Des rivets, beaucoup de rivets, 2 500 000 rivets et du métal, beaucoup de métal, plus de 18 000 pièces de métal qui furent assemblées une à une. La tour Eiffel est avant tout une dame de fer. Conçue par un ingénieur, elle s'imposa comme la plus haute du monde, avec un matériau inédit pour un bâtiment de prestige. L'histoire aurait pu être différente, avec de la pierre, beaucoup de pierre, des colonnades et des statues. En lieu et place de la tour de fer, pourrait se dresser aujourd'hui une tour en pierre tout aussi gigantesque.
La colonne soleil. L'idée sera longtemps un projet très sérieux, porté par un architecte de renom, Jules Bourdet. Jusqu'à ce que l'ingénieur Gustave Eiffel ne lui dame le pion avec sa tour de fer. Eiffel et sa tour sont devenus des évidences.
Bourdet et sa colonne ont disparu des manuels d'histoire. Pourtant, la lutte fut rude. L'issue incertaine.
Derrière le duel entre deux hommes se joue une bataille beaucoup plus vaste. Le fer contre la pierre, l'industrie contre les beaux-arts, le progrès contre la tradition. Qui sera capable de construire le plus haut ? En cette fin du 19e siècle, les progrès techniques permettent les rêves les plus fous. Le duel Bourdet-Eiffel est au cœur d'une course au gigantisme.
Aux Etats-Unis, en Angleterre, on tente aussi de bâtir toujours plus haut. Pour devenir le symbole de la France à travers le monde, la Dame de Fer devra livrer une impitoyable guerre des tours. Monsieur Bourdet ?
Monsieur Bourdet ? En ce matin de mai 1884, le tout Paris des bâtisseurs est en émoi. Papa ?
Regardez, c'est ici. Le gouvernement a décidé hier matin qu'une exposition universelle s'ouvrirait à Paris en 1889 et qu'il lui saurait donner un éclat inaccoutumé en l'honneur du centenaire de la Révolution de 1789. Enfin, nous y sommes. Dans son cabinet parisien, Jules Bourdet, architecte très en vue, jubile.
Trouvez-moi M. Sébillot, au plus vite. Bien sûr, M. Bourdet.
Il a enfin l'occasion de réaliser l'œuvre de sa vie, celle qu'il mûrit depuis deux ans. Une tour de granit monumentale. A quelques kilomètres de là, dans ses ateliers de Levallois-Perret, l'ingénieur Gustave Eiffel est moins enthousiaste.
Son entreprise est en pleine croissance et croule sous les projets. J'imagine que cela ne tombe pas au meilleur moment. C'est pour l'anniversaire de la Révolution. Il lui sera donné un éclat Inaccoutumé Ce sera un événement majeur C'est une belle opportunité Tu peux pas manquer ça La révolution Gustave Eiffel le sait Un entrepreneur de son niveau Ne peut pas manquer une exposition universelle A Paris L'événement sera mondial Les expositions universelles au 19e siècle étaient des célébrations gigantesques du progrès industriel, du progrès économique et même du progrès humain. Il y avait souvent une partie rétrospective pour montrer à quel point l'humanité avait évolué au cours des siècles et des millénaires.
Et il y avait une compétition énorme, une compétition pour se montrer, pour savoir quel pays était vraiment en tête. C'était ce que nous pourrions appeler, non pas la course aux armements, mais la course au progrès. Le gouvernement français n'a guère hésité.
Une exposition universelle pour 1889 est une évidence. 13 ans plus tôt, en 1871, la France de Napoléon III a perdu la guerre contre la Prusse. La République a remplacé l'Empire.
Mais le pays digère mal la défaite. La perte de l'Alsace-Lorraine est une humiliation. Le centenaire de la Révolution française sera l'occasion d'affirmer la puissance de la République et sa modernité.
Ce que l'on veut avec cette exposition universelle, c'est montrer le lien entre le développement scientifique-technologique de la France et les grands principes de 89. Liberté, égalité. fraternité. Alors c'est la liberté guidant le monde sur le plan politique mais guidant le monde aussi sur le plan de l'innovation, de l'esprit scientifique, etc.
Et donc, il s'agit de montrer ce que la liberté a pu engendrer. Et en quelque sorte, d'en mettre plein la vue aux autres pays et surtout aux monarchies. Parce que la France est républicaine.
Les expositions sont la vitrine du progrès. Ainsi, en 1853 à New York, l'américain Otis présente son ascenseur. Une spectaculaire mise en scène où il fait trancher le câble en public pour valider le système de sécurité. En 1876, à Philadelphie, Graham Bell présente lui un étrange appareil, le téléphone. C'est une caisse de résonance, l'exposition universelle, qui pourrait être assimilée à une forme de synthèse sans cesse remise à jour sur l'avancement ou sur le destin du monde.
Et évidemment, l'architecture dont tient une place centrale en ce qu'elle-même permet de bâtir le monde. Pour célébrer le progrès, le pays organisateur doit présenter un édifice exceptionnel. 30 ans plus tôt, lors de la toute première exposition, les Anglais ont épaté les visiteurs avec le Crystal Palace de Londres. 92 000 m² de métal et de verre. Depuis, aucun édifice n'a fait aussi forte impression.
Mais cette fois, tout le monde a en tête le projet qui pourrait marquer les esprits. Une tour de mille pieds, de 300 mètres. L'exploit de venir toucher les mille pieds ou les 300 mètres, c'est vrai, s'installe petit à petit au cours du 19e siècle pour trouver un espèce de point culminant avec l'exposition parisienne de 1889. C'était comme un défi majeur qu'on se lançait de pays à pays. Qui va être le pays qui va être le premier capable de réaliser la tour de mille pieds ? Aller toujours plus haut, construire une tour qui tutoie le ciel tel la mythique tour de Babel.
Le rêve est ancestral. En 2570 avant Jésus-Christ, les Égyptiens élèvent une pyramide de 146 mètres, la pyramide de Khéops. Une œuvre colossale qui n'a été dépassée que par quelques flèches de cathédrale. Mais au 19e siècle, la révolution industrielle, avec un nouvel usage du fer, autorise soudain toutes les audaces. Le fer, c'est un matériau qu'on utilise depuis longtemps comme renfort dans la construction, en forme de chaînage par exemple dans les cathédrales ou dans l'architecture classique, mais c'est un matériau qu'on produit en petite quantité.
La révolution, la révolution industrielle, ça va être de pouvoir produire du fer en beaucoup plus grande quantité. Son emploi, en fait, est facile, il est moins coûteux que la maçonnerie, il est facile à usiner, il est facile à mettre en œuvre puisqu'il s'agit de techniques d'assemblage. Il est résistant.
à la traction, il est résistant à la compression, il est souple, il peut se travailler, se percer. À titre de comparaison, une colonne en métal, en fonte, ou en fer, près d'un diamètre de 8 cm, elle équivaut à une colonne en maçonnerie, en granit, de 50 cm de côté. Donc c'est beaucoup plus résistant.
Donc ça va permettre de construire des choses qu'on n'avait jamais vues auparavant. C'est en 1832, plus de 50 ans avant l'exposition parisienne, qu'un Anglais imagine pour la première fois une tour de mille pieds. L'ingénieur Richard Trévissic est l'inventeur de la machine à vapeur à haute pression et de la première locomotive sur rail. Il sait que le problème majeur d'une telle tour sera la prise au vent.
Pour sa réforme Tower, il imagine donc une structure de modules de fonte ajourés, boulonnés les uns aux autres. Au centre, ce qu'on appellera bientôt un ascenseur, doit être propulsé le long d'un long tube. par de la vapeur sous pression.
Trévisique aurait pu être le premier à atteindre les mille pieds. Mais ses plans à peine terminés, l'ingénieur est emporté par une pneumonie. Vingt ans plus tard...
Un autre anglais, l'architecte Charles Burton, veut à son tour relever le défi. Alors qu'on démonte le gigantesque Crystal Palace, il propose de réutiliser le verre et la structure métallique pour en faire une tour de mille pieds. La Glass Tower est une charpente en métal avec une structure en faisceau se renforçant les uns les autres et qui s'affine avec la hauteur.
Charles Burton est un précurseur des grades ciel de verre de la fin du 20e siècle. Mais l'architecte ne parviendra jamais à convaincre les promoteurs de l'intérêt de son projet. C'est pour l'exposition de Philadelphie en 1876 que naît le projet le plus abouti.
L'entreprise Clark & Reeves imagine la Centennial Tower, qui célébrera l'indépendance des Etats-Unis. A la fois producteur de fer et constructeur de ponts métalliques, Clark & Reeves dessinent une tour de mille pieds qui pourraient mettre en valeur leurs propres produits. Le projet présente une structure de tube de métal qui offre peu de résistance au vent. Au centre, une colonne renferme quatre ascenseurs qui permettent de rejoindre le haut de la tour.
Le projet de tour de mille pieds de Clark & Reeves est assez crédible. Il utilise une technologie déjà éprouvée. Ses ingénieurs ont construit déjà beaucoup de ponts, des structures, des bâtiments aussi en utilisant cette technique.
Simplement, on ne l'a jamais fait. Clark et Reeves ne réuniront jamais le million de dollars dont ils ont besoin. Ils doivent abandonner leur rêve d'être les premiers au monde à réaliser la tour de mille pieds. Mais l'idée commence à faire son chemin.
