Transcript for:
L'Histoire de l'Antisémitisme

Démonisation, stigmatisation, expulsion. Durant cinq siècles, sur trois continents, l'hostilité à l'égard des juifs est entrée dans une nouvelle dimension. Ces préjugés, ces idéologies, ces mépris qui étaient profondément ancrés au XVIie siècle, au XVIIe siècle, qui l'on dénote tout au long de l'histoire des croisades jusqu'au XVIe, où ressurgit le mythe du meurtre rituel, tout cela disparaît et d'un seul coup, on fait table rase du passé.

À l'issue de la Révolution française, pour la première fois dans l'histoire, des Juifs deviennent citoyens. Un grand souffle libérateur venu de France apportera l'espoir partout en Europe. Mais rapidement, dans une époque marquée par des transformations majeures, de nouvelles formes d'antisémitisme vont voir le jour.

Elles seront raciales et politiques. En fait, l'antisémitisme frappe les sociétés qui sont soit en crise, soit en mutation. Avec la Révolution française, l'émancipation des Juifs est lancée.

Égaux, avec les mêmes droits, ils accèdent à l'université et à des métiers autrefois interdits. À travers le monde, de nombreux pays influencés par la France accordent l'égalité aux Juifs. C'est le cas du Canada ou de l'Empire Ottoman.

En Europe, la plupart des États les émancipent à leur tour, à commencer par les Pays-Bas, le Royaume de Prusse et le Royaume-Uni. La fin des discriminations et des fantasmes ravageurs pourrait ne plus être une utopie. La révolution industrielle marque le passage au temps moderne. L'Angleterre est pionnière dans cette mutation. Exploitation du charbon, invention des machines à vapeur, chemin de fer.

C'est un monde d'opportunités et une transformation sociale profonde où des fortunes se créent et des positions établies se défont. On voit grandir dans les villes une classe ouvrière aux conditions de vie miséreuses. Au milieu du XIXe siècle, le rejet des juifs, lui, prend de nouvelles formes. Il s'adapte à l'époque et ses bouleversements. Il y a eu une fonction sociale de l'antisémitisme qui consistait à attribuer aux juifs la responsabilité de l'exploitation des travailleurs.

C'était une façon de trouver... de manière simplifiée une figure de l'ennemi et donc de mobiliser à ces fins-là. Donc il y a là des confusions, des rencontres qui vont nourrir toute forme de populisme, je crois que c'est le mot qu'il faut utiliser, qui sont attractifs pour un monde ouvrier ou un monde ouvrier en désespérance, exploité, qui trouve là matière à expliquer son sort. Et ça va permettre de mettre les juifs au cœur de la dénonciation par les socialistes du capitalisme. C'est dramatique.

En 1845, le journaliste socialiste français Alphonse Tousseneil publie Les juifs rois de l'époque J'appelle de ce nom méprisé de juif tout parasite vivant du travail d'autrui. Mais il se trouve que quelques juifs deviennent banquiers, par exemple. Ils ne sont pas très nombreux, mais ils existent.

Donc il y a l'association qui se fait entre la banque et les juifs. L'argent et la fortune n'est pas détenu par les juifs, mais dans l'imaginaire, au fond, on a une sorte de réactivation du mythe ancien. Durant le Moyen-Âge, l'association juif-argent-pouvoir s'était cristallisée par la contrainte imposée aux juifs d'exercer des métiers d'argent au bénéfice des souverains.

600 ans plus tard, dans une Europe en plein bouleversement, lui succède un antisémitisme économique moderne. Basé sur le stéréotype du juif capitaliste et la diabolisation d'une famille de banquiers, les Rothschild. En Allemagne, en 1845, pour la première fois, l'image négative du juif maître du monde fait l'objet d'une caricature.

L'une des premières représentations, en tout cas la plus ancienne que j'ai repérée, Amschel Rothschild, représenté avec une mapmonde. à la place du ventre et en train d'alimenter les révolutions et les guerres avec de l'argent qu'ils distribuent à droite et à gauche. Ça aura des effets jusqu'aujourd'hui, où les juifs sont associés à la domination du capitalisme international, les Rothschild sont internationaux.

Au cœur de la modernité, L'âge industriel est aussi celui de la science. Dans les domaines philosophiques et politiques, elle exprime l'idée que toute proposition sur l'individu doit reposer sur une vérité absolue. Dans cette ère du temps scientifique, l'antisémitisme va s'inventer une théorie. Elle sera biologique. En 1853, Arthur de Gobineau écrit le premier livre entièrement consacré à la question des races humaines.

Ce qui est symptomatique chez Gobineau, c'est le fait qu'il est le premier à mettre en avant un nouveau mythe, qui est le mythe des Aryens, puisque c'est chez Gobineau qu'on va trouver le fait qu'il y aurait parmi la race blanche une... Race ou une sous-race, je ne sais comment la qualifier particulièrement parfaite, qui est la race aryenne. Pour Arthur de Gobineau, les Noirs sont la catégorie humaine tout en bas de l'échelle. Les Juifs, eux aussi, seraient les membres d'une race distincte des autres. La prétendue et inventée race sémite, inférieure à la race blanche.

