Rejoignez-moi sur Patreon pour accéder à l'ensemble de mon contenu inédit. Des épisodes spéciaux, des cours en visio, des apérophilos, un moyen simple de soutenir mon travail tout en vous donnant matière à penser. Je vous attends sur Patreon, le lien est dans la description. Bonjour à tous. Aujourd'hui, on va parler d'Héraclite.
Héraclite est un philosophe grec du VIe et Ve siècle avant Jésus-Christ. On connaît très peu de choses sur lui, mis à part qu'il a vécu à Éphèse, située dans l'actuelle Turquie, et même au niveau de son œuvre, de son œuvre écrite, il ne nous en reste que quelques fragments indirects, c'est-à-dire rapportés par d'autres auteurs. Héraclite est cité par Platon, il est cité par Aristote, par Diogène, par Marc Aurel, et ces quelques fragments... ont permis de reconstituer la philosophie générale d'Héraclite, une philosophie qui est restée connue dans l'histoire à travers sa célèbre citation « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » . Plus exactement, on ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve.
Alors cette phrase, il faut faire attention à ne pas mal l'interpréter, parce que ça arrive qu'on fasse dire à des citations ce qu'elles ne disent pas. Comme la phrase de Pascal, le cœur a ses raisons que la raison ignore, qui en réalité ne porte pas du tout sur l'amour, mais sur la foi. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, ça ne veut pas dire que nous aimons la nouveauté, et que donc nous serions réticents à refaire ce que nous avons déjà fait. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, ça veut dire que le monde est en mouvement perpétuel, en transformation perpétuelle. Et donc, si le monde est en mouvement perpétuel, ça veut dire que rien n'est jamais identique à soi-même.
Rien n'est jamais figé. Nous-mêmes, nous ne sommes pas figés. Nous évoluons constamment. Nous évoluons physiquement et nous évoluons mentalement. Physiquement, à cause du processus du vieillissement.
Désolé de vous le dire aussi brutalement. Mais à chaque seconde qui s'écoule, vous vieillissez. À chaque seconde qui s'écoule, vos rides se creusent un peu plus, vos cheveux se dépigmentent un peu plus.
Alors, imperceptiblement, très lentement. Mais lentement, ça veut quand même dire que vous vieillissez de façon continue. Le vieillissement, il ne prend pas de pause. Dans le monde du vivant, rien ne prend de pause. Tout est en perpétuel changement.
Et ce qui vaut physiquement vaut également psychiquement. A savoir que tout ce qui nous arrive, chacune de nos expériences, y compris les plus anodines, y compris les plus éphémères, nous modifie psychiquement. A chaque seconde, nous sommes autre que ce que nous étions à la seconde précédente.
Par exemple, à la fin de cet épisode, vous ne serez pas exactement la même personne. qu'au moment où vous l'avez lancé. Parce que mes mots vous auront fait penser à des choses, parce que vous aurez eu des idées ou des images mentales qui vont laisser une trace dans votre historique intérieur, une empreinte. C'est ce dont on avait parlé dans l'épisode sur Hume et l'identité, à savoir que l'identité, ce n'est rien d'autre que l'accumulation dans le temps de nos expériences. Donc.
Parler d'identité, c'est déjà problématique, parce que l'identité, ça varie, ça varie sans cesse. C'est là qu'on voit que la métaphore du fleuve est bien choisie, parce qu'un fleuve, ça s'écoule. Donc si vous vous baignez dans un fleuve, l'eau qui vous entoure, elle se renouvelle à chaque instant.
Eh bien, toute la philosophie d'Héraclite tient dans cette image. Le monde est semblable. à un fleuve, parce que dans le monde, tout change, tout fluctue, tout se transforme.
En philosophie, on a coutume de distinguer deux grandes approches métaphysiques du monde, la métaphysique de l'être et la métaphysique du devenir. La métaphysique de l'être, c'est l'idée que le monde est une entité stable, une entité statique. que les choses sont ce qu'elles sont et qu'elles ne varient pas. On retrouve cette idée par exemple chez les créationnistes. Les personnes qui pensent que le monde a été créé par Dieu, que l'être humain lui-même a été créé par Dieu, et pour qui tout ce qui existe a toujours été comme ça.
Le créationnisme, c'est une conception fixiste du monde. La métaphysique du devenir, c'est au contraire l'idée que le monde est en mouvement, qu'il est dynamique, et que donc les choses, non seulement... n'ont pas toujours été ce qu'elles sont, mais même ne sont jamais ce qu'elles sont.
Alors, dit comme ça, ça semble un peu contre-intuitif, un peu contradictoire même. Les choses ne sont jamais ce qu'elles sont. Mais en réalité, c'est une manière de dire que l'être n'existe pas, que ça n'a pas de sens, être. Que dans un monde en mouvement, dans un monde gouverné par le mouvement, il est illusoire de vouloir saisir l'être des choses. Et quand on disait tout à l'heure que la notion d'identité était problématique, c'est justement pour cette raison que pour qu'on puisse parler d'identité, il faudrait que les choses restent identiques à elles-mêmes.
Identité, identique. Identité, ça vient du latin idem, qui veut dire même. Or, on l'a vu, les choses ne sont jamais les mêmes.
Et donc, dans un monde en mouvement perpétuel, Dans un monde en devenir perpétuel, la seule chose qui est, la seule chose permanente si vous préférez, c'est le mouvement lui-même. La métaphysique du devenir, c'est celle qui rejette tout principe intemporel, si ce n'est le principe de mouvement, la loi de l'impermanence. Alors, c'est vrai que ça paraît un peu abstrait tout ça. déconnecté de notre réalité quotidienne. Par exemple, si vous avez une tasse dans votre main, vous avez une tasse.
Vous n'avez pas quelque chose qui peut devenir autre chose. La tasse est une tasse. Le verbe être signifie ici que l'objet a une essence, une essence invariante. L'essence d'une chose, c'est ce qui fait que la chose est ce qu'elle est et pas autre chose. Or au quotidien, La plupart des choses qu'on utilise ont une essence stable.
Elles ont un être. Et heureusement d'ailleurs, parce que sinon, ce ne serait pas pratique. Si je dis à mon voisin de table « passe-moi le sel » et que le temps d'arriver jusqu'à moi, le sel est devenu du poivre, c'est gênant.
D'ailleurs, vous aurez remarqué que de très nombreux malentendus ont pour origine le fait de mal définir les choses. Or, si on n'a pas la même définition des choses, On ne parle littéralement pas de la même chose. Dé-finir, ça veut dire donner une fin. C'est donner des contours, des limites.
C'est nécessaire à la vie pratique. Et c'est nécessaire aussi pour produire du sens, et pour communiquer ce sens. Si les choses n'ont pas d'être, je peux dire qu'une chose est tout et son contraire. Je peux dire que monter égale descendre. que ralentir égale accélérer, ou qu'un chien égale un chat.
Bref, plus rien n'a de sens. Le sens est fondé sur la distinction. Les choses ne sont pensables et compréhensibles que dans la mesure où elles se distinguent les unes des autres. Et la distinction implique l'être.
La distinction implique l'être au même titre que la comparaison implique la fixité. Si vous jouez au jeu des sept différences, Il faut bien que les deux images que vous comparez soient fixes. Si elles sont en mouvement, on ne peut plus constater les différences. Donc au quotidien, on fonctionne avec une métaphysique de l'être.
Maintenant, la question c'est de savoir, est-ce que ça signifie pour autant que cette métaphysique de l'être soit vraie ? Je vais le dire autrement. Est-ce que l'être est dans les choses ? Ou est-ce que c'est nous qui figeons les choses dans l'être ?
Pour pouvoir les penser, pour pouvoir les comparer, les mesurer, pour pouvoir échanger du sens à leurs propos. Après tout, peut-être que l'être n'est qu'une illusion. On l'a vu tout à l'heure, nous-mêmes, nous évoluons constamment. Nous ne sommes jamais identiques à nous-mêmes. Et pourtant, nous nous donnons une identité.
Nous nous donnons... Des noms. Jean-Michel.
Tartampion. Nous nous donnons des qualités et des défauts. Généreux. colérique, sensible.
Nous nous donnons des professions, des opinions, des convictions. C'est tout ça qui fait de nous ce que nous sommes. Oui, mais sauf que tout ça, ce ne sont que des mots. D'où cette question. Se pourrait-il que l'être soit une propriété des mots plutôt qu'une propriété des choses ?
L'idée que l'être se trouve dans les mots et non pas dans les choses, on la trouve chez un philosophe français du XXe siècle, à savoir Bergson. Bergson disait que toute pensée était un découpage mental de la réalité, mais que dans cette opération de découpage mental, nous reconstruisons la réalité. Nous la reconstruisons pour la rendre compréhensible. Mais pour Bergson, cette reconstruction de la réalité est en fait une trahison de la réalité.
Parce que la réalité n'est pas faite de cases. Nous inventons des cases, nous inventons des catégories sous forme de mots et nous y faisons entrer la réalité pour pouvoir la maîtriser. C'est très utile, c'est très pratique. Mais pour Bergson, ce n'est que pratique. Mais ce n'est pas fidèle à la réalité.
Parce que l'essence de la réalité, c'est d'être en mouvement. Et donc de... par rentrer dans les cases de la pensée ? Eh bien, la métaphysique du devenir d'Héraclite repose sur ce même principe, à savoir que l'être est un artifice conceptuel et que cet artifice ne traduit pas la nature véritable de la réalité qui est d'être en mouvement permanent.
Je vais vous donner un exemple tout à fait actuel de ce problème de l'être. Aujourd'hui, dans les sciences du vivant, on considère la notion d'espèce comme une notion problématique. Pourquoi ? Parce qu'elle véhicule l'idée que les espèces seraient des entités figées, figées dans le temps, et pour ainsi dire immuables.
Or on sait que non seulement les espèces évoluent, mais aussi qu'elles se transforment, qu'elles apparaissent et qu'elles disparaissent. Pas à l'échelle d'une génération, on est bien d'accord. Mais sur plusieurs millions d'années, les espèces se transforment.
Donc, ranger un animal dans une espèce, c'est le ranger dans une catégorie qui sera fatalement amenée à se transformer. Alors, attention, la notion d'espèce a une pertinence. Elle a une valeur, une valeur pratique de classification du vivant pour pouvoir l'étudier.
Si on commence à dire « les espèces n'existent pas, donc les chiens n'existent pas, donc les chats non plus n'existent pas, donc un chat égale un chien » , ben non, là c'est n'importe quoi. Ça devient juste du sophisme. Parce qu'au moment où nous parlons, le chien et le chat appartiennent bel et bien à des espèces différentes.
Un chien et un chat ne peuvent pas se reproduire entre eux. Or, la faculté de se reproduire, c'est ça le critère d'appartenance à l'espèce. Plus exactement, la faculté de se reproduire avec descendance fertile.
Le tigre et le lion peuvent se reproduire, mais leur progéniture, le ligre ou le tigron, eux ne peuvent pas se reproduire. Un peu comme si la nature disait « Stop, on ne fait pas ça » . Donc, il y a bien une frontière, même si elle est poreuse. Mais il y a bien une frontière entre les espèces. Tout l'enjeu est de comprendre qu'une frontière n'est pas une barrière.
Elle n'est pas une limite absolue. Elle évolue. Elle se déplace.
Elle est en mouvement. Alors bien sûr, on peut se dire que tout ça n'est finalement qu'une querelle de mots. Qu'il suffit de dire qu'une espèce n'est pas quelque chose de figé. Et le problème est réglé.
C'est pas faux. Personne n'a dit qu'il fallait considérer les espèces comme des absolues. La meilleure preuve, c'est qu'en biologie, il existe ce qu'on appelle la spéciation. Et la spéciation, c'est le processus par lequel une espèce se crée.
Plus précisément, par lequel une espèce se forme. Parce que se créer... Ça sous-entend qu'on passe d'une espèce à une autre par une sorte de saut. Se former, ça indique un processus lent et progressif. Un continuum.
Donc, si on parle de processus, on comprend qu'une espèce n'est qu'un palier dans ce processus. Un moment transitoire. Maintenant, si on sort de la biologie et qu'on applique ce principe d'évolution au monde lui-même, l'idée d'Héraclite, c'est que ce que nous appelons l'être n'est en réalité qu'un instantané du devenir.
L'être, c'est une fixation du devenir. Et vu sous cet angle, force est d'admettre qu'Harakit a raison. Un chien est un chien durant la période d'existence de son espèce. Un enfant est un enfant jusqu'à ce qu'il sorte de l'enfance. L'être est toujours provisoire.
Alors, vous allez me dire... Ok, ça, ça marche pour l'évolution des espèces. Ça marche pour le vivant. Le vivant évolue.
Très bien. Mais qu'en est-il des choses inertes ? La matière inerte n'évolue pas.
Eh bien si. On prenait tout à l'heure l'exemple de la tasse. La tasse n'évolue pas.
Elle n'est pas issue d'une lignée évolutive dont elle serait la fixation provisoire. C'est vrai, la tasse ne devient pas, elle est et elle restera toujours tasse