Avec la circulation des informations via la presse spécialisée, on est très vite au courant de ce qui se passe en Angleterre, de ce qui peut se passer aux Etats-Unis. Et l'idée va maturer petit à petit, effectivement, de tenir le challenge. Beaucoup de gens sur le plan scientifique, politique, diplomatique, etc. étaient attachés à ce que la France essaye de réaliser ce défi.
Donc la tour de mille pieds est devenue un enjeu politique, un cheval de bataille pour la France. C'est à la même époque qu'un Français rêve de réussir là où les anglo-saxons ont échoué. Jules Bourdet est aujourd'hui oublié. Seuls quelques bâtiments témoignent encore de son œuvre, comme le palais de justice du Havre, le temple de Nègre-Pelisse dans le Tarn-et-Garonne, ou encore la mairie du 19e arrondissement à Paris. Pourtant, à l'époque, il est l'auteur d'un des bâtiments les plus célèbres de la capitale, le palais du Trocadéro, un édifice qui trônait en haut de la colline, à la place de l'actuel palais de Chaillon.
Cette œuvre a été réalisée avec un autre architecte, Gabriel Daviou, pour l'exposition de 1878. C'est un monument gigantesque, avec une salle de concert de 4600 places, flanquées de deux tours de 80 mètres, qui contiennent une innovation majeure. Ce qui fait la grande attraction du Palais du Trocadéro, ce sont les ascenseurs. Parce qu'à l'époque, il n'y a pas d'autre endroit où on peut voir la ville de Paris d'aussi haut, tout simplement.
Avec ce palais, Jules Bourdet devient une célébrité. Il a été récompensé, comblé d'honneur et il est connu non seulement en France mais aussi de manière internationale. Les commandes avaient afflué chez Bourdet, les articles de presse, il était acclamé partout. Il a non seulement pignon sur rue mais il est également lié avec un certain nombre de familles importantes, voire de grands financiers.
C'est quelqu'un qui est très en vue et très bien placé dans la haute société. Jules Bourdet a de l'ambition. Il rêve désormais d'être le premier à franchir la barre des mille pieds. Tout a commencé deux ans avant l'annonce de l'exposition, lors de retrouvailles imprévues. Monsieur Bourdet, un monsieur Cébillot demande à vous voir.
Cébillot. A m'aider. Faites-le entrer. Bonjour, Monsieur Bourdel.
Vous s'en êtes moi ? A m'aider ! Bien sûr, école centrale promotion 57. Je vous croyais installé aux Etats-Unis.
Je rentre tout juste. Et c'est l'objet de ma visite. Je voulais vous présenter...
ceci. Je ne comprends pas, c'est un phare ? C'est un phare, oui, mais c'est un phare pour éclairer une ville.
Une ville ? Un phare pour éclairer une ville ? Aux Etats-Unis, on installe déjà des arqueuses électriques au sommet de grands pylônes de 40 mètres.
60 mètres, parfois. A New York, ils éclairent tout Madison Square. C'est prodigieux. Aux Etats-Unis, on a l'idée qu'on peut remplacer avantageusement des lampadaires nombreux et urbains qui encombrent en fait les trottoirs et la voie publique par des grandes tours, cinquantaine de mètres de hauteur, des grands pylônes qui vont éclairer tout l'espace public. comme on en voit aujourd'hui dans les stades, par exemple.
On appelle ça des moonlights, parce que ça fait une espèce de clair de lune artificielle. C'est une technologie d'éclairage qui semble intéressante pour éclairer les places, les grands espaces publics. Regardez. Mon phare renferme 100 lampes arc-voltaïques de 20 000 carcels chacune, alimentées par un générateur à vapeur enterré dans les fondations. L'équivalent de plusieurs centaines de milliers de becs de gaz.
C'est terrifiant. Sur ce plan-ci, une projection de la zone couverte. L'équivalent d'un rayon de plus de 11 kilomètres de diamètre.
De quoi éclairer Paris. Vous voulez éclairer Paris, mais quelle est donc la hauteur de votre phare ? 300 mètres minimum.
La première tour de mille pieds. Et vous voulez l'installer en plein Paris ? Avec votre aide Jules. Amédée Sébillot, c'est un camarade de promotion de Jules Bourdet. C'est un utopiste, au bon sens du terme.
C'est quelqu'un qui cherche, par la voie du progrès, à améliorer la société. Et Cébillot donc a l'idée d'une innovation. Il cherche un partenaire pour le réaliser. Il sait que ce sera très difficile d'élever en plein Paris un pylône éclairant.
Donc il lui faut quelqu'un qui lui donne de la crédibilité, il lui faut quelqu'un qui lui... lui apporte quelque chose qui permet de vendre le projet d'une certaine manière. Votre projet est ambitieux.
Oui. Il est terriblement ambitieux, mais ce n'est pas ça qui le condamne. Votre phare, c'est une tour de métal.
Les Parisiens n'en foutront jamais. Mais alors vous, Paris, exige quelque chose qui est du panache. Une œuvre qui est du panache.
Il faut que cette tour ne soit pas seulement un prodige. Il faut aussi qu'elle soit belle. Il lui faut une matière noble, des colonnades, comme la tour de Pise. Ou autrefois, le grand phare d'Alexandrie.
Mais vous voulez dire une véritable toit en pierre ? Pour un phare de 300 mètres ? Quand paraît l'annonce de l'exposition universelle, le projet de Jules Bourdet est prêt.
Voilà maintenant deux ans qu'il réfléchit à l'idée d'une tour en pierre surmontée d'un phare. De son côté, Gustave Eiffel a eu vent de ses projets de tour de mille pieds à travers le monde. Et il ne peut y être insensible, lui qui a relevé tant de défis. A 25 ans, il bat un premier record, maître d'oeuvre du pont le plus long d'Europe, 509 mètres pour le pont de Bordeaux, qui s'appuie dans le lien stable de la Garonne.
Il a fondé sa propre entreprise à l'âge de 32 ans, il l'a développée, il est devenu un constructeur, au sens propre du terme, et donc il a acquis une grande expertise dans ce domaine. Il a eu des réalisations déjà marquantes, qui ont quand même défrayé les chroniques par leur capacité d'invention, d'innovation. De la gare de Budapest au majestueux pont Maria Pia de Porto, il enchaîne les œuvres d'importance.
Et s'il est moins connu du grand public que Jules Bourdet, il est assurément un pionnier dans son domaine. Gustave Eiffel est probablement l'un des meilleurs à ce moment-là puisqu'il met en place une stratégie d'assemblage des éléments métalliques. Il intègre un certain nombre de paramètres comme la résistance au feu, mais la résistance au vent aussi, qui font qu'il atteint très vite la possibilité de construire haut, mais de façon légère, solide et légère. Lorsque s'annonce l'exposition universelle, Gustave Eiffel est occupé à deux projets ambitieux. Au cœur du massif central, il termine à Garabi un viaduc hors normes.
L'ouvrage est toujours utilisé sur la ligne Paris-Béziers. C'est alors un exploit, à 122 mètres de haut, qui n'a pas d'égal dans le monde. Dans le même temps, l'ingénieur achève l'ossature de la statue de la liberté. Cette participation à l'œuvre de Bartholdi, cadeau de la France aux États-Unis, n'est pas une très grosse commande pour Eiffel.
Mais sa construction impressionne. En plein cœur de la capitale, elle est une formidable publicité pour son entreprise. Pour l'ingénieur, réaliser la tour de mille pieds serait donc un couronnement.
Pourtant, ce n'est pas Eiffel qui va y songer le premier. Un pylône de 300 mètres. Vous voudriez me faire ériger un pylône de 300 mètres, M. Coquelin ?
C'est-à-dire que le nom est provisoire, bien sûr, mais il me semblait bien correspondre. Le 7 juin 1884, Maurice Coquelin et Émile Nouguier, deux des principaux collaborateurs d'Eiffel, lui présentent un étrange dessin. Et c'est un croquis qui nous a été conservé, d'un pylône on pourrait dire, comme l'extrapolation d'un pylône de pont, mais au lieu qu'il fasse 50 mètres, il fait 300 mètres. Et il a une forme courbe assez caractéristique, c'est pas un pylône pyramidal, il a cette courbure qui est vraiment caractéristique, presque identitaire de la tour, qui est déjà inscrite dans ce projet. D'ailleurs le projet s'appelle un pylône, c'est pas encore une tour, un pylône, juste un pylône un peu gratuit comme pourrait être une antenne, mais 300 mètres de hauteur.
Ici, j'ai superposé nos plus beaux bâtiments parisiens, ce qui nous donne une échelle de la hauteur. Vous voyez que c'est assez impressionnant. Bien sûr, les deux ingénieurs ne se sont pas contentés de faire un petit croquis. Ils ont fait une note de calcul sommaire pour vérifier le poids global. globale de la tour, prendre en compte cet effort du vent et donc cette forme.
Les calculs sont rigoureusement exacts. Je les ai tous vérifiés. Avec le pylône de Maurice, nous ferions mieux que les Anglais ou les Américains.
Le pylône fait 300 mètres, M. Eiffel, la première tour de mille pieds. Ils vont montrer ce projet à leur patron, qui n'a pas l'air très intéressé, et on peut le comprendre.
