouttes de lumière provenant des couches supérieures, en quête de silhouettes potentiellement comestibles. Et pour contrer les extra-ordinaire, capacité visuelle développée par beaucoup de créatures évoluant dans la zone crépusculaire. Bon nombre d'espèces ont en retour mis au point des techniques ingénieuses pour arriver à manger et ne pas l'être à leur tour. Certaines produisent de la lumière pour leurrer, attirer, momentanément voir ou effrayer.
Quand d'autres, aveugles, détectent les ondes sonores de basse fréquence ou d'infimes variations de pression dans l'eau pour choisir d'attaquer ou de fuir. Certains chasseurs, tels que les calamars de Humboldt, pratiquement sourds et dépourvus d'odorat, mise sur un mélange de vitesse, de force et de regard perçant. Tandis que d'autres se sont spécialisés en furtivité et en système de camouflage sophistiqué. Et voilà que ce jeu de cache-cache et de contre-mesure perpétuel s'est transformé en une course aux armements, aux modes de détection et à la surenchère de discrétion constamment en recherche d'un nouveau point d'équilibre.
Ainsi, pour tenter de contrebalancer la cuité visuelle hors norme de certaines espèces, ceux qui figurent à leur menu. ont avec le temps appris à tirer au mieux parti de la faible quantité de lumière qui diffuse jusqu'ici, pour arriver à pratiquement se fondre dans le décor. Dans le kit du Béaba du camouflage, il faut commencer par avoir la bonne couleur.
Et c'est pour cela que dans la zone crépusculaire, la plupart des espèces sont entièrement noires, afin de refléter le moins de lumière possible, mais aussi souvent rouge, car cette couleur est celle qui diffuse le moins jusqu'aux grandes profondeurs. Et puis, afin d'éviter que leurs silhouettes ne dessinent par contraste avec les couches supérieures une ombre, beaucoup utilisent une technique dite du contre-éclairage. Dotés le long de leur corps de rangées de photos forts qui émettent une lumière similaire en intensité et en couleur à celle provenant difficilement d'en haut, ils se fondent dans l'arrière-plan en effaçant leurs contours et leurrent ainsi la cuité visuelle aiguisée comme une lame, des poissons revenants ou des calamars bijoux. Afin de disparaître sans avoir d'abri à disposition, D'autres espèces encore ont opté pour la transparence.
Si bien que la zone crépusculaire regorge d'animaux à l'aspect de verre, et dont le corps se laisse traverser par la lumière, et parmi lesquels on retrouve en quantité des espèces planctoniques, des méduses, des cténophores, des siphonophores, mais également, et de façon plus surprenante, des mollusques marins, tels que cette déroutante pieuvre à l'aspect cristallin, surprise en train de se laisser dériver, à 650 mètres de profondeur, par un rover de la Schmidt Ocean Institute. et à l'intérieur de laquelle on peut voir dans la tête se dessiner quelques organes qui sont restés opaques. Dans le bestiaire de la ménagerie d'animaux transparents à l'aspect de verre, qui se sont adaptés à la zone crépusculaire, on retrouve également quelques 60 espèces différentes de calamars, dont la taille varie de quelques centimètres jusqu'à parfois plusieurs mètres de long. La plupart de ces fascinantes créatures sont presque complètement translucides, à l'exception de leurs yeux globuleux, souvent exorbitée et d'une glande digestive.
Si l'on croise dans les couches inférieures de l'océan plus d'animaux transparents que partout ailleurs sur Terre, c'est que cette méthode de camouflage, bien qu'elle soit efficace dans n'importe quel environnement, à proximité de la surface, comme sur la terre ferme d'ailleurs, suppose d'abandonner la pigmentation qui permet de se protéger contre les puissants et dangereux rayonnements solaires. Mais à de telles profondeurs, les ultraviolets sont incapables de descendre. De façon contre-intuitive, on connaît également des poissons, qui pour contrer l'hypervision développée par certaines espèces, plutôt que de laisser passer la lumière, la renvoie. Cette méthode de camouflage baptisée Argenture consiste à se recouvrir d'écailles qui, comme autant de milliers de petits miroirs, réfléchissent la lumière, comme le montrent ces poissons de sabre qui, pris dans les fards d'un submersible, brillent d'un puissant gris d'acier.
