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Les Inventions Téléphoniques et leurs Acteurs

14 février 1876. En ce joli jour de Saint-Valentin, deux hommes déposent à quelques heures d'intervalle à l'Office américain des brevets des dossiers décrivant la même invention. L'un, Elisha Gray, est un ingénieur mécanicien et électricien. L'autre, Graham Bell, un professeur de diction et d'élocution dont la femme et la mère sont malentendantes.

Et entre ces deux hommes, ce ne sera pas une idylle de Saint-Valentin, mais une longue lutte sans merci pour les droits sur leur invention commune. Une invention qui a suscité les convoitises comme rarement. L'invention héroïne de cet épisode, le téléphone.

Les contes des mille et une sciences par Cédric Villani, saison 2, des ondes pour communiquer. Épisode 2, l'empire téléphonique. Un téléphone, qu'est-ce que c'est ? Ça transmet un signal à distance par le courant électrique, comme le télégraphe, mais bien plus convivial.

On n'en voit pas des points et des traits, mais la parole au naturel. Et comment ça marche ? Les magazines de vulgarisation en proposent une version jeu simplifiée, le téléphone à gobelets. On perce les fonds de deux gobelets en carton et on les relie par une longue corde. Deux enfants, disons Alice et Bob, en prennent chacun un et tendent la corde.

Quand Alice parle dans son gobelet, les ondes sonores en font vibrer le fond. Ces vibrations sont transmises par la corde, ce sont des ondes mécaniques. Et quand elles atteignent le gobelet de Bob, elles font vibrer son fond, engendrant des ondes sonores qui reconstituent la parole d'Alice à l'oreille de Bob.

Voilà. Et le vrai téléphone, c'est pareil. Mais à la place d'un fond de gobelet, c'est une membrane dont les vibrations sont converties par un dispositif magnétique en variation de courant électrique.

Et à la place de la corde, c'est un câble métallique pour conduire le courant. Vous me direz, c'est pas sorcier. En fait, beaucoup de monde a eu cette idée.

Des centaines d'inventeurs plus ou moins sérieux tenteront aussi d'y faire valoir leurs droits. En particulier un Italien, Antonio Meucci. qui dès 1871 a déposé un brevet préliminaire.

Mais Graham Bell est une machine de combat. Avec ses relations, ses avocats, sa fortune, il fait écarter les brevets concurrents, non sans les avoir espionnés. Il amadou l'État, gagne ses procès, sort grand vainqueur de cette titanesque bataille juridique.

Et c'est sa démonstration qui s'impose comme le premier coup de téléphone. Le 10 mars 1876, il appelle son assistant dans la pièce voisine. Six mois plus tard, les deux hommes renouvellent la démonstration entre Boston et Cambridge à 3 km. C'est le premier appel longue distance. Bon démarrage, mais peu mieux faire.

La qualité du son est médiocre et la conversation peu conviviale ressemble à une suite de monologues. Arrive alors, ta-dam, Thomas Edison, l'inventeur par excellence. Autodidacte, hyperactif, lecteur compulsif, inadapté à l'école comme à la vie en société, et sourd comme le professeur tournesol.

Mais c'est un virtuose des inventions. Depuis ses 13 ans jusqu'à sa mort à 83 ans, il ne vit que pour expérimenter et inventer. Qu'importe s'il déclenche des incendies et catastrophes.

Il déposera plus de 1000 brevets et en 1877, il découvre qu'on améliore nettement le son du téléphone en insérant une rondelle de carbone dans le microphone. Dix ans plus tard, il remplace la rondelle par de petites granules de charbon et là, la qualité sera excellente. Il ajoute une bobine d'induction magnétique pour amplifier le signal et déjouer l'atténuation. En prime, il combine émission et réception, ce qui permet de vraies conversations.

Amélioré par Edison, le téléphone devient marketable, prêt à investir tous les foyers. Et Bell relève ce défi. Il rachète l'entreprise de son rival Gray et commence à bâtir un empire économique du téléphone.

American Telegraph and Telephone, AT&T. En 1888, le jeune Allemand... Heinrich Hertz réussit à observer par un détecteur sophistiqué les ondes électromagnétiques prédites par les équations de Maxwell. Pourquoi ?