La question de la prise au vent me semble résolue. Vous nous avez prouvé votre grand talent sur le viaduc de Garaby, et je ne doute pas de vos compétences, mais un pilote. Vous pensez sérieusement que le clou de l'exposition universelle puisse être un pylône ?
Un pylône de 300 mètres, monsieur Eiffel. Ça n'a jamais été fait. Donc c'est un peu comme ça que ça se passe au début. La réaction d'Eiffel n'est pas forcément tout de suite enthousiaste.
Vous n'y êtes pas, monsieur. Concernant la prise au vent, votre idée est ingénieuse Coquelin. Continuez à réfléchir, mais cessez de penser comme un technicien, il faut nous faire rêver.
Et n'oubliez pas que j'attends les derniers plans de la coupole de l'observatoire. Coquelin et Nouguier vont être assez malins. Ils vont aller trouver un architecte, Stéphane Sauvestre, qu'ils connaissent, avec qui l'entreprise a déjà travaillé. Et Sauvestre va produire un autre dessin.
Il va complètement même redessiner en fond le projet. Un commerce, un restaurant par exemple. Ah Claire ! Tourne bien. Regarde un peu.
C'est le pylône de Maurice ? L'ancien pylône de M. Coquelin. Après une nouvelle réflexion de M.
Coquelin, et Nouguier. Et l'aide de M. Sauvestre. L'aide précieuse même.
Sauvestre va rajouter trois choses très importantes. Il va d'abord se dire un pylône c'est bien mais une tour dans laquelle on puisse monter c'est mieux parce que le public pourra y accéder et Sauvestre va imaginer des salles au premier étage, au deuxième étage qui puissent accueillir du public. et donc il va donner un sens au fond à ce projet, le sens d'accueillir du public et donc de découvrir aussi, du haut de cette tour, le paysage de Paris. Alors ?
Que penses-tu ? Il va aussi donner une forme plus architecturale à la tour. Il va notamment imaginer quatre grands arcs qui vont encadrer les piliers et ça donne une sorte d'assise, de perception, de solidité à la tour. Et puis il va aussi introduire des ornements, un traitement du sommet, même dans ses premières esquisses, même des petites statues. Il va lui donner un côté plus aimable au fond, plus réceptible par le public.
Ça n'est plus un pylône, c'est une tour. On a un vrai projet, tout d'un coup, un projet à la fois technique, conçu par les ingénieurs, architectural, conçu par Sovest, qui devient non seulement crédible, mais attractif. C'est là qu'Eiffel change d'avis. C'est un défi comme nous n'en avons jamais connu, messieurs. Jamais.
C'est un défi que nous allons relever. Comme Jules Bourdet, Gustave Eiffel veut désormais être le premier à construire la tour de mille pieds. C'est le début d'une compétition entre deux hommes aux visions radicalement différentes.
Les deux rivaux ont pourtant un point commun. Ils ont fréquenté à deux ans d'écart une des meilleures écoles d'ingénieurs, l'École Centrale de Paris. Mais leur carrière n'a pas pris la même direction.
Si Eiffel est devenu un chef d'entreprise creusant son sillon d'ingénieur, Bourdet a rejoint le monde des architectes, dont il est un des plus célèbres représentants. Parfois, leurs chemins se croisent, comme lors de la précédente exposition à Paris en 1878. Alors que Bourdet, l'architecte, construit le palais du Trocadéro, clou de l'exposition, Eiffel, l'ingénieur, a en charge le pavillon de la ville, celui de la compagnie du gaz et la façade du bâtiment principal. Cela lui vaut d'être nommé chevalier de la Légion d'honneur et de recevoir les félicitations du grand officier Jules Bourdet. Mon cher chevalier, mille compliments bien sincères de votre dévoué camarade, Bourdais.
Mais pour la tour de mille pieds, il n'y aura qu'un seul gagnant. Bourdet est sûr de son projet. Il le mûrit depuis deux ans.
Il a des contacts haut placés. A l'inverse, Eiffel sait qu'il ne part pas favori. Pour prendre son rival de vitesse, il engage la bataille de la presse.
22 octobre 1884, un entrefilet dans le Figaro évoque un projet extraordinaire d'une tour en fer de 300 mètres. Peu d'informations, mais de quoi susciter la curiosité. Le mois suivant, un article beaucoup plus conséquent paraît dans la revue scientifique La Nature, avec pour la première fois une illustration.
D'emblée, on pose le fer comme indispensable, le seul matériau capable de résister au vent. On insiste aussi sur l'utilité de sa tour, tout ce qu'elle pourrait apporter. Observations stratégiques en temps de guerre, communications par télégraphie optique, observations météorologiques et astronomiques.
Mais le plus étonnant est peut-être le cinquième point. Un éclairage électrique à grande hauteur, comme cela se fait dans certaines villes d'Amérique. C'est la caractéristique, l'objectif principal du projet Bourdet associé à ses billots. Mais il a pompé, il a pompé, on va dire les choses telles qu'elles sont.
Bourdet doit réagir au plus vite. Quelques jours plus tard, un article présente sa tour colossale en maçonnerie. Un sous-bassement qui fait déjà la hauteur de Notre-Dame. Au-dessus, la tour proprement dite ornée de colonnades. Le centre est réservé à la circulation d'ascenseurs.
A son sommet, une large plateforme d'observation pour mille personnes à la fois. Et enfin, le fameux système d'éclairage. Il va y avoir un phare ultra puissant qui va être au-dessus de vos têtes et qui va vous apporter de la lumière dans toutes les rues de Paris pour le grand public. Ah c'est fantastique, c'est formidable.
Vous savez, on est en train de vivre la révolution de l'électricité. En 1880, on vient à peine d'inventer la lampe à incandescence. Et l'éclairage public se fait au gaz. C'est-à-dire que c'est un éclairage assez faible. Donc l'électricité amène un confort incroyable.
Et ce confort, Jules Bourdet et Amédée Sébillot veulent l'amener dans les rues, mais également dans les maisons. En effet, dès le projet d'origine, il est prévu un système de réflecteur pour rediriger les rayons dans les zones masquées comme les rues sombres, mais aussi à l'intérieur des appartements. Et un homme pourrait lire son journal à la fenêtre de manière tout à fait facile. Donc en fait, il y a cette idée que non seulement on apporte l'électricité dans les rues, mais on l'amène aussi d'une certaine manière dans les foyers. Mais Bourdet ne s'en tient pas là.
Piqué par la concurrence d'Eiffel, il joue la surenchère. Décembre 1884, sa tour dépasse les 300 mètres. C'est devenu une tour qualifiée de ultra gigantesque, de 370 mètres de hauteur.
Six fois la hauteur des tours de Notre-Dame. Donc on voit bien la guerre des deux tours qui s'est amorcée entre Bourdet et Eiffel. Cette guerre des tours enflamme bientôt le tout Paris. Car au-delà des projets se jouent deux visions du monde.
Faut-il respecter la tradition ou bousculer les codes ? La tour de Bourdet avec sa maçonnerie, ses colonnades, est un projet académique, comme on l'enseigne aux beaux-arts. Bourdet l'architecte adopte tous les codes esthétiques de l'époque. La tour d'Eiffel, en revanche, est avant tout un projet d'ingénieur.
Ses lignes sont dictées par les mathématiques, la nécessité de produire une structure résistante au vent. Et elle est surtout d'un matériau inédit pour un bâtiment de prestige. Le débat sur la tour Eiffel ne portait pas sur le fait qu'elle était en fer. Il y avait déjà beaucoup de fer dans la construction.
C'était le fait que le fer soit un véritable élément de décoration dans la ville, qu'il soit l'esthétique même de l'édifice. On a l'idée que le métal est bien pour des choses utiles, pour faire des structures intérieures dans des églises, mais aussi dans des... dans des banques, dans des halls, dans des gares, mais on n'a pas besoin de le montrer, sauf si c'est vraiment nécessaire.
Et la tour Eiffel ouvre la voie au fer, qui désormais a le droit d'être présente de manière monumentale dans la ville. Or, Paris est la chasse gardée des architectes et de la très traditionnelle école des beaux-arts. Ils puisent leur inspiration dans le passé.
Les immeubles haussmanniens sont un mélange de baroque, de classicisme et de renaissance. Le Sacré-Cœur, alors en cours de construction, se veut un rappel des cathédrales romanes et byzantines. La pierre domine sans partage. Le fer se doit d'être caché, comme à l'église Saint-Augustin, où seule la tourelle dévoile l'ossature métallique créée par Baltard.
Ou encore dans les gares, où des façades toujours en pierre cachent des structures en fer. Même si le métal, la technicité de l'ossature progresse de plus en plus, il y a un certain nombre de freins, idéels, culturels, mais aussi réglementaires, puisqu'il faut attendre 1878 pour que le règlement de Paris autorise les ossatures métalliques visibles. Mais la révolution industrielle rebat les cartes. Avec le fer, les ingénieurs deviennent des créateurs. Eiffel force l'admiration avec sa gare de Budapest qui exhibe sa façade métallique.
Le britannique Isambard Kingdung Brunel construit avec une coque en fer le premier des grands paquebots transatlantiques. Quant à l'américain William le Baron Johnnet, il réalise avec une structure métallique le premier gratte-ciel de 55 mètres. Les architectes se sentent menacés.