Les théories racistes vont permettre de justifier la non-intégration des juifs. Puisque la religion a de moins en moins d'importance, et que le fait qu'ils ne soient pas chrétiens finalement ne pose plus tellement d'importance, eh bien on va trouver un autre moyen, encore une fois c'est une ruse presque de l'histoire, en disant peut-être, effectivement, ne doivent-ils pas se convertir, mais ils sont racialement différents, et de toute façon ils ne peuvent pas devenir comme nous. L'antisémitisme racial supplante l'antijudaïsme religieux, même s'il ne disparaît pas complètement.

Dans ce milieu du XIXe siècle, en Europe occidentale, les Juifs restent encore discriminés dans le territoire gouverné par le pape Pie IX. A Rome, le pape contraint les Juifs à vivre dans un ghetto mis en place trois siècles plus tôt. Pie IX est un pape qui va prendre position contre le rationalisme, contre le modernisme et qui est pour maintenir à l'égard des juifs une politique qui a été la politique d'intransigeance donc de l'église des siècles passés. L'histoire d'un enfant juif italien va ébranler l'autorité multiséculaire de l'église.

Edgardo Mortara, le fils d'un commerçant juif de Bologne, est baptisé à l'insu de ses parents par leur servante chrétienne. L'évêque de la cité en est informé. Afin que l'enfant demeure dans le giron de l'église, il donne ordre à des policiers de l'enlever.

L'enfant est conduit au Vatican et va être placé sous protection personnelle du pape Pie IX. Une âpre lutte s'engage. Rassemblée derrière les parents, la communauté juive de Bologne demande la libération du jeune garçon. L'affaire dépasse les frontières des États-Italiens et rencontre un écho mondial.

Napoléon Ii et le président américain Abraham Lincoln interviennent personnellement auprès du pape. Cette affaire Mortara est un tournant. Voilà que, pour la première fois, pour ainsi dire, dans l'histoire de l'Europe chrétienne, on prend fait et cause pour ce jeune juif. Et on considère que cette manière qu'avait l'Église de s'autoriser à convertir... De force, au nom d'un acte qui avait été commis par cette jeune personne, on dit que ce n'est plus possible.

La mobilisation conduit à la création de la première organisation internationale de protection des juifs, l'Alliance Israélite Universelle. Elle acte un changement essentiel en Europe. L'anti-judaïsme chrétien ne peut plus désormais s'imposer ouvertement aux sociétés.

En 1870, affaibli par le mouvement populaire d'unification italienne et par l'affaire Mortara, les États sous l'autorité du pape sont annexés par le royaume d'Italie. Tous les Juifs sur ce territoire deviennent citoyens. Cette même année, l'égalité leur est accordée dans les derniers petits États allemands.

L'émancipation s'est généralisée dans tout l'ouest de l'Europe. Le processus d'émancipation a eu, du point de vue des antisémites, une conséquence négative qui est qu'il n'y a plus de visibilité des juifs dans la société, puisqu'il n'y a plus de signes distinctifs, les juifs étant devenus des citoyens comme les autres, il devient impossible donc de savoir qui est juif, qui ne l'est pas. On ne les voit même plus, on ne sait même plus où ils sont.

Donc il faut prendre des mesures pour rétablir leur apparence. À travers les siècles, l'anti-judaïsme médiéval avait construit une image négative des juifs afin de les différencier des chrétiens. Cette fois-ci, les tenants des théories raciales vont faire appel à des pseudosciences, craniométrie, anthropométrie, pour définir les prétendues races et établir leur hiérarchie.

En 1878 à Londres, Francis Galton, qui s'auto-proclame anthropologue, tente de distinguer les races. En superposant des négatifs photographiques, il prétend mettre en évidence un type juif. Et ce que l'on remarque dans les photos de Galton, c'est qu'on est sur des photos qui n'innovent pas beaucoup par rapport aux représentations médiévales. On est finalement sur quelque chose qui va mettre en avant le profil, le nez. Pour autant...

Ces différentes caractéristiques corporelles vont cette fois-ci sortir d'une forme de folklore médiéval pour rentrer dans une prétention à la scientificité et donc à l'objectivité. Après avoir inventé une race sémite, les adeptes de la haine raciale adoptent un nouveau terme pour se définir. A Berlin, en 1879, l'un d'entre eux, le journaliste Wilhelm Mahr, crée le mot antisémitismus Un terme réellement absurde, si on l'analyse attentivement, puisqu'il n'y a pas de sémite en tant que tel, il n'y a pas d'antisémitisme.

En fait, ce mot est une invention qui n'a pas beaucoup de sens. Mais avec ce son en"-isme", il revêt une valeur pseudo-scientifique, lui donne des allures scientifiques. Il est immédiatement adopté dans toutes les langues européennes. dans un délai très bref, manifestement, le terme répond à une demande.

En Russie tsariste, le terme est utilisé pour la première fois en 1879 par le journal Novoyev Vrema. Deux ans plus tard, ce même journal est l'un des premiers à accuser les Juifs d'avoir assassiné l'empereur Alexandre II. Le territoire est alors traversé par une vague de violence de masse sans précédent. L'Empire russe regroupe 80% des juifs du monde entier.

Ils ne sont pas libres de circuler et sont contraints à une zone délimitée. Pour l'essentiel, ils vivent dans les territoires de l'ancienne Pologne annexée par l'Empire russe. C'est à Odessa que commencent les massacres et la destruction des maisons.