Et puis, à mesure que l'on s'enfonce encore et que l'obscurité devient toujours plus prononcée, l'on finit par arriver au niveau des 1000 mètres de profondeur, là où le grand bleu se transforme définitivement en grand noir. Et vous rentrez dans ce que l'on appelle la zone de minuit. Cette profondeur, dans tous les océans du globe, même le crépuscule s'est éteint.
Absolument plus aucune lumière solaire, même de faible énergie, ne parvient. Désormais, qu'il fasse jour ou qu'il fasse nuit en surface, ici cela ne change plus rien. Au-delà des 1000 mètres, dans la totalité du volume d'eau colossale qui continue jusqu'au plancher océanique, aucun rayon provenant du Soleil n'est jamais descendu, ni ne circule.
Il y règne une nuit noire, absolue et totale, depuis que les océans existent. Pourtant, cette obscurité n'est pas vraiment permanente, au sens où régulièrement, des organismes bioluminescents viennent éphémèrement la briser, en produisant comme autant de lucioles scintillantes leur propre lumière. En fait, on estime que près de 80% des animaux vivant dans les grandes profondeurs sont capables par processus chimique de faire surgir de faibles quantités de lumière.
Si ces phénomènes de bioluminescence relativement rares sur Terre sont légions dans la colonne d'eau, c'est que disposer de cette capacité dans l'obscurité donne un avantage pour ceux qui veulent se faire remarquer, communiquer, attirer de potentiels partenaires, séduire, dissuader, chasser ou ne pas l'être. Cette bulle de gelée d'à peine plus d'un centimètre est un cténophore portant le nom de groseille de mer, et dont les tentacules, près de 20 fois plus longues que ne l'est le corps, pendent telles deux guirlandes dépourvues de courant électrique et pourtant parcourues de pulsations lumineuses. Pour les petites proies qui régulièrement se font leurrer, attirer ou hypnotiser par les fabuleux motifs de ces filaments lumineux, les cténophores sont synonymes de mort, car ces guirlandes sont recouvertes de cellules adhésives et agissent telles des pièges à mouches. Des filets dérivant dans lesquels s'engluent les petits crustacés et les larves passant à proximité. Quand les feux des projecteurs des rovers qui s'aventurent dans l'océan profond s'éteignent, c'est souvent un feu d'artifice hallucinant qui commence.
Parfois, des ténèbres surgissent vingt mille yeux sous les mers. Ce spectacle de lumière féérique que vous êtes en train de voir est produit par les globes oculaires bioluminescents d'une petite espèce de poisson qui a la particularité de pouvoir allumer ses yeux. En fait, on pense que la bioluminescence est sans doute le mode de communication le plus répandu de la planète.
Et voilà que pour détecter ces flashs sporadiques, des yeux toujours plus performants émergent et se développent, et qu'en retour des poissons à la peau super noire voient le jour, tels que le dragon noir du Pacifique, qui détient le titre de plus sombre de tous les animaux connus, et qui possède une peau pouvant absorber 99,956% de la lumière qui lui parvient, et peut ainsi presque parfaitement se fondre dans l'obscurité abyssale. Afin de pouvoir se nourrir sans risque de ceux qui sont capables de briller, chez certaines espèces translucides, la peau recouvrant l'estomac a fini par s'assombrir. Quant à ce cthénophore qui fait onduler ses cils aux fantastiques couleurs arc-en-ciel pour attirer à lui de petites proies, il a opté pour une coloration rouge opaque qui lui permet de dissimuler son estomac.
Et ce, afin de ne pas se mettre à clignoter de l'intérieur après avoir ingurgité une espèce bioluminescente, dont la lumière encore vivace viendrait à titre posthume. se venger en le faisant passer de chasseur à chasser. Et voilà pourquoi, même dans la zone de minuit, où plus aucune lumière du soleil n'arrive à descendre, la plupart des espèces possèdent toujours des yeux extrêmement sensibles.