La relation entre l'architecte et l'ingénieur au XIXe siècle est l'une des questions les plus complexes et je dirais les plus controversées de l'évolution des métiers modernes. Et particulièrement pour les architectes. Parce que l'ingénierie rend possible toutes sortes de nouvelles approches de l'architecture.
La transparence. les grands espaces ouverts, des portées presque sans précédent. Le phare de Bourdet et la tour de Gustave, Eiffel, incarnent cette opposition de fonds entre les ingénieurs et les architectes.
Il y a la construction de l'ingénieur et il y a l'art de l'architecte. Cette querelle entre ceux qui défendent le patrimoine Et ce qui bouscule les traditions a des résonances dans toute la culture. Elle est l'illustration d'une France en plein bouleversement, où s'opposent les anciens et les modernes. Au moment où Bourdet et Eiffel s'affrontent, le premier salon des indépendants accueille les peintres rejetés par les manifestations officielles, comme Seurat et sa baignade à Amiens. Quelques années plus tôt, les impressionnistes ont été conspués par les académistes.
Les arts sont tous traversés par ce débat de fond entre le respect des codes et l'émancipation de ces codes. C'est-à-dire que la question centrale c'est de fonder un art nouveau. Il faut être de son temps. La rupture avec l'académisme pictural tel qu'on le connaît à ce moment-là, elle est colossale.
Et on peut faire un parallèle avec la tour Eiffel qui génère, qui provoque les mêmes réactions, pas outrancières, mais des réactions un peu emphatiques. Ainsi, le peintre Jérôme, célèbre professeur des beaux-arts qui a traité d'ordure les toiles impressionnistes, est désormais un des opposants les plus acharnés de la tour. Pour les tenants de l'art officiel, le projet de Gustave Eiffel est une nouvelle provocation insupportable.
Monsieur, s'il vous plaît, un petit peu de silence. Un an après l'annonce de l'exposition, Eiffel a enfin l'occasion d'affronter directement son rival. Bien.
La société des ingénieurs demande aux deux adversaires de présenter publiquement leur projet. Nous écouterons M. Eiffel qui va nous présenter le sien.
Vous aurez ensuite tout le loisir. Ce qui est indispensable pour que le projet puisse avancer, c'est d'avoir la caution des ingénieurs. C'est eux qui vont pouvoir valider la faisabilité des projets.
Si les ingénieurs disent le projet n'est pas faisable, on n'ira pas plus loin. Le projet que nous vous présentons aujourd'hui peut paraître insensé. J'avoue que j'ai moi-même été effrayé par notre audace, mais les encouragements d'une haute personnalité politique et...
De qui parle-t-il ? La confiance dont Monor a m'aideré ses bios, mon collègue ici présent, m'ont convaincu de m'engager pleinement dans cette aventure. Ce projet porte désormais un nom.
Messieurs, je vous présente la colonne soleil. Nous avons adopté cette appellation, sans doute un peu prétentieuse, en vue de frapper les imaginations. et de mettre en avant le rôle fondamental de notre colonne dans l'éclairage public.
Il s'agit là d'ailleurs de l'essence même de notre projet. Contrairement à un autre projet de tour sur lequel un phare vient d'apparaître, comme parmentier. magie. Bourdet a la parole facile, abondante, charmeuse, etc. Et avec le prestige qui est le sien, Bourdet apparaît comme un maître.
Messieurs, pour réaliser un édifice d'une hauteur si exceptionnelle, l'emploi du fer nous semble tout indiquer. Par sa grande résistance, par le peu de surface qu'il permet d'exposer au vent, et enfin par son élasticité qui lui permet d'osciller légèrement sous la pression, le fer nous permettra de relever ce formidable défi. Les pierres sont le point de départ naturel et rationnel de l'art de bâtir.
Ce sont leurs propriétés qui font la base de l'architecture. Le fer a certes sa place dans la construction, mais il ne peut en aucun cas la constituer à lui seul pour un monument d'une telle envergure. Le poids total de la tour sera de 6500 tonnes. Mais la charge répartie au sol sur les quatre pieds ne sera que de 4,60 kg par cm², soit à peine plus que la pression exercée par un homme assis sur les quatre pieds de sa chaise.
Pensez-vous que le tour en granit puisse parvenir au même résultat ? On voudrait nous faire croire que le fer serait plus adapté que la pierre à une construction de très grande hauteur. C'est faux ! La bonne pierre y suffit amplement.
Lorsque l'on considère la résistance à l'écrasement, le granit peut supporter un poids bien supérieur à celui de notre colonne soleil. Vous avez tous entendu parler de l'obélisque de Washington, n'est-ce pas ? Vous reconnaîtrez que l'expérience n'est pas très encourageante pour les adeptes de la pierre et du mortier. A quoi fait donc allusion Gustave Eiffel ?
Aux Etats-Unis, il vient de se produire un événement extraordinaire. On a battu le record du monde. Avec ses 169 mètres, 555 pieds, l'obélisque de Washington est depuis le 21 février 1885 le plus haut édifice de la planète.
Tout en pierre, il pourrait paraître comme un encouragement de plus pour le projet de Jules Bourdet. En réalité, l'obélisque est une très mauvaise publicité pour la pierre. Sa construction a coûté très cher et a été très laborieuse. On a commencé à construire en 1848, on a travaillé quelques années dessus, on a arrêté le chantier faute de crédit pendant plus de 20 ans. On a dû renforcer les fondations parce que l'obélisque est commencé un peu à bouger et puis on est monté à 169 mètres au lieu de monter à 180 mètres.
Et on voit bien que... cet obélisque qui est quand même massif, les murs de l'obélisque à la base, c'est un mur à la fois en granit et en marbre, font 4,50 m d'épaisseur à la base. Donc on a un contre-exemple d'un obélisque qui est certes à 169 m, mais dont on voit qu'il a pris des années à se construire. Or, en 1885, on n'est plus qu'à 4 ans de l'exposition universelle. Messieurs !
Pourriez-vous préciser vos devis ? Car pour l'instant, c'est M. Bourdet qui nous a donné les détails de celui de M. Eiffel, et M. Eiffel les détails de celui de M.
Bourdet. M. Bourdet, votre système de panneau réfléchissant est très ingénieux. Mais comment la colonne soleil va-t-elle éclairer Paris en cas de brouillard ? Monsieur Eiffel, vous parlez d'utilisation militaire, mais n'est-il pas précisément dangereux d'offrir un point de repère si haut à d'éventuels tirs ennemis ?
Chers confrères, toutes vos questions sont légitimes, mais il semble que pour une appréciation honnête de nos deux projets, il faille résoudre avant tout les questions fondamentales. de la résistance au vent et de l'écrasement. Or, si nous avons déposé nos calculs auprès de votre assemblée, je ne crois pas que mon illustre adversaire en ait fait de même. Mais nous l'avons fait, monsieur Eiffel, nous l'avons fait !
Et puisque vous semblez l'ignorer, je peux vous les expliquer en quelques mots. Jules Bourdet, il faut pas oublier... oublier que c'est quand même un pro de la résistance des matériaux. Il les connaît même suffisamment bien pour faire un traité de résistance des matériaux qui fait vraiment autorité dans le domaine auprès de l'ensemble des constructeurs. Et les préconisations qu'il a faites à l'époque ont on pourrait les reprendre aujourd'hui, on pourrait utiliser son livre aujourd'hui.
Donc c'est quelqu'un qui n'est absolument pas un fantaisiste. La colonne Soleil a 2 mètres d'épaisseur à la base. Son diamètre intérieur est de 16 mètres. Toutes les maisons de Paris s'appuient sur le sol avec une intensité d'environ 5 kg par centimètre carré pour des murs de 30 mètres de hauteur.
Lui, il estime que c'est possible, mais il ne sait pas encore forcément quelles sont les difficultés qu'il va rencontrer. incroyable à cette époque-là, c'est la foi qu'on a dans le progrès et la foi qu'on a dans la science. C'est-à-dire que on se lance dans les défis parce que on sait qu'on va avoir des difficultés mais on va les résoudre. Les calculs de M.
Bourdet satisfont-ils M. Eiffel ? Mais M. Bourdet arrive au chiffre de 40 kilos de pression par centimètre carré à la base de sa tour sans tenir compte de l'action du vent qui augmente les chiffres de manière considérable.
M. Bourdet, votre tour fait bien 80 cm d'épaisseur en haut et 2 m en bas. Tout à fait. Eh bien, on arrive alors approximativement à 66 kg de pression par cm².
Cela ne défraie pas M. Bourdet, mais cela effraiera beaucoup d'architectes et d'ingénieurs. Vous vous inquiétez d'une pression de 66 kg par cm² ? Mais que dire alors des pyramides qui en portent bien davantage ? Le problème de la résistance de la pierre, c'est le problème de l'écrasement du mortier.
Les expériences réalisées ne laissent malheureusement guère de doute. Les expériences en laboratoire t'étais... est faite sur des pierres de petite surface. Elle donne des résultats très éloignés de la résistance du mortier.