Ils se propagent dans tout l'Empire et prennent le nom de pogroms. Nous avons le phénomène des pogroms, qui signifie destruction. Cela veut dire que le gouvernement incite à la violence contre les juifs et restera à l'écart.

Quand la violence deviendra meurtrière, ils ne feront rien. En 1886, dans les librairies parisiennes, un livre popularise le mot antisémitisme. Il est immédiatement un best-seller.

La France juive, un phénomène incroyable, une publication à succès. Rien de tel n'avait jamais été vu en France auparavant, avec beaucoup d'éditions différentes. Son auteur est alors peu connu, Édouard Drummond. C'est un génie du mal, mais c'est un génie quand même.

Il a une plume extraordinaire, une force de dénonciation incroyable. Drummond... est le phare de l'antisémitisme. Il est vraiment la négation de l'idée républicaine, dans toute sa splendeur, celui qui conteste cette société à laquelle il n'appartient pas et peut-être à laquelle il a souhaité appartenir. Il y a beaucoup de ressentiment dans la vie personnelle de Drummond, qui n'a pas été très favorable du point de vue professionnel, il a eu une vie un peu difficile, mais un peu comme d'autres plus tard, ce ressentiment l'a mené à construire une sorte de...

de légende noire qui a un succès inimaginable jusqu'à Lénine. Il y a une sorte de permanence, de continuité dans l'histoire française de 1880-90 à même à 1950-1955. À Poujade, on retrouve les mêmes thèmes de l'antisémitisme qui sont exactement constants avec les mêmes cibles et les mêmes formes de dénonciations et le même vocabulaire. Le juif étranger, le juif élargent, le juif qui... qui campent en France, le juif qui appartient à une tribu de passage en France.

Ça revient en permanence. Au fond, il y a une sorte de refus de l'intégration de ces juifs. Il dit que la France est en train de perdre son âme, qu'elle est détruite de l'intérieur. Nous avons renoncé à l'éducation, nous avons renoncé à la prochaine génération. Et c'est à cause des juifs.

Comment cela a-t-il pu arriver ? Au lieu de chercher à comprendre les liens normaux de cause à effet, La seule manière de l'expliquer, c'était de dire qu'il s'agissait d'une conspiration. En 1894, à Paris, l'armée française découvre qu'un traître livre des informations aux Allemands. Un officier est arrêté sans preuve, le capitaine Dreyfus.

Édouard Drummond est le premier à rendre l'information publique dans son journal la libre parole. La démonstration est simple. Dreyfus est forcément coupable parce qu'il est juif. Drummond nourrit de sa presse tous les jours cette association entre la trahison, l'État.

Et la méritocratie et les juifs. Et pas à pas, il construit cette affaire qui va en effet lui tomber toute chaude, parfaite. Il y a un traître, il y a un juif état-major, c'est forcément lui. Pour beaucoup de journaux, l'antisémitisme assumé devient l'assurance d'un important lectorat.

Drummond l'a compris. Il a déjà exploité cette haine à travers diverses publications. Avec l'affaire Dreyfus, il lance un nouveau journal.

La libre parole illustrée et contribue à populariser les caricatures. Drummond dit très explicitement que son projet est de conquérir un public qu'il n'a pas réussi à toucher par l'écriture. L'intérêt du dessin, c'est d'abord qu'il peut toucher un public beaucoup plus large et qu'il peut permettre ses condensations, ses simplifications.

Même s'il a des origines dans la peinture chrétienne, Le type juif va être créé par ses grands illustrateurs, fondamentalement. Le type qu'on l'emprête à Dreyfus, c'est très sémite, qu'il n'a absolument pas, va être créé et donc il y aura une sorte de standardisation du juif tel qu'on le reconnaît aujourd'hui. Et ça on le doit à ses illustrateurs de la fin du 19e siècle.

Pendant l'affaire Dreyfus, l'antisémitisme a réussi à pénétrer tous les... port de la société française. Il n'est pas considéré comme illégitime.

C'est-à-dire que l'antisémitisme s'énonce sur les cartes à jouer, dans les jouets d'enfants, dans la vie quotidienne. Il est quelque chose qui déborde sur l'ensemble de la société française. L'antisémitisme est un nom glorieux dont se vantent ceux qui le vivent. Ce n'est pas un nom imposé à des gens comme on le fait aujourd'hui. C'est une revendication.

Moi, je suis antisémite. À travers l'Europe, des partis politiques mènent campagne en son nom. À Vienne, le leader du parti social-démocrate, Georg Hitler von Schönerer, aime se promener avec une canne affublée d'une caricature de juif. C'est un autre politicien antisémite autrichien, Karl Lueger, qui remporte en 1895 les premières élections municipales de la ville de Vienne. L'écrivain Stefan Zweig, étudiant dans la capitale de l'Autriche au début du siècle, analysera l'influence du maire sur Adolf Hitler.

Karl Lueger a été son modèle en lui enseignant l'efficacité du mot antisémite, qui désignait bien clairement et visiblement un adversaire. Suite à l'élection de Lueger, Theodor Herzl, un journaliste du plus grand quotidien viennois, s'inquiète. L'ambiance est au désespoir chez les juifs. Tous les sièges ont été raflés par les antisémites.

J'ai observé de près la haine et la colère. Le docteur Lueger est sorti sur la place. À côté de moi, quelqu'un a murmuré.