Et il faut le redire, mais une fois rentré dans la zone de minuit, et alors qu'une colonne d'eau de presque 1 km d'épaisseur vous surplombe, vous êtes encore très loin d'avoir atteint le fond de l'océan. En réalité, vous n'avez même pas effectué un c... quart du trajet qui vous sépare encore du plancher océanique, qui se situe 4 à 5 km plus bas, au niveau de la plaine abyssale.
Et pourtant, en dessous de vous, c'est le plus grand écosystème de la planète qui commence, un royaume littéralement plongé dans les ténèbres depuis la nuit des temps, et qui, en volume, est de très loin le plus grand habitat de toute la planète et également l'un des plus mal compris. Il faut dire que pendant longtemps, les submersibles qui traversaient cette colonne d'eau noire en direction du fond des 100D lumières élevées, éteinte afin de conserver un maximum d'énergie. Aujourd'hui, on s'y arrête plus régulièrement pour observer et étudier les créatures qui y vivent.
Mais les dimensions de la zone de minuit sont telles qu'on estime qu'à l'échelle du globe, moins d'un pour cent en a été exploré. Pourtant, ce monde inhospitalier regorge de merveilles, et il n'est pas rare d'y croiser des formes qui semblent avoir été sculptées et façonnées par les rêves et les cauchemars de dieux oubliés. Vous pouvez y croiser des poissons dont les dents sont si grandes qu'elles peinent à tenir entièrement dans leur bouche.
Des animaux coloniaux lumineux si larges que l'ensemble de ses filaments sont, mis bout à bout, plus grands qu'une baleine bleue. Parfois l'on tombe dans le noir, sur une espèce immobile, que la beauté et le difforme, la grâce et l'ornorme, semblent avoir de consoeurs fabriqués, et qui se laissent tranquillement dériver, dans une économie de mouvement afin d'éviter de trahir sa présence, et de détecter celle des autres. Cet étonnant poisson hirsute, ici observé pour la première fois par les caméras des roveurs autonomes de la fondation Robicoff, semble être à lui seul une incarnation de l'étrange et de la bizarrerie. Dotée d'un leurre lumineux pendouillant au-dessus de sa tête, cette lotte de mer épineuse est entourée de filaments sensitifs bioluminescents qui lui permettent de détecter les moindres vibrations d'eau alentour, comme le ferait une toile d'araignée.
Et on en viendrait presque à se demander si la nature joue bien ici selon les mêmes règles que celle qui commande là où la lumière parvient. Tout comme la quasi-totalité des organismes qui évoluent dans les deux premiers kilomètres de la zone de Minmi, cette lotte ne s'est très certainement jamais approchée du fond, ni de la surface. Car, à de rares exceptions près, pour presque tous les animaux qui vivent à de telles profondeurs, entreprendre une migration verticale en direction des couches supérieures demande de trop grandes dépenses d'énergie. Ces régions de l'océan sont désormais si éloignées des eaux plus riches en nutriments proches de la surface que pour beaucoup d'espèces y résidant, la longueur du trajet Les efforts et le risque de mort associés à la remontée sont trop grands. Le jeu n'en vaut plus la chandelle, qui reste éternellement éteinte.
Toute leur existence est ici, à jamais. Ils y vivent et y meurent, sans jamais entreapercevoir la lumière résiduelle du soleil qui diffuse dans la zone crépusculaire, ni le fond de la mer. Pour eux, il n'existe que l'étendue de l'océan ouvert et noir, et dont ils ont appris à utiliser les courants à leur avantage.
en se laissant dériver pour dépenser le moins d'énergie et s'économiser. Et surtout, ne pouvant se poser quelque part et devant autant que possible rester toute leur vie dans une plage de profondeur étroite, sans remonter ni couler, tous, qu'ils possèdent des corps mous ou durs, ont trouvé d'ingénieux moyens pour jouer sur leur flottabilité. Et tandis que les méduses se maintiennent en battant des ombrelles, et en absorbant et en rejetant inlassablement de l'eau pour se propulser, d'autres espèces gélatineuses, telles que les cténophores et les siphonophores, ajoutent ou retirent du gaz à leurs flotteurs, pour remonter ou couler.