J'ai fait une étude moi-même à ce sujet il y a huit ans. Ma colonne soleil tiendra bien plus solidement sur sa base de pierres que votre grande table en fer à quatre pieds. Non, non, non. Messieurs, s'il vous plaît, restez assis.
Un peu de silence. Un peu de dignité, s'il vous plaît, messieurs ! Le face-à-face n'a rien réglé. Après un an d'affrontement, aucun des deux projets n'a définitivement pris l'avantage. C'est alors que la politique fait brusquement basculer la guerre des tours.
A la suite d'élections législatives, un nouveau gouvernement est formé par Charles de Frécinet. Or, cet habitué des ministères ne cache pas sa préférence. Fréciné a toujours été un admirateur du Palais du Trocadéro et de son auteur Bourdet. Les deux sont très liés et l'arrivée de Fréciné au pouvoir est évidemment une bonne nouvelle pour Bourdet. Eiffel est conscient du danger.
Il lui faut trouver au plus vite des appuis. Monsieur le directeur, j'ai l'honneur de vous adresser avec la présente la photographie d'un projet dont vous avez certainement entendu parler pour une tour de 300 mètres de hauteur. J'ai déjà recueilli l'approbation et les conseils de quelques personnes éminentes. Eiffel a gardé une carte en main. Il pense pouvoir jouer lui aussi sur un précieux soutien.
Sur ce dernier rapport, notamment, monsieur Charles Garnier s'est déclaré très partisan de l'ensemble du monument et m'a déjà indiqué quelques modifications heureuses à y apporter. Charles Garnier, le plus célèbre des architectes vivants. Charles Garnier est probablement, à cette époque-là, l'architecte le plus populaire de tous les architectes, le plus connu, le plus photographié, le plus décoré aussi.
Il est connu à la fois des pouvoirs publics et de la grande opinion publique. Son oeuvre est un peu plus de la même. L'Ouvre majeure, l'Opéra de Paris, a été inaugurée dix ans plus tôt. Commandé par Napoléon III, achevé sous la République, c'est un monument sans équivalent.
Il a été adoubé par l'École des Beaux-Arts, dont est issu Charles Garnier. L'architecte est devenu une star, une voix qui compte. Or, Eiffel le connaît bien. Il vient de terminer pour lui la coupole en métal de son observatoire de Nice. Eiffel est fondée à un temps de soutien de Garnier puisqu'ils ont travaillé ensemble sur un projet, le Grand Équatorial, qui mêle la pierre et le fer, et des technologies très avancées.
Ils pensent que Garnier est un ami. Garnier dit un bien fou de Eiffel. Mais Eiffel se trompe.
Garnier, par principe, ne peut pas... apprécié le projet d'Eiffel. C'est parfaitement contraire à tout ce qu'il pense en matière d'architecture.
Il considère que le fer ou les matériaux industriels de manière générale n'ont pas vocation à être signalés au premier abord, à faire partie de la structure qui se voit. Son opéra est une illustration de ses écrits. Fidèle à la tradition des beaux-arts, l'ossature métallique est cachée sous la pierre. Donc c'est toute la différence qu'il va y avoir entre Charles Garnier et Gustave Eiffel.
Assumer l'ossature métallique et la laisser visible, au contraire la cacher derrière l'ornement. A la grande déception d'Eiffel, Garnier ne se manifeste pas. Il lui faut donc trouver un autre levier.
Jouant le tout pour le tout, l'ingénieur sollicite une entrevue avec l'homme qui va trancher. Celui qui est la charge de l'exposition, le nouveau ministre de l'économie, Edouard Locroix. Locroix n'est pas un politique ordinaire.
Il s'est battu les armes à la main pendant la Commune de Paris. Il a fait de la prison. C'est un député très engagé et très populaire.
Le conservateur Frécinet l'a pris dans son gouvernement comme caution de gauche. Mais entre les deux, le courant ne passe pas. L'Ocroi n'aime pas Frécinet, n'aime pas ce côté grand bourgeois. Il vit mal le fait que Frécinet considère que la tour de Bourdais, elle est déjà validée.
Sans que, il y ait eu quand même un examen. la main critique, et donc il le vit mal. Le ministre vous attend.
Et l'on croit, peut-être pour que les choses restent un peu personnelles et confidentielles, le reçoit chez lui, pas au ministère, mais chez lui. Entrez. Merci. Monsieur le ministre, monsieur Gustave Eiffel. Le fameux Gustave Eiffel, l'homme qui a construit le pont le plus haut du monde.
J'ai eu cette audace, monsieur le ministre, mais je pense que nous pouvons faire mieux encore. Oui, la tour de mille pieds. L'on croit, c'est quelqu'un à qui la vie a appris qu'il faut être pragmatique. Vous avez un redoutable concurrent qui a de solides appuis.
Et pour lui, la première des questions, c'est est-ce que le bonhomme que j'ai en face de moi a réellement la capacité de réaliser ? Votre tour en fer fait pousser des cris d'orfraie au tout Paris. Le fer est le matériau le mieux adapté pour résister au vent, monsieur le ministre.
Malheureusement, nos architectes ne le connaissent que pour faire des planchers. C'est pas une matière enseignée aux beaux-arts. Le fer a pourtant ceci de merveilleux qu'il réunit l'art et l'industrie. C'est votre opinion d'ingénieur, monsieur Eiffel.
Certains architectes ont un autre avis. Les délais sont courts, Monsieur le Ministre. J'ai toujours achevé mes chantiers dans les temps.
Ma tour sera prête pour l'inauguration, je vous en donne la garantie. Et à quel prix ? Le budget de l'exposition est déjà hors norme, sans compter que votre tour n'abritera aucun pavillon.
Le projet de votre concurrent, au moins, prétend régler la question de l'éclairage urbain. Ma tour ne vous coûtera rien, Monsieur le Ministre, si vous m'accordez une concession de dix ans. Je m'engage à prendre en charge tous les frais. Tous.
Le Croix va assez vite comprendre que le projet de Bourdet est pas mal, mais il est quand même très incertain dans sa réalisation. Il y a des risques. Non seulement il peut s'écrouler, il pourrait peut-être aussi ne pas être achevé à temps, tout simplement.
Et le projet d'Eiffel, c'est quand même le projet d'un ingénieur qui a une entreprise, qui a des collaborateurs, qui a construit des grands ponts, des grandes structures, qui affirme pouvoir le construire, qui affirme aussi pouvoir le financer, que ce soit. C'est pas mal quand même, ça coûtera rien ou pas grand chose aux collectivités et à l'État. Nous avons calculé ce que les entrées rapporteront lors de l'exposition universelle. Puis nous avons fait les projections sur les années suivantes.
Les travaux seront intégralement remboursés dans les dix ans. Eiffel a dû dire, bon mon projet j'en suis convaincu, je le porte, je le défends. Si en plus je peux dire que je le finance, on va enlever un obstacle. On va déblayer le terrain pour dire, vous voyez maintenant je vous apporte le projet clé en main en quelque sorte.
Merci, monsieur Eiffel. Merci. Nous allons vous raccompagner. Dans Paris, les partisans de Bourdet s'inquiètent. Officiellement, Lecroix n'a pas encore tranché.
Mais des bruits circulent sur sa proximité avec Eiffel. Ses adversaires réclament un concours. Lecroix va leur donner satisfaction à sa manière.
Aux archives nationales, on peut trouver l'original d'un curieux règlement. Alors, dans cette boîte, il y a un dossier qui est consacré au concours préparatoire de 1889 pour l'exposition universelle. extrait du journal officiel et lorsque l'on lit en particulier l'article 9, voilà ce qu'on entend les concurrents devront étudier la possibilité d'élever sur le champ de Mars une tour en fer à base carrée de 125 mètres de côté à la base et de 300 mètres de côté à la base. de hauteur.
Et donc, le concours est complètement biaisé, puisque la définition qui est donnée, c'est exactement la définition de la tour Eiffel, avec les mêmes dimensions, avec les mêmes caractéristiques techniques, etc. Tout a été fait pour que Eiffel puisse remporter le concours et que les concurrents se trouvent coincés par rapport à la latitude qu'ils auraient pu avoir dans le cas d'un concours. Bourdet comprend qu'il a été piégé.
Sa colonne soleil ne peut même pas participer au concours. Il se lance en hâte dans une nouvelle version à l'armature de fer. Mais les concurrents n'ont qu'une quinzaine de jours pour présenter leur projet.
Eiffel a eu le temps, contrairement aux autres concurrents, non seulement de proposer un dessin, mais aussi de proposer un début de réalisation technique. Parce que ce n'est pas tout de dessiner une tour de 300 mètres, c'est qu'ensuite il faut expliquer avec quoi elle va être faite, combien de temps il faudra pour la construire, et comment elle va tenir. Ce concours biaisé provoque un tollé dans la presse.
107 projets comme celui-ci sont tout de même déposés. Faute de temps, les concurrents recopient la tour d'Eiffel avec... plus ou moins d'imagination. Ici, on lui ajoute une verrière.
Là, on lui fait enjamber la scène. Le 28 mai, le jury estime sans surprise que la tour d'Eiffel est la seule à répondre pleinement aux exigences du concours. L'ingénieur a le champ libre pour construire ce qui deviendra la plus haute tour du monde. Mais en aura-t-il le temps ?