C'est notre Führer. Le soupçon germe. Là où on a pensé, depuis l'émancipation des Juifs, que l'accès des Juifs à la citoyenneté, le droit donné au peuple...

à l'ensemble du peuple, à l'époque c'était les femmes, il faut bien le reconnaître, offrent la garantie de leur intégration. L'élection de Vienne, l'élection de Karl Lueger, est pour lui une sonnette d'alarme. Attention, la démocratie peut aussi servir à élire, non pas celui qui va favoriser cette intégration des juifs et des autres en général, mais peut également mettre au pouvoir quelqu'un qui disposera de la légitimité populaire pour s'en prendre aux juifs.

Devenu correspondant à Paris, Herzl couvre pour son journal le procès et la dégradation d'Alfred Dreyfus. Quand on voit un peuple si avancé prendre une telle voie, que pouvons-nous espérer d'autres peuples qui n'atteignent même pas le niveau de la France d'il y a cent ans ? L'affaire Lueger d'un côté, l'affaire Dreyfus de l'autre, vous avez les deux ingrédients pour penser qu'il faut trouver une solution.

Le rêve de Herzl porte un nom, le sionisme. Deux ans après la condamnation de Dreyfus, Theodor Herzl réunit et préside le premier congrès appelant la création d'un état-refuge pour les juifs. Dans le même temps, l'affaire Dreyfus devient un événement international.

Un des tout premiers films d'actualité de l'histoire est tourné lors du procès en appel. L'ancêtre de la caméra, le kinétographe, a été acheminé d'Amsterdam par une production londonienne. Le monde se passionne pour le sort d'un capitaine juif. Pour éviter troubles et rassemblements, le nouveau procès a été délocalisé loin de Paris, dans la ville de Rennes.

La France, pays des droits de l'homme, se divise. L'affaire Dreyfus n'est possible qu'en France. Il n'y a qu'en France...

qu'un juif accède à l'état-major de l'armée. Dans aucune société du monde, y compris dans les démocraties anglaises ou américaines, aucun juif n'y accède avant les années 1950-1960. Il faut comprendre, au fond, par la comparaison, la spécificité du rejet antisémite qui est l'expression du rejet de la Révolution française. Dans le monde entier, Cette affaire devient le terrain d'affrontement entre les prêcheurs de l'antisémitisme moderne et leurs adversaires, les Dreyfusards.

Ils se font de plus en plus nombreux. Lorsque le 13 janvier 1898, le journal L'Aurore publie un texte de Zola, j'accuse. C'est un crime d'empoisonner les petits et les humbles en s'abritant derrière l'odieux antisémitisme dont la grande France libérale des droits de l'homme mourra si elle n'en est pas guérie.

Au lendemain de la publication du manifeste de Zola, des artistes de Montmartre se rassemblent en face du Moulin Rouge. La manifestation contre Dreyfus et Zola dégénère. L'histoire de la mobilisation antisémite au XIXe siècle en Europe, je crois que c'est tout à fait unique.

Il y a des manifestations antisémites en Allemagne à l'époque, mais elles n'atteignent jamais un tel extrémisme. Le 17 mars 1898, un informateur de la police parisienne écrit Cela va mal finir. L'effervescence populaire va chaque jour grandissant. Il y a certainement à craindre une émeute, et une émeute en règle contre les juifs. Tout au long de l'année 1898, des policiers seront blessés en protégeant des magasins et lieux de culte juifs.

Malgré des débordements en masse, pendant toute la durée des procès de Dreyfus, aucun juif n'est tué. Et c'est le seul exemple, à cette époque en tout cas, et c'est ce que retiennent les juifs immigrés des pays de l'Est, où un État défend ses juifs. Il le défend difficilement, lentement, il prend du temps pour reconnaître son innocence, mais en 1906, la cour de cassation... reconnaît Dreyfus comme étant innocent.

Le 26 et 10 de janvier, c'est une belle journée de réparation pour la France et la République. La nouvelle de la libération d'Alfred Dreyfus fait le tour du monde. On célèbre l'événement jusque dans les shtetels, ces villages juifs de Russie où l'on rêve d'une vie sans pogrom, déclenchée pour n'importe quel prétexte, comme celui survenu trois ans plus tôt à Kishinev. Le 6 février 1903, un journal annonce le meurtre d'un enfant chrétien et insinue qu'il a été tué par des juifs pour utiliser son sang. Ses lecteurs l'ignorent peut-être, mais cette accusation de crime rituel prend sa source 2000 ans plus tôt, dans une légende de sang apparue durant l'Antiquité à Alexandrie.

Recyclée au Moyen-Âge en Angleterre, elle continue d'être instrumentalisée et déclenche à Kishinev ce premier pogrom du XXe siècle. Le pogrom de Kishinev, à la différence des autres, va avoir une résonance internationale. On va en parler dans toute la presse. Il y a des photographes sur place.

Tout cela devient immédiatement une actualité internationale. Maintenant, le sort des Juifs en Russie devient une préoccupation politique aux États-Unis et dans d'autres pays. Pour le compte d'une organisation américaine, le grand poète Chaim Bialik se rend sur le lieu au lendemain de l'événement.

Il recueille le témoignage des survivants, puis écrit en hébreu un poème. Chantez à voix enrouée, ô chantres quémandeurs, demandez l'aumône partout sous les hautes fenêtres étrangères, comme des chiens battus ou des cerfs vers le maître. Il fustige la réaction traditionnelle de la communauté. C'est-à-dire en disant qu'est-ce que vous allez faire maintenant ?

Vous allez faire valoir vos souffrances dans le reste du monde ? Et vous allez quémander, il emploie le mot, il dit, de chnorérer ? Vous allez chnorérer comme vous l'avez toujours fait ?

Un peu de pitié internationale ? Non. Il n'y a plus rien à espérer. Ce qu'il faut faire, c'est se réveiller. C'est dire, on change de lieu et de temps.

Il suffit maintenant, enfuis-toi homme, enfuis-toi pour toujours. Cette partie-là du poème va être une sorte de révolution. Elle est, je dirais, un des rares moments dans l'histoire de la littérature mondiale où un texte va conduire des gens...

à changer de pratique, à changer de comportement, à changer de conviction. Ils sont des centaines de milliers à quitter la Russie tsariste. Ils émigrent vers des pays où les juifs ont été émancipés, où ils ne seront plus discriminés. Vers la France, l'Angleterre, mais surtout vers les États-Unis.

Comme Bialik, une minorité choisit la Palestine sous domination ottomane. Ils aspirent à la création d'un état refuge, un état juif indépendant. La seule réponse selon eux à l'antisémitisme, c'est-à-dire la construction d'un abri permanent pour le peuple juif. Le rêve de Theodor Herzl.

D'autres restent en Russie, se replient, renforcent leur vie en communauté et leur conviction qu'il n'y a de salut que dans la pratique religieuse. Certains estiment qu'il n'y a rien à attendre de l'Empire, mais tout à attendre de la Russie. Ils s'engagent dans l'action révolutionnaire.

En 1917, pendant la Première Guerre mondiale, le régime tsariste s'effondre. Le mouvement communiste révolutionnaire prend le pouvoir. Après plusieurs années de guerre civile, l'Union soviétique voit le jour. Pour les juifs soumis, exclus d'existence civique, cela sera un rêve inespéré que la création de l'Union soviétique et de l'État soviétique. L'Urss, à ce moment-là, est tout sauf un régime antisémite.

C'est le premier régime au monde à avoir pénalisé l'antisémitisme. Il y a à l'époque un grand rêve de créer une espèce de peuple soviétique fusionnant de mariages interethniques. Et pour les juifs, il s'agit d'une immense libération, un rêve d'émancipation, parce qu'il s'agit également d'une génération qui est étouffée dans le monde du Stettel.

L'ascension sociale a été bien plus rapide et bien plus positive qu'en France. Avec tout le respect que j'ai pour la Révolution française, on a là, en 20 ans, en Union soviétique, une ascension aux plus hautes positions de l'État soviétique. La présence de juifs parmi les bolcheviques va être utilisée par les courants contre-révolutionnaires.

Ils vont chercher à attiser et exploiter l'antisémitisme au sein de la population russe. Parmi ces contre-révolutionnaires, Alfred Rosenberg, qui n'est pas juif, étudie à l'école impériale de Moscou au moment de la révolution. Il va fuir la Russie après deux ans de guerre civile. Alfred Rosenberg arrive en Allemagne en 1919. Il voit la révolution bolchevique, il en est scandalisé. Beaucoup de juifs participent de ce gouvernement qui arrive au pouvoir en Russie.

Trotsky, le plus célèbre, mais même Lénine est accusé d'être juif. Et donc pour lui, le bolchevisme est l'outil des juifs, comme la franc-maçonnerie l'a été. C'est un nouvel outil politique. Rosenberg alimente sa vision conspirationniste à partir d'un livre russe écrit par la police tsariste 20 ans plus tôt, en 1903. Les protocoles des sages de Sion. Ce faux qui met en scène des juifs en train de comploter pour dominer le monde a rencontré peu de succès jusqu'à sa réédition russe en 1918. Dès son arrivée en Allemagne, Alfred Rosenberg donne un nouvel écho au protocole de Sion.

Rosenberg lui-même participe pleinement à cette diffusion. Et par ailleurs, il ajoute une sorte de commentaire au livre de propagande des protocoles des sages de Sion pour préciser que cette conspiration juive mondiale est encore active et prend pour cible l'Allemagne de l'après-Première Guerre mondiale. Si vous êtes un nationaliste allemand en 1919, bien sûr l'idée d'un complot est très pratique. Vous avez un texte qui raconte toute l'histoire. Rosenberg commence à rassembler, à partir de ce qu'il interprète comme étant l'histoire qui vient de se passer, une explication de ce qui est arrivé.

La défaite et l'humiliation de l'Allemagne, et la destruction également des trônes des Romanovs et des Habsbourgs, trois empires qui avaient été détruits dans cette guerre. Et il écrit un long commentaire sur le protocole des sages de Sion, auquel il adhère et dit essentiellement, ceci est l'explication de ce qui s'est passé. Le livre est un succès et Rosenberg écrit en 1920 la parution des protocoles en allemand est suivie d'une énorme effervescence. Des millions de personnes y découvrent soudain l'explication de tant de phénomènes contemporains qui leur paraissaient jusque là incompréhensibles.

Ces activités sont surveillées par la police. On peut lire dans le rapport d'un informateur, Rosenberg multiplie les efforts pour faire connaître aux antisémites d'extrême droite les protocoles des sages de Sion. La propagande de Rosenberg a été très vite adoptée par les différents groupes radicaux de droite basés à Munich, dont l'un devait devenir le parti national socialiste des travailleurs allemands.

Il se rend à Munich et trouve ce vétéran de l'armée allemande appelé Adolf Hitler. Adolf Hitler est alors un agitateur d'extrême droite parmi d'autres. Déjà animé par l'antisémitisme racial solidement implanté en Allemagne, il y ajoute ce qu'il croit découvrir dans les protocoles.

Le jour où ce document sera devenu le livre de chevet d'un peuple, le péril juif pourra être considéré comme conjuré. En 1920, il fonde le parti nazi et entreprend de s'imposer comme le leader de la lutte contre une prétendue menace juive à double face. capitaliste et révolutionnaire bolchevique. Inspiré par tout un discours biologique, un discours raciste qu'il articule avec cette théorie du complot, Hitler invente littéralement cette chose semblable à un ogre appelé le juif, qui est un corps dont tous les juifs font partie. Le juif...

est prêt à gouverner avec tout ce qu'il trouvera pour prendre le contrôle. Que ce soit le bolchevisme, le capitalisme ou la société traditionnelle, le juif s'en fiche. Ce ne sont que des moyens pour lui d'obtenir le pouvoir. Ceci, bien sûr, est une évolution notable dans l'histoire de l'antisémitisme. La définition du juif n'est pas facile et n'est pas simple.

On ne sait pas si c'est une nation ou si c'est une religion. Les juifs ne doivent pas vivre dans l'Eretz Yisrael pour être juifs, ne doivent pas parler l'hébreu pour être juifs, ne doivent pas vivre dans une communauté juive pour être juifs, ne doivent pas croire au Dieu, ne doivent pas être religieux pour être juifs. Ça veut dire que ça vient de l'antisémite lui-même.

Mais le juif, c'est un objet facile à projeter sur lui. Pour vous donner un exemple. Quels sont les liens entre Trotsky et Rothschild ? Quels sont les liens entre eux ?

Il ne peut pas se parler même entre eux. Chacun a sa conception à lui. On peut parler d'un fantasme de la sage de Sion qui domine le monde et la projection sur les juifs devient la source de l'antisémitisme.

Au début des années 1920, le parti nazi est groupusculaire. Il est l'un des nombreux mouvements qui cherchent à déstabiliser la jeune république de Weimar. Tentatives de putsch et assassinats politiques se multiplient.

En 1922, le ministre des affaires étrangères, Walter Rathenau, premier juif à devenir ministre, est la cible privilégiée des discours antisémites. Le 24 juin, il est abattu par des militants d'extrême droite. Une vaste opération de police est déclenchée.

Les coupables sont arrêtés et la plupart des organisations nationalistes sont décapités. L'état d'esprit est à la condamnation de l'antisémitisme. L'assassinat de Rathenau a été suivi par des manifestations absolument gigantesques qui ont couvert toute l'Allemagne, avec un million de manifestants à Berlin.

On n'avait jamais vu ça. C'est très rassurant parce que ça veut dire que l'extrême droite est une minorité et qu'elle est condamnée, et condamnée fermement. Et pourtant, il ne faut pas s'y tromper. Oui, il y a des gens dans la rue au funérail de Walter Rathenau. Bien sûr, il y avait des opposants à l'antisémitisme.

Mais il y avait une grande partie de l'opinion qui a approuvé le meurtre de Rathenau et qui a excusé ses assassins. en les considérant comme des patriotes. Et là se trouve pour moi le facteur décisif. Au début des années 1920, la question juive est au cœur d'intenses débats et de tensions dans des villes comme Munich, Vienne, mais aussi Berlin.

L'antisémitisme était si présent et tellement mis sous le feu des projecteurs que vous ne pouviez pas l'éviter. Tout cela alors que les juifs ne représentaient qu'1% de la population allemande. À travers l'Europe, des mouvements pour empêcher les campagnes de haine s'organisent. Et la lutte va investir le champ culturel.

À Vienne, une satire contre l'antisémitisme, La ville sans juif, rencontre un immense succès. L'histoire est adaptée au cinéma. Dans ce récit, le maire d'une Vienne rebaptisée Utopia expulse les juifs.

Une crise économique éclate. Pour se défendre, les autorités cherchent à désigner des coupables. Mais elles ne trouvent plus de bouc émissaire comme les juifs l'avaient été. Le pouvoir finit par s'effondrer.

Les juifs sont invités à revenir. S'il y a une fin heureuse dans le livre et dans le film, puisque les juifs redeviennent les bienvenus, il n'y a pas eu de fin heureuse pour l'auteur, Hugo Bettauer. Il a été assassiné à Vienne en 1925 par un radical d'extrême droite bien avant le début du régime national-socialiste. En France, le combat devenu politique depuis l'affaire Dreyfus prend une nouvelle ampleur. En 1927, à Paris, Samuel Schwarzbart, un juif russe naturalisé français, reconnaît dans un restaurant Simon Petlura, l'ancien président ukrainien.

Il le tient pour responsable des pogroms et du massacre de sa famille. Schwarzbart rentre chez lui, prend son revolver, il l'attend à la sortie. Petlura sort, il n'est pas sûr que c'est lui.

Alors il dit, est-ce que vous êtes vraiment Petlura ? L'autre ne répond pas et marche jusqu'au boulevard Saint-Michel. Et là, Schwarzbart décide de tirer.

Au procès de Schwarzbart, son avocat Henri Torres transforme le palais de justice en tribune publique contre les persécutions anti-juives. Henri Torres a bien voulu venir évoquer lui-même la plaidoirie qu'il fit en 1927. Je lui laisse la place. Schwarzbart avait raison ! Quand après l'avoir abattu, il lui a dit j'ai tué un assassin Assassin, oui !

Parce que qu'est-ce que le pogrom ? Le pogrom, c'est la démagogie de l'assassinat. Dans ce procès, vous allez rejoindre, je dirais non seulement la plus grande des traditions françaises, mais ce qui est mieux, l'instinct charnel, l'instinct inné de notre race, cet instinct.

Il signifie que nous voulons accorder la liberté, la justice, la dignité à tous les hommes quels qu'ils soient. À l'issue du procès, Schwarzbart est acquitté. L'histoire de l'antisémitisme est inséparable de l'histoire du combat contre l'antisémitisme.

Il n'y a pas d'un côté... Des personnes qui auraient fait l'histoire et de l'autre côté des gens qui seraient restés totalement passifs. Les acteurs ont été souvent écrasés, mais ont essayé de conquérir des espaces de dignité et ont essayé de faire obstacle à ce qui était en train de leur arriver. Suite au procès Schwarzbart, des témoins du procès décident de créer la LICA. La Ligue internationale contre l'antisémitisme.

Cette LICA va être le principal organe de lutte contre l'antisémitisme. Il faut descendre dans la rue, il faut faire du bruit, il faut faire des meetings, et c'est ce que faisait la LICA. Juifs et non-juifs ensemble dans la lutte contre l'antisémitisme.

Mais c'est aussi contre d'autres formes de persécution. Tout au long des années 1920 en Allemagne, on commence aussi à faire des meetings de masse contre l'antisémitisme. Comment se défendre contre l'antisémitisme et comment réduire l'antisémitisme ?

Tout d'abord, bien sûr, les juifs voulaient se défendre eux-mêmes. Il y avait aussi des efforts de la société allemande pour contrer l'antisémitisme, même au niveau collectif. En 1930, l'antisémitisme est encore très restreint.

Les nazis, aux élections de 1928, ont fait 2,8% des voix. C'est un tout petit parti. Et donc l'Europe de 1930 est une Europe...

où le monde, mais plus spécifiquement l'Europe, est une Europe assez souriante aux juifs, si vous voulez, en l'espace de quelques années, tout va dégénérer. Le 30 janvier 1933, Hitler accède au pouvoir. Le philosophe Walter Benjamin quitte Berlin et écrit Je suis certain de ne pas avoir cédé à la panique Albert Einstein, en déplacement aux Etats-Unis, déclare La maladie psychique des masses a gagné.

Il ne reviendra jamais sur le sol allemand. La victoire d'un parti antisémite en Allemagne choque profondément la conscience juive du monde entier. Pourquoi ? Parce qu'on s'était habitué à un antisémitisme en Russie ou en Pologne, avec des pogroms, mais jamais l'État n'était devenu officiellement un État antisémite. L'antisémitisme n'était pas devenu doctrine officielle.

Ici, vous avez un pays qui adopte l'antisémitisme comme doctrine officielle. et qui ne s'en cache pas. Le 15 septembre 1935, la ville de Nuremberg accueille le congrès annuel du parti nazi.

A 20h, le Reichstag tient une séance exceptionnelle loin de son siège à Berlin. Hitler demande au Reichstag d'adopter des lois raciales. Les lois de Nuremberg constituent une rupture décisive.

Avant, de nombreuses lois avaient déjà été promulguées qui excluaient les juifs de différents secteurs et qui visaient à les exclure de la communauté nationale allemande. Les lois de Nuremberg ont scellé cette exclusion en faisant officiellement d'eux des citoyens de seconde zone. Les lois raciales introduisent une notion dénaturée de légitimité aux yeux des nazis.

Pour la société allemande majoritaire, non juive, ces lois signifiaient également des changements drastiques. Désormais, il était par exemple possible de sanctionner quiconque travaillait dans un ménage juif. Et à partir de 1935, tout rapport sexuel entre juifs et non-juifs est puni par la loi.

Et les mariages entre juifs et non-juifs sont interdits. La nouvelle phase de la politique anti-juive nazie introduite à Nuremberg s'accompagne d'une propagande amplifiée. Ce que les nationaux socialistes ont fait, c'est prendre différents aspects de l'anti-judaïsme et les réunir.

En fait, ils ont créé de grands cercles de réflexion, des instituts de recherche pour étudier la théologie et s'inspirer, par exemple, des premiers débats chrétiens sur les Juifs pour les actualiser. Ils rééditent des anciens ouvrages égyptiens et de la Renaissance sur les Juifs afin de créer une sorte de filiation idéologique. et de s'octroyer une légitimité dans la continuité du très ancien judaïsme. De toute évidence, les nazis s'inspiraient de cette rhétorique.

De toute évidence, les nazis le savaient. Ils connaissaient l'art anti-juif du Moyen-Âge. Ils ont repris l'idée du badge du Moyen-Âge.

Ils se sont inspirés de la caricature anti-juive médiévale, mais avec des styles différents. En Europe, le premier signe distinctif est apparu au XIie siècle. Une roue de couleur jaune. Le jaune considéré à l'époque comme la couleur du diable.

Les nazis reprennent ce principe. L'emblème de l'étoile de David, symbole du bouclier du roi de Judée, sera utilisé pour stigmatiser les juifs. Ils utilisaient le terme juif pour critiquer toutes les formes d'expressions culturelles auxquelles ils étaient opposés, comme par exemple l'exposition d'art dégénéré.

En juin 1937, le Reich fait saisir des milliers d'œuvres d'art moderne présentées comme dégénérées. Une sélection est rassemblée à Munich dans une grande exposition définie comme la production dangereuse d'artistes juifs. Parmi ces artistes dégénérés, moins de 5% étaient juifs.

Les nazis ont peut-être plus systématiquement que n'importe où décidé d'utiliser l'anti-judaïsme comme discours critique. et de l'appliquer à tous les aspects de la société moderne. Chaque département d'une université allemande pouvait être critiqué en termes Est-ce trop juif ?

ou Est-ce bien purement allemand ? Le 9 novembre 1938, les autorités du Reich orchestrent la nuit de cristal. Prétextant venger l'assassinat d'un diplomate nazi en France, les vitrines de centaines de magasins sont brisées et des dizaines de synagogues incendiées.

30 000 juifs sont arrêtés et internés dans des camps de concentration. Ni le corps judiciaire, ni l'armée, ni l'Église ne protestent officiellement contre cette explosion de violence. Il y a quelque chose qu'on a du mal à percevoir dans l'antisémitisme. C'est que tous les moyens de défense ne sont bons que pour un niveau relativement bas d'antisémitisme.

Dès que l'antisémitisme dépasse ces niveaux, les défenses craquent, les amis restent à la maison, ou changent de camp, et subitement les juifs se retrouvent seuls. On est en 1938, on est à Berlin, il y a 7 juifs qui se promènent dans la rue, ils marchent, et puis ces 7 juifs, ils voient sur le même trottoir deux Allemands qui arrivent, et puis il y a un des juifs qui dit changeons de trottoir, ils sont deux, nous sommes seuls Qu'est-ce qui fait qu'on accepte une autorité qui vous dicte des conduites arbitraires ? Comment expliquer ce qu'on dirait aujourd'hui le caractère viral d'une passion ? contre un groupe, qui en général n'est pas un groupe très important au sein de la population, comment cela prend ? Comment ce qui était l'apanage de quelques-uns va finir par devenir l'apanage de beaucoup ?

Freud va s'interroger sur ce phénomène-là, mais c'est clair qu'il y a un phénomène ici qui demande à être expliqué. Le 4 juin 1938, quatre mois après le rattachement de l'Autriche au Reich, Sigmund Freud est autorisé à quitter Vienne. Il se réfugie à Londres, où un journaliste, Arthur Kessler, vient lui demander d'écrire un article sur l'antisémitisme.

Vous savez, ils n'ont fait que déclencher la force d'agression refoulée dans notre civilisation. L'antisémitisme est un thème récurrent chez Freud. Il en a souffert, il a vécu avec ça. Il dit très précisément, la formule c'est je me suis familiarisé précocement avec le fait d'être mis au banc de la majorité compacte. Freud dit qu'on hait beaucoup plus, on déteste beaucoup plus ce qui est presque comme vous que ce qui est très nettement différent.

Parce que ce qui est presque comme vous vous menace d'une certaine façon. Cette image de moi-même dans le miroir, c'est à la fois moi et un autre moi-même, ce n'est pas moi. Il me prend quelque chose, il me menace d'autant plus qu'il est comme moi. Entre 1933 et 1939, la moitié des 600 000 juifs allemands réussit à partir, bien que les pays occidentaux ne les acceptent qu'au compte-gouttes. Des bateaux sillonnent les mers, parfois sans trouver asile.

L'Odyssée du Saint-Louis, qui ne peut débarquer ses passagers ni à Cuba, ni aux Etats-Unis, contraint de faire demi-tour en Europe et rester célèbre. En mai 1938, il y a environ 250 000 juifs, plus ou moins, en Allemagne. À la même époque, peut-être 150 000 juifs en Autriche. Cela fait 400 000 juifs.

Il faut penser que tous, d'une manière ou d'une autre, veulent partir, et que le gouvernement veut qu'ils partent. Si les peuples se battent encore une fois dans un guerre mondial, le résultat ne sera pas la bolivarisation de la Terre et ainsi le succès du judaïsme, mais la destruction de la race judaïque en Europe. Avec la guerre, au fur et à mesure de la conquête nazie du continent européen et de l'Afrique du Nord, les juifs sont recensés, spoliés. Puis le projet prend corps de les assassiner, tous sans exception, des enfants aux vieillards, là où ils vivent, jusqu'à les poursuivre aux quatre coins de l'Europe. Pendant six ans, un tiers de notre peuple, six millions, ont été tués.

Pas pour idéologie, pas pour religion, pas pour territoire, pas pour des problèmes économiques ou pas pour des biens économiques. On nous avait regardés comme des microbes. On était exterminés comme des microbes.

Écrire génocider génocider véritablement ces sources vives du judaïsme européen, c'est un monde mort, un monde mort, celui-là. C'est ainsi.