ou modifient leur composition chimique pour plus ou moins flotter. Au sein de leur corps cristallin, les calamars de ver, eux, sécrètent dans une petite chambre une encre riche en ammoniac, bien plus légère que l'eau de mer, et qui leur permet d'ajuster leur flottabilité jusqu'à trouver le point d'équilibre. Et à mesure que l'on s'enfonce encore dans la colonne d'eau, la présence de vie, et donc de nourriture, se fait encore plus rare. Pourtant, ici aussi des créatures plus fantastiques et mystérieuses les unes que les autres continuent de trouver les moyens de leur subsistance. Étant donné qu'ils ne remontent jamais se nourrir dans les couches d'eau supérieures, les habitants de ces grandes profondeurs dépendent désormais entièrement de ce qui daigne descendre jusqu'à eux, et qui leur parvient essentiellement sous forme de neige marine.
Cette sorte de bruine de particules grises que l'on peut régulièrement voir sur les images des vidéos prises dans les abysses est constituée de particules organiques qui coule doucement depuis les couches supérieures. Ce sont en quelque sorte les miettes, les retombées du festin qui continuellement a lieu à plusieurs milliers de mètres au-dessus dans les eaux baignées de soleil, proches de la surface, là où l'activité du vivant est la plus prolifique. Et vu que ce ruissellement continue de nutriments, de matières mortes et d'excréments provenant des couches d'eau supérieures, et tout au long de la descente captée par des vivants, qui en prélèvent et s'en nourrissent, La quantité de neige disponible ne cesse de chuter à mesure que l'on gagne en profondeur.
Et les conditions de survie se durcissent encore. C'est à ces quelques flocons de nutriments qui parviennent jusqu'ici que tous les organismes évoluant dans ces ténèbres doivent le fait d'être vivants, qu'ils s'en nourrissent directement ou qu'ils dévorent ceux qui en mangent. On ne compte en effet plus les espèces dérivant passivement à travers l'étendue d'eau noire. Qui dans une sorte de surenchère à celui qui sera le plus bizarre, passe leur existence à se régaler de cette neige ?
Depuis le zooplancton gélatineux, jusqu'au vampire des abysses, seul céphalopode à se nourrir exclusivement de cette bruine, à l'aide d'un long filament collant qu'il laisse dériver. En passant par ces vers qui se déplacent en faisant onduler leur poêle, pour agréger la neige, ou encore par les larvaceans batocordaïus, créatures à l'apparence de tétards. Qui pour se nourrir, construisent autour d'eux des filets de mucus géants, leur permettant de capturer les flocons nutritifs en train de couler, comme le montrent ces images fascinantes prises par un rover autonome de l'Institut Mbari. Si vous pouviez rester pendant des heures, des journées, des mois, des années, à observer les 4 à 5 km d'épaisseur d'eau continuellement plongée dans l'obscurité qui sépare le début de la zone de minuit de la plaine abyssale, ce qui finirait probablement par vous marquer au fer froid, c'est qu'ici, il ne se passe rien.
Car si l'on met de côté les rares passages d'animaux souvent producteurs éphémères de lumière, et cette chute de neige marine continue, l'océan profond est un univers stable et terriblement monotone. Dans ce monde sous le nôtre, que le soleil soit à son zénith à midi ou qu'il soit minuit, qu'il fasse jour ou qu'il fasse nuit, cela ne change rien. Ce qu'il se passe au niveau de la lointaine surface n'a absolument aucune conséquence.
En fait, à ses profondeurs, Même les plus terribles des tempêtes ou des ouragans se déchaînant en surface sont sans effet. Et toutes les espèces évoluent dans un monde déconcertant d'uniformité, sans repères visuels ni reliefs, sans l'influence directe du soleil ou des marées. Loin des tumultes du roulement et de l'agitation des vagues, c'est le calme plat, perpétuel.
La température de l'eau, qui dans pratiquement tous les océans du globe, tombe aux alentours de 4 degrés passés les 1000 mètres, est ici pratiquement constante toute l'année. Seules quelques variations ténues et saisonnières de courant sont là pour rappeler qu'en surface, le temps s'écoule. On pense d'ailleurs que c'est à cette étonnante stabilité que l'on doit le fait que la zone de minuit héberge des espèces, qui pour certaines possèdent des caractéristiques qui semblent ne pratiquement pas avoir évolué depuis parfois plusieurs dizaines de millions d'années.