L'exposition ouvre dans moins de trois ans. Or les obstacles s'accumulent. Contre l'avis d'Eiffel, la tour qui devait être au centre du champ de Mars est déplacée en bord de Seine, pour en faire la porte de l'exposition.
Il faudra réaliser des fondations beaucoup plus complexes sur un terrain gorgé d'eau. La difficulté des ascenseurs qui doivent suivre un plan incliné a été sous-estimée par les fabricants. Les devis s'envolent.
Au même moment, deux riveraines du champ de Mars attaquent le projet en justice pour empêcher la construction de la tour. Fin 1886, aucune convention n'est encore signée entre l'État et l'ingénieur. Six mois précieux ont été perdus.
Et je conclurai, chers collègues, en vous remerciant chaleureusement. En coulisses, les opposants reprennent espoir. Pour le banquet des anciens élèves, les plus illustres représentants des beaux-arts se retrouvent dans un salon parisien. À l'heure où l'ombre d'un squelette de fer plane sur notre capitale, restons fidèles à nos principes.
Courage, et toujours en avant ! La tour est dans tous les esprits, dans toutes les discussions. Vous avez vu où elle sera située ?
Comment peut-on imaginer de défigurer ainsi Paris ? C'est insensé. Oh, c'est une colonne de tôle, rien d'autre.
Et certains veulent croire que le vent peut encore tourner. dans cet auguste assemblée le plus célèbre n'est pas le plus discret j'aimerais vous infliger C'est vraiment une chose étonnante que cette tour construite tout en fer. Garnier adore les banquets, il adore réunir les gens autour de lui, il adore rimailler parfois avec un goût douteux, mais ça l'abuse beaucoup. C'est un tempérament potache, un tempérament beaux-arts. Charles Garnier, le père de l'opéra dont Eiffel espérait le soutien, se paye l'ingénieur et sa tour de métal.
Oui, ce sera d'une beauté splendide. C'est tant... Canto noir, planté sur son gros bout. Et quand chacun verra la pyramide, chacun dira « Oh, comme c'est plein de goût !
» Garnier fanfaronne entre amis, mais officiellement, il ne s'est pas prononcé. Pas encore. Que Saint-Eiffel patronne l'entreprise, que Saint-Lacroix patronne les toquets.
Merci. indépendantes de ma volonté qui ont jusqu'à ce jour empêché la signature d'un contrat, me mettent déjà en retard de plusieurs mois. Si je n'étais pas à même de commencer dès les premiers jours de janvier les travaux pour lesquels je suis absolument prêt, il me serait tout à fait impossible de les achever en temps utile.
Après trois ans de combats acharnés, Gustave Eiffel a déjà dépensé beaucoup d'argent et d'énergie. L'horloge tourne. Le pari devient terriblement risqué. Ce qui débloque la situation, c'est l'intervention directe de l'Ocroi pour dire « Nous ne pouvons pas nous permettre de rater l'exposition universelle.
On a décidé que l'emblème de cette exposition universelle serait la tour de M. Eiffel. Maintenant, il faut aller jusqu'au bout, il faut signer la convention. » Le 8 janvier 1887, l'État signe enfin la Convention. Eiffel obtient une subvention exceptionnelle et une concession de 20 ans.
Mais s'il ne termine pas dans les temps, l'État lui reprendra le contrôle de la tour. Il reste moins de deux ans et demi pour construire l'édifice le plus haut du monde. Le 27 janvier, face au Trocadéro et au Palais de Jules Bourdel, le terrain vague du Champ de Mars reçoit ses premiers coups de pioche.
Eiffel pense en avoir fini avec les oppositions, d'autant que Charles Garnier a été nommé architecte conseil de l'exposition pour calmer le camp des beaux-arts. Gustave Eiffel n'aura pourtant que 15 jours de répit. Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté, jusqu'ici intacts de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation.
Le 14 février 1887, les lecteurs du Temps découvrent dans leur... quotidien une longue et virulente protestation des artistes gigantesque et noir cheminée d'usine écrasant de sa masse barbare notre dame la sainte chapelle la tour saint jacques le louvre le dôme des invalides l'arc de triomphe tous nos monuments humiliés la tour dont la commerciale amérique elle même ne voudrait pas c'est n'en doutez pas le déshonneur de paris Parmi les signataires, on retrouve le gratin des beaux-arts, comme le compositeur Charles Gounod, ou le peintre Jean-Léon Jérôme, déjà présent lors du banquet des anciens élèves. À leur côté, des écrivains et des poètes comme Alexandre Dumas Fils, François Copé, Sully Prudhomme ou Guy de Maupassant.
Mais un nom retient particulièrement l'attention. Charles Garnier. C'est la première fois qu'il s'en prend publiquement à la tour.
Il est un des principaux instigateurs de toute cette affaire. Garnier est tellement reconnu par ses pairs, c'est tellement l'un des chefs de file. Il est forcé de prendre les devants de la scène. On ne comprendrait pas que ça ne soit pas lui qui le fasse.
Avec de telles signatures, la protestation doit faire l'effet d'une bombe. Mais les artistes font une erreur stratégique. Ils publient leurs protestations dans Le Temps, journal de référence de l'époque.
Or, Le Temps est dirigé par un personnage très influent, patron de presse et sénateur, Adrien Hébrard. Adrien Hébrard ? C'est un ami, même très très proche de Eiffel.
Et Adrien Hébras prévient Eiffel du fait qu'il a reçu cette protestation des artistes. Eiffel prépare aussitôt sa réposte, qui est publiée le même jour, juste à côté de la protestation. Parce que nous sommes des ingénieurs, croit-on donc que la beauté ne nous préoccupe pas ? Et qu'en même temps que nous faisons solide et durable, nous ne nous efforçons pas de faire élégant ? Effectivement, ça casse les faits.
C'est la confrontation de deux choix. Un choix d'une esthétique que Eiffel va pouvoir dénoncer comme surannée, complètement démodée, face à la modernité, au progrès et à une esthétique nouvelle. Bien parmi les signataires des hommes que j'admire et que j'estime, Il y en a d'autres qui sont connues pour peindre de jolies petites femmes se mettant une fleur au corsage ou pour avoir tourné spirituellement quelques couplets de vaudeville.
Et bien franchement je crois que toute la France n'est pas là-dedans. Les artistes de la protestation sont ridiculisés. Cher M. Eiffel, je lis dans le temps de ce soir que vous êtes étonné de voir ma signature sur cette pétition. Moi, je ne suis pas étonné de l'y voir puisque je l'y ai mise, mais...
Quant à Charles Garnier, il ne sait plus comment se sortir de... de ce mauvais pas. Lorsque je l'ai signé, c'est avant que le traité officiel fût conclu. Une fois la chose décidée, j'ai déclaré partout que puisque votre tour devait s'élever, il fallait dès lors...
C'est le berouette, quoi. façon de dire je garde mes idées pour moi mais naturellement je ne vais pas vous empêcher de le faire. Cette fois, Eiffel peut se consacrer pleinement à la tour.
Le défi technique est immense. L'ingénieur doit prouver que la France est bien à la pointe du progrès. Dès les fondations, il doit résoudre un problème crucial.
Comment édifier les deux pylônes près de la Seine, dans un sol gorgé d'eau ? L'ingénieur se souvient alors d'une technique qu'il avait utilisée au début de sa carrière, à Bordeaux. Construire dans des caissons sous pression.
De l'air comprimé est injecté dans les caissons. Ils chassent l'eau du sol et permettent aux ouvriers de creuser à pied sec jusqu'à atteindre une zone dure à 14 mètres sous terre. Le trou est alors rempli de ciment et de pierre pour construire les fondations. C'est une pleine réussite. Le 1er juillet, la tour commence à s'élever.
Et là encore, l'ingénieur surprend. Il y a très peu d'ouvriers sur place. C'est dans les ateliers d'Eiffel, à quelques kilomètres du champ de Mars, que la tour se construit.
En pièces détachées. La tour Eiffel, elle est construite sur le principe d'un assemblage de pièces élémentaires, qui sont soit des tôles plates, soit des cornières, et ensuite on va faire l'assemblage final sur le chantier. Il y a 2 500 000...
de rivets, en tout. La moitié ont été posées dans l'usine de Levallois-Perret, une autre moitié sur le chantier. On est vraiment dans un principe de construction, on pourrait dire en kit aujourd'hui, de construction d'éléments préfabriqués, préfabriqués dans l'usine, et montés simplement sur le chantier.
La structure se dévoile peu à peu. Jusqu'au jour crucial de la jonction, le moment où il faut relier les quatre pieds. Les zones qui sont espacées de 100 mètres et qui sont parties chacun dans des directions différentes, il va falloir que les poutres qui vont venir les liaisonner s'assemblent de manière extrêmement précise.
Il faut que les trous dans les pièces viennent coïncider exactement, il ne s'agit pas qu'ils soient décalés, sinon on ne pourrait pas enfoncer le rivet tout simplement. Donc c'est une très grande précision, millimètre, dixième de millimètre, et donc il va falloir prévoir des moyens de régler l'angle d'inclinaison de ces quatre grands piliers. Pour réaliser ce tour de force, l'ingénieur use de deux procédés. D'une part, des vérins hydrauliques soulèvent très légèrement les énormes masses de métal.