Pour la beauté de la science. Cela n'a absolument aucune application. C'est juste une expérience qui prouve que Maestro Maxwell avait raison. Nous ne pouvons voir ces mystérieuses ondes électromagnétiques à l'œil nu. Mais elles sont bien là.

Aucune application. Touchante naïveté d'un cœur pur. Une foule d'inventeurs se rue sur ces ondes hertziennes, ou ondes radio, presque aussi rapides que la lumière, pour en faire des machines à communiquer à travers les airs.

Le cerveau croate Tesla, le britannique Lodge, le russe Popov, l'indien Bose, le néo-zélandais Rutherford. Et le français Branly, celui du quai Branly à Paris, qui met au point un cohéreur pour transformer ses ondes radio en signal électrique. En 1895, l'Italo-américain Marconi utilise ce cohéreur pour en faire un autre.

envoyé dans les Alpes suisses le tout premier message radio. C'est la naissance de la télégraphie sans fil ou TSF. En 1901, Marconi a tant progressé qu'il envoie un message de l'île britannique de White jusqu'en Amérique.

Allu la gloire et le prix Nobel. Guglielmo Marconi, grand admirateur de Mussolini, se vantera plus tard d'être le premier fasciste à faire de la radio. Mais avant de le juger sévèrement, méditons ce qu'en dit la presse après le naufrage du Titanic. Tous ceux qui ont été sauvés l'ont été grâce à un homme, M.

Marconi, et à sa merveilleuse invention. La station transmittante de bord impédie que la tragédie fasse totale. Sur 3000 personnes, 2...

Bravo à la TSF qui transmet chansons et conversations et sauve des vies. Mais pour la répandre, il faut résoudre un sacré problème. Quand l'air sera empli d'ondes électromagnétiques portant chacune leur message, comment détecter la bonne ?

Le Canadien Fessenden apporte la solution. Il élargit la gamme des fréquences utilisables suffisamment pour qu'on puisse attribuer des fréquences bien distinctes aux utilisateurs. Un monde nouveau se déploie et l'ingénieur français estonnier lui donne son nom en 1904, les télécommunications. Alors rassurez-vous, les Français ne font pas qu'inventer des mots. Soucieux de leur souveraineté, ils apportent aussi des avancées techniques.

Le général Ferrier transforme même la tour Eiffel en un gigantesque émetteur de TSF, contribuant ainsi à la sauver du démantèlement. Côté américain, l'entreprise de Bell, AT&T, continue à croître. Elle se fait appeler du doux nom de Mabelle. Dans cet immense territoire, les télécommunications sont un enjeu de cohésion. Et à force de lobbying politique, Mabelle décroche le gros lot.

Un monopole sur le téléphone en Amérique. En 1915, Bell et son assistant répètent leur conversation historique. Monsieur Watson, venez, je vais vous voir.

Cette fois, entre New York et San Francisco. De la côte ouest à la côte est, ce continent est bien le... l'heure.

Grâce au monopole, Mabel devient un monstre, un colosse économique, employant jusqu'à un million de personnes pour un chiffre d'affaires jamais vu, plusieurs centaines de milliards de dollars d'aujourd'hui. mais le meilleur est à venir. En 1925, Mabelle fonde son centre de recherche, les Bell Labs. Son directeur, Mervyn Kelly, une force de la nature, en fera un laboratoire légendaire. La recette Kelly, c'est d'abord une foule d'ingénieurs recrutés au mérite, issus de l'Amérique profonde, formés dans de grandes universités.

Mais aussi de brillants chercheurs, dont une douzaine recevront un prix Nobel. Un. Des futurologues et auteurs de science-fiction visionnaires comme Arthur C. Clarke.

Des managers rigoureux issus du serail scientifique. Un code de conduite strict et des valeurs fortes. L'entreprise, l'intérêt public, la patrie. Tout cela en collaboration permanente dans une atmosphère inventive, familiale et assez égalitaire pour améliorer le système téléphonique américain.

Ce creuset d'innovation de la côte Est... Enchaînera les inventions majeures, antennes mobiles, radiotélescopes, tours-relais, mais aussi cellules photovoltaïques, photographies électroniques, le système Unix, future base d'Android, le langage C, le téléphone portable, mais surtout, surtout, le transistor. En ce jour de 1947, où ces chercheurs, manipulant le mystérieux élément germanien, découvrent le principe du transistor.