À quoi bon changer quand vous avez trouvé la recette pour survivre dans un environnement qui, pratiquement immuable, ne bouge qu'à la marge ? Et après avoir passé tant de temps à essayer de mettre en lumière ceux qui évoluent dans les obscurités froides et éternelles de la colonne d'eau, nous voilà enfin arrivés sur le fond, posés sur la plaine abyssale. Pour se rendre de la surface jusqu'ici, un batiscafe prend en moyenne près de deux heures.
Autour de vous, c'est un... paysage lunaire sur lequel la neige marine s'accumule, et d'une étendue déconcertante, car la plaine abyssale couvre à elle seule plus de 50% de la surface totale de notre planète. Ici aussi, dans ces vastes étendues sombres, cet autre monde évolue des créatures indicibles, qui sembleraient presque irréelles.
Ça et là se meuvent avec une grâce hypnotique, des formes et des silhouettes d'une élégance nouvelle. Dans les courants des formes de vie fantastiques, on sut trouver des solutions étonnantes pour s'adapter aux défis si particuliers de cette immensité pressurisée, que nous irons parcourir en long, en large et en travers dans un prochain épisode. En attendant, moi je vais retourner plonger de nuit, étant donné que dans ces conditions, même lorsque l'eau est limpide, je ne distingue rien au-delà de quelques mètres, j'éprouve l'illusion d'être tel un submersible évoluant aux grandes profondeurs, découvrant autour de moi ce que les faisceaux de nos lampes comme des pinceaux lumineux dérisoires révèlent de l'immensité noire. J'espère secrètement y croiser des êtres oubliés par le temps et dédaignés par la lumière. Alors bien sûr, je sais pertinemment qu'aucun vivant évoluant dans les abysses ne s'aventure jamais ici, que ce ne sont que des ombres, les échos de mes imaginaires qui résonnent comme le ferait d'anciennes divinités, qui, dépossédées de leur pouvoir, auraient fini par couler au fond et s'y noyer.
Mais j'aime, je dois dire, l'idée que nous ne découvrons jamais que ce que nous éclairons. Il n'existe que ce que l'on observe, à quoi l'on prête attention. La réalité est ici créée par nos faisceaux, qui, tels des baguettes magiques, font visuellement surgir ce qui nous entoure du néant.
Et dans la foulée, tout replonge dans l'oubli momentanément, dès que l'on cesse de l'éclairer. Et sur ce, je pense qu'il est grand temps de rallumer la lumière, et qu'enfin cet épisode s'éteigne. Si cet épisode t'a plu, tu peux me soutenir sur Tipeee, t'abonner, activer la cloche, et si c'est pas déjà fait, me suivre sur Insta. Cet épisode chargé en kilomètres d'épaisseur d'eau noire n'aurait pas pu voir le jour sans le soutien de la Cité de l'Océan et de l'Aquarium de Biarritz.
Si vous passez ou vivez dans le sud de la France, aller faire un tour à la Cité de l'Océan et à l'Aquarium de Biarritz, c'est l'assurance de passer un moment dans une bulle à l'écart du monde des terriens, d'avoir un accès privilégié. au mystère sous-marin. A l'aquarium, vous pourrez observer au plus près bon nombre des habitants fascinants des mondes du dessous. De l'autre côté des vitres de l'un des plus grands bassins de France, vous pourrez vous laisser bercer par la grâce envoûtante d'une dizaine d'espèces de requins différents, comme celles dans d'autres bassins de méduses aux ombrelles ondulantes.
A la cité de l'océan, vous découvrirez quantité de contenus ludiques et intelligents sur l'océan. Dans ce lieu étonnant, grâce à des expériences interactives et immersives, des animations 3D des simulateurs, vous pourrez écouter, toucher, ressentir Les grandes et petites histoires de l'océan, et ce des tropiques jusqu'aux pôles, de la surface des vagues, aux grandes profondeurs abyssales, là où la lumière du soleil ne descend jamais. Pour leur soutien, glou glou sur eux, et surtout, glou glou sur vous.