D'autre part, des boîtes à sable sont vidées très progressivement pour incliner les pylônes. Ces deux méthodes combinées permettent d'ajuster parfaitement les trous des pylônes et ceux des poutres transversales pour poser les rivets. Moins d'un an après le premier coup de pioche, la jonction des pieds s'opère sans aucun incident.
Les fondations sont faites, la structure métallique a son assise et maintenant il va falloir simplement monter. 300 mètres, mais dès qu'on a terminé ce premier étage, on peut dire que le chantier est presque sûr d'arriver à sa fin. Le chantier avance désormais à une allure vertigineuse. La performance technique fait taire toutes les critiques.
Le 1er avril 1888, le premier étage, 57 mètres, est achevé. Le 14 août, c'est au tour du second, 115 mètres. Quelques mois plus tard, la tour atteint les 170 mètres et dépasse l'obélisque de Washington.
Elle est désormais le plus haut bâtiment du monde. Le chantier devient le lieu de promenade du dimanche. La curiosité à ne pas rater.
Les gens s'y intéressent beaucoup, se demandent comment il va être construit, qu'est-ce que ça va donner sur ce champ de Mars. On pouvait constater l'avancée de la tour en la photographiant une fois par semaine. Elle semblait pousser aussi vite qu'un arbre sous les tropiques.
Jules Bourdet, comme les autres, regarde la tour s'élever. Il la prend même en photo de la terrasse de son palais du Trocadéro, témoignant ainsi de l'arrivée de son encombrant voisin. Bourdet ne pouvait pas être en marge de ça. Il devait être dans l'attente de ce que ce défi allait être réussi ou pas.
Il ne pouvait pas être indifférent, ce n'était pas possible. Le 31 mars 1889, la tour Eiffel est inaugurée en temps et en heure. Seuls les ascenseurs ont pris du retard, ce qui oblige Gustave Eiffel et une poignée d'officiels à gravir les 1792 marches jusqu'au sommet.
Gustave Eiffel a relevé le défi. Sa tour est bien le triomphe du progrès et la gloire de la République. Le 6 mai, l'exposition universelle ouvre ses portes avec la première tour de mille pieds.
La tour Eiffel connaît immédiatement un immense succès populaire. En six mois, près de 2 millions de visiteurs font l'ascension. L'ingénieur peut ainsi rembourser intégralement son investissement initial.
La tour, si longtemps contestée, devient une icône nationale. La tour Eiffel qui a pu être sifflée, conspuée, devient progressivement au contraire le symbole non seulement de Paris, mais au-delà en fait de la France. C'est-à-dire qu'on va désormais déclarer que la tour Eiffel est une œuvre proprement française, c'est l'expression du génie français.
Mais si les opposants se taisent, ils n'ont pas tous déposé les armes. Ainsi l'architecte conseil de l'exposition, Charles Garnier, était bien à l'inauguration, mais il n'est pas monté sur la tour. Cher monsieur, n'ayant pas pu rester jusqu'à la fin de la cérémonie, je m'empresse de vous envoyer mes bien sincères et cordiales félicitations.
Je compte du reste, au banquet du 13, dire à tous ce que vous valez. En réalité, il n'ira pas non plus au banquet. Le fait d'avoir été tellement actif, puisqu'encore une fois, c'est lui le meneur de la protestation des artistes, c'est lui qui a été le plus prolixe dans les satires contre la tour Eiffel, évidemment il s'est beaucoup exposé dans ce domaine.
et à Donkey Boode. Jamais on ne lui fera admettre que la tour Eiffel est un chef-d'oeuvre. Ce n'est pas possible. Il contribue au succès de l'exposition universelle, il ne veut pas contribuer au succès de la tour Eiffel. Garnier a quelques raisons d'être de mauvaise humeur.
Il a lui-même construit pour l'exposition une quarantaine de pavillons retraçant l'histoire de l'habitation humaine. Le problème c'est que le village de l'habitation humaine se trouve au pied de la tour Eiffel et n'est pas du tout en rapport d'échelle avec la tour. La tour écrase les habitations bien entendu. Pour l'heure, Charles Garnier se tait. La tour est en pleine gloire.
Comment critiquer un monument qui met la France au centre du monde ? Le Livre d'Or témoigne du succès international de la Tour. A côté des anonymes, se pressent tous les grands noms de ce monde. Le prince et la princesse de Galles, la princesse Isabelle d'Espagne, Buffalo Bill, Sarah Bernard ou encore Thomas Edison. Très vite, la tour est devenue sur le plan international très connue.
Il y a beaucoup d'articles qui sont parus dans les journaux. Vraiment, les gens se sont émerveillés. Les journalistes se sont vraiment enflammés, oui. Elle est un exploit.
Elle est perçue comme un exploit. Elle est aussi peut-être la source d'une certaine aigreur par moment, puisque notamment les Anglais ont aussi une connaissance très poussée des architectures métalliques, et Gustave Eiffel a réussi ce que très vraisemblablement les ingénieurs anglais étaient aussi en capacité de faire. Pour les Anglo-Saxons, dépasser la tour française devient donc le nouveau défi. Ainsi, quelques semaines après l'inauguration, le Livre d'or enregistre la venue d'un sérieux challenger, Sir Watkin. L'homme est un riche entrepreneur britannique qui a fait fortune dans les chemins de fer.
Il veut créer un des premiers grands parcs de loisirs au nord de Londres. Il se dit qu'une tour comme celle de Paris serait à la fois une formidable attraction touristique et un emblème national. La Grande-Bretagne était considérée par les britanniques comme le pays le plus important du monde. C'était bien en réalité le pays le plus riche du monde. Il était donc logique qu'ils veuillent être les premiers dans tous les domaines.
Watkins se tourne alors vers la personne qui lui semble la plus compétente pour construire une telle tour. Il a demandé à Eiffel de lui construire une tour à l'ombre. Et Eiffel lui a répondu que, pour des raisons patriotiques, il ne pouvait pas le faire.
Je crois qu'il a dit, je ne voudrais pas que les Français pensent que je ne suis pas Français. Mais Watkin a de la suite dans les idées. Il lance un concours de projet. Il n'émet qu'une seule condition, que la tour dépasse sa rivale française.
Le vainqueur propose une copie quasi conforme de la tour Eiffel, avec 8 pieds bientôt réduits à 4 pour des raisons financières. Les travaux commencent en 1891. Il faut 3 ans pour construire un seul étage. Mais même si elle prend son temps, la tour Watkins semble bien partie pour dépasser son modèle.
Quand surgissent les premières difficultés. La construction de la tour est un gouffre financier. Watkin, affaibli par un accident cardiaque, interrompt provisoirement le chantier.
Et pour renflouer les caisses, il ouvre le premier étage. Le premier étage a été une réussite. Il y avait des ascenseurs électriques pour y monter et elle a connu un grand succès. 100 000 personnes ont fait la visite la première année. C'est alors que se produit un incident incroyable.
Elle a commencé à pencher et elle a été déclarée dangereuse. Personne n'avait étudié les fondations pour voir si elle pourrait supporter un tel poids. C'est incroyable, non ?
La tour ne faisait que 50 mètres de haut quand elle a été abandonnée. Elle est devenue un sujet de moquerie. Tout le monde l'appelait la folie Watkins. Watkin meurt sans avoir réalisé son rêve. Quelques années plus tard, la tour inachevée et dynamitée est remplacée par le célèbre stade de Wembley.
Mais c'est surtout aux Etats-Unis que la tour Eiffel est jalousée. L'Amérique doit faire mieux que la France. Et une ville semble toute désignée pour y parvenir.
La ville où les immeubles de bureaux sont chaque jour plus gigantesques. La ville de Chicago. Chicago, c'est la ville phénix, qui est renée de ses cendres après un incendie terrible.
La construction folle a permis l'émergence de gratte-ciel, puisque l'hypercentre avait brûlé. Les terrains centraux avaient acquis une valeur très importante, ce qui fait que quitte à les rebâtir, on va verticaliser encore plus. Alors Chicago devient un laboratoire où s'élabore une toute nouvelle approche du métal léger, où l'ossature se montre exactement comme les expériences qui ont lieu dans l'entreprise Eiffel.
Et donc Chicago, c'est un théâtre du progrès qui donne l'indice à ses visiteurs. Voilà quel est l'avenir du monde. En tout cas, c'est perçu comme tel. En 1893, la ville organise à son tour une exposition universelle. C'est l'occasion de reprendre l'avantage.
L'enjeu de 1893, il est clair, il faut effectivement faire mieux que Paris. La course au projet les plus fous est relancée. Parmi tous les concurrents, la presse semble donner une longueur d'avance à un certain Gustave Eiffel.
L'ingénieur se sent désormais prêt pour un nouveau défi, avec une tour non plus de 1000 pieds, mais de 1500 pieds, soit de 450 mètres. Mais le concours américain révèle une autre surprise. Eiffel n'est pas le seul français. Il retrouve sur sa route une vieille connaissance, soutenue par la presse des architectes. On se rappelle que M.
Bourdet, l'éminent architecte du Trocadéro, avait proposé dès 1884 une tour, d'un aspect autrement élégant que la tour en fer de 300 mètres de M. Eiffel. M. Bourdet propose cette fois une tour de 500 mètres de hauteur.
Bourdet, Eiffel. Est-ce le début d'une nouvelle confrontation ? La compétition tourne court.
Impossible pour les Américains de laisser un Français réaliser chez eux la tour la plus haute du monde. Le projet plébiscité est celui de David Proctor. Il propose une nouvelle tour très proche de celle d'Eiffel, mais qui une fois encore ne restera qu'un projet. Les Américains ne sont pas encore prêts. La tour parisienne semble indétrônable, plus triomphante que jamais.
En réalité, l'édifice est en très grande difficulté. La fréquentation est en chute libre. Cette tour a attiré beaucoup de monde au début, et très rapidement beaucoup moins.
Et finalement, contrairement à ce qu'on aurait pu croire, ce n'est pas une tour qui est présentée dans les années juste à la veille de 1900 comme étant si exceptionnelle que ça. Comme si on s'était déjà lassé, en quelque sorte, de la tour. Quant à Gustave Eiffel, il est dans une mauvaise passe. Quelques années plus tôt, il a vendu des écluses pour la construction du canal de Panama à l'autre bout du monde. Or le chantier est un énorme scandale.
Des députés corrompus ont poussé les Français à investir dans une société qui a fait faillite. Des milliers d'épargnants sont ruinés. Dans le même temps, Eiffel a gagné beaucoup d'argent en vendant ses écluses. On l'accuse d'être un profiteur.
Eiffel s'est senti totalement floué dans la mesure où lui n'avait pas pris part à ça. Il a été emporté dans une nasse en fait. Le nom de Eiffel a été vilipendé à la suite de l'affaire du scandale de Panama.
On a considéré Eiffel. comme l'un des responsables de la mort des épargnants ruinés qui se sont suicidés etc etc il y avait des rues qui avaient été baptisés Eiffel on les a débaptisé et donc ça l'a complètement mis à plat et fait les condamner pour abus de confiance. Le jugement est ensuite annulé par la Cour de cassation, mais le mal est fait.
Son étoile pallie. Les adversaires de la Tour vont en profiter. Une nouvelle exposition est programmée à Paris pour l'année 1900. Après les innovations de 89, on entend revenir à plus de traditions. Le comité d'organisation est aux mains des architectes et notamment de Charles Garnier.
Le règlement du concours est explicite. Dans l'article 6, on peut lire « Toute liberté est laissée aux concurrents en ce qui concerne les monuments. » ...actuels situés dans le périmètre de l'exposition. Ils pourront proposer la conservation, la modification ou la démolition de tout ou partie de ces monuments, y compris la tour de 300 mètres.
Donc les concurrents finalement peuvent tout à fait faire disparaître la tour si ils le souhaitent. Et certains ne s'en privent pas. Comme ce projet qui supprime complètement la tour du champ de Mars. La plupart n'osent pas aller si loin. On cherche plutôt à lui donner une fonction.
Comme cet hôtel. Ou ce pilier de pont suspendu. Ou à la cacher sous ce palais du siècle.
Ou dans cette improbable statue géante. En coulisses, Eiffel suit l'affaire de près. L'État lui a accordé une concession pour 20 ans. En théorie, sa tour devrait donc être préservée jusqu'à fin 1909. Une concession, le concédant peut toujours la reprendre moyennant indemnité.
Alors, il réagit très directement sur le plan financier. Il dit, messieurs, vous voulez annuler la concession ? Très bien, voilà combien ça va vous coûter.
Évidemment, ça va être des sommes importantes et impossibles à avaler dans le budget de l'exposition. L'argument est dissuasif. La tour est épargnée.
Mais l'épisode a souligné combien son avenir était fragile. Dans quelques années, la concession prendra fin et Eiffel ne pourra plus rien pour protéger sa tour. La parole est à M. Bouvard. Mes chers confrères, il me semble que la seule question qui se pose devant le comité est celle de savoir s'il y a intérêt à conserver la Tour du point de vue des aménagements futurs du champ de Mars.
Eh bien, je ne le pense pas. Au printemps 1903, la Tour subit une nouvelle attaque très sérieuse. Cette fois, la mairie de Paris évoque le réaménagement du quartier quand la concession prendra fin. Les experts réunis sont des ingénieurs, des architectes, et notamment une vieille connaissance d'Eiffel, Jules Bourdet. Messieurs, je ne voudrais pas qu'on voit dans mon intervention une quelconque tentative de revanche sur mon concurrent d'hier, mais la tour a joué son rôle.
Bon, il est temps, je crois, de tourner la page et de regarder l'avenir avec des projets plus conformes à ce qui a fait la renommée mondiale du Paris que nous aimons. Je vous accorde que si ce bâtiment n'existait pas, on ne songerait pas à le construire à cet endroit, ni peut-être ailleurs, mais... Il existe. La commission technique tient le destin de la tour entre ses mains.
Sera-t-elle conservée à la fin de la concession ? Pour obtenir une grande perspective monumentale d'un côté à l'autre du futur parc, nous venons de voter la limitation de la hauteur des bâtiments à 15 mètres. Eh bien, messieurs, soyons logiques avec nous-mêmes et appliquons cette limitation à la tour, elle aussi. Messieurs, j'étais de ceux qui auraient voulu ne pas voir la tour construite à Paris.
Eh bien, cela ne m'en doutrisse que plus à proclamer aujourd'hui, puisqu'elle existe, et que les savants en tirent un parti si remarquable, qu'il faut maintenant qu'elle survive. Les gens s'insultaient à l'intérieur de la commission. On était vraiment dans des bagarres d'égo.
Il y a des gens qui voudraient régler son compte à la Tour Eiffel, et finalement réaliser le vœu de la protestation des artistes. Eh bien messieurs, sur la question du maintien de la tour de 300 mètres en lieu et place, le comité technique donne à la majorité d'une voix un avis favorable. D'extrême justesse, la tour est encore sauvée. Mais pour combien de temps ?
Depuis le scandale de Panama, Eiffel s'est retiré des affaires. Il se consacre à la météorologie et à l'aérodynamique. La science pourrait sauver la tour en la rendant indispensable. Il en a fait un centre d'expérimentation.
Mais est-ce bien suffisant ? C'est alors que le destin frappe à sa porte. Comme je vous comprends, Capitaine Ferrier, c'est absolument passionnant.
Vous savez que c'est de ma tour et avec mon aide financière que Jeanne Ducroté a établi une liaison... L'ingénieur reçoit la visite d'un jeune officier, le capitaine Gustave Ferrier. Si l'on persévère, on pourra bientôt communiquer de ville en ville.
Il est convaincu que la télégraphie sans fil représente l'avenir et il y consacre toute son énergie. C'est bien la raison de ma venue, monsieur Eiffel. Gustave Ferrier est un officier...
...un polytechnicien qui a compris que la radio pouvait être un outil extrêmement important pour l'armée. Le capitaine Ferrier comprend vite que la tour qui émerge au-dessus des toits de Paris... à 300 mètres, va pouvoir permettre de communiquer à longue distance.
L'enjeu, c'est de communiquer avec les forts de l'Est de la France. La ligne des Vosges qui va marquer la frontière avec l'Allemagne. Donc, il y a une utilité stratégique à pouvoir établir cette communication à longue distance.
La tour à Thérèse d'Auclar, mais... À dire vrai, elle intéresse surtout le capitaine Ferrier. L'état-major se contente très bien de nos pigeons voyageurs. Je vois, oui.
Et vous n'avez aucun crédit pour vos expériences ? Pas le moindre, monsieur Eiffel. Il vous manque un point haut et de l'argent.
Bien. Vous allez vous installer sur la tour. Je prends en charge tous vos frères. La science vous en sera gréée, monsieur Eiffel.
Et moi plus que tout autre. Ne me remerciez pas, capitaine. Si vous réussissez, et vous allez réussir, c'est pas... C'est la tour qui vous remerciera.
Gustave Eiffel a vu juste. L'alliance avec le capitaine Ferrier va s'avérer déterminante. En quelques mois, la petite équipe du capitaine enchaîne les succès.
Dès 1906, ils parviennent à communiquer avec la frontière de l'Est. C'est un progrès immense que l'armée ne peut plus ignorer. La tour est devenue hautement stratégique. Il ne sera plus jamais question de la supprimer. Le palais de Jules Bourdet sur le Trocadéro n'aura pas la même chance.
Il sera détruit en 1937 lors d'une nouvelle exposition universelle et remplacé par le palais de Chaillot. Quand Gustave Eiffel meurt, le 27 décembre 1923, la tour Eiffel n'a pas été dépassée. Elle est alors depuis 34 ans le bâtiment le plus haut du monde. Mais plus pour longtemps.
Sept ans après la mort d'Eiffel, elle est détrônée par le Chrysler Building et ses 319 mètres. Un an plus tard, l'Empire State Building fait encore mieux avec 381 mètres. Avec son ossature en fer, la tour a ouvert la voie au gratte-ciel. La course à la hauteur n'a jamais cessé depuis.
Elle s'étend même à l'Asie et au Moyen-Orient. En 2009, la Bourge Khalifa à Dubaï devient la tour la plus haute du monde, avec ses 828 mètres. Plus de 30 tours dans le monde ont désormais dépassé la tour Eiffel. Mais quoi qu'il arrive, elle sera toujours la première à avoir atteint la hauteur mythique des 1000 pieds. G