Subtil petit circuit semi-conducteur capable d'amplifier un signal électrique. Comme un répéteur, mais bien plus fin, rapide et robuste que les tubes à vide. Ce qui vient de naître, excusez du peu, c'est l'industrie électronique. Et les Bell Labs ne s'arrêtent jamais.

En 1956, ils posent un câble téléphonique sous-marin. Monstre de précision. Fabriqué dans une usine spécialement dédiée, il fonctionnera sans accroc pendant plus de 20 ans, durée nécessaire pour le rentabiliser. En 1967, il lance le premier satellite de télécommunication, Telstar, capable de réfléchir les ondes hertziennes.

Telstar est une vraie star, il déclenche une allégresse mondiale. On lui dédie des musiques, on donne son nom au ballon de football qui a à peu près la même forme que lui. En pleine gloire, les Bell Labs déploient leur grand projet, Connecter le Monde.

Une étoile d'amour, finalement on y est arrivé à la Saint-Valentin. Bon, ne rêvons pas, ce nouveau monde communiquant n'est pas que d'amour, c'est aussi un monde de guerre, chaude ou froide, et les belles et les mauvaises. Lab collaborent avec l'armée.

C'est un monde d'argent investi par les financiers et un monde enfanté par des hommes, des mâles, qui ont trusté tous les postes de responsabilité des télécoms. Les photos d'époque ne sont que costumes cravate. Pourtant, il y eut au moins une femme pour laisser son empreinte dans cette épopée. Ashkenaz, issue de la très grande bourgeoisie austro-hongroise, elle s'appelle Edi Lamar. Ses cheveux de jet, ses yeux marbrés bleu-vert, sa peau de porcelaine, son audace aussi, en ont fait une actrice superstar, nommée plus belle femme du cinéma, triomphante en Dalila pour l'objectif de Cécile B.

de Mille. Ses scènes de nu et d'orgasme, son autobiographie torride sont des scandales planétaires. Mais sa célébrité aujourd'hui doit bien plus à ses talents d'inventrice autodidacte. En 1941, Avec le compositeur avant-gardiste Roger Anteil, elle brevette un système de radio sécurisé. Pour déjouer les tentatives d'espionnage, on change la fréquence d'émission selon un système prédéterminé.

Le duo d'artistes échoue à convaincre les militaires, mais 20 ans plus tard, ce principe sera bien appliqué par l'armée avant de se généraliser partout. Y compris au wifi. La femme fatale dont l'invention transforme le monde. L'histoire semble trop belle, et à vrai dire, elle l'est. L'idée du changement de fréquence était dans l'air, avait déjà été proposée par d'autres, et n'a pas eu besoin de la marre pour s'imposer.

À bien y penser, il y en a quand même un dans l'aventure qui plane loin au-dessus de toutes les querelles. C'est l'immense, l'inclassable mathématicien et ingénieur Claude Shannon. Alter égo américain d'Alan Turing.

Hypersensible, amateur de jeux, de jazz, de jonglage et de monocycles, fabricant de robots improbables, c'est l'un des pères de l'informatique et de l'intelligence artificielle. Et sa magistrale théorie de la communication, publiée en 1948, transforme en énoncés et théorèmes mathématiques des questions fondamentales sur la transmission des messages. Par exemple, le bruit. Pour converser dans une salle bruyante, vous devez forcer la voix, répéter, ça ralentit le débit.

Et toute technologie vient avec ses perturbations, donc son bruit. Au lieu de l'ignorer, comme c'était l'habitude, Shannon met ce bruit en équation. Et les cadeaux de Shannon sont durables, puisqu'il faudra un bon demi-siècle avant de mettre au point les algorithmes de compression hyper efficaces dont il avait mathématiquement démontré l'existant. Quand Shannon prend sa retraite, riche et célèbre, les Bell Labs décident de continuer à le payer jusqu'à sa mort. Après tout, il était leur étoile la plus brillante.

Ils continueraient à veiller, depuis le firmament, sur la révolution qu'il avait prophétisée, la naissance de la Société de l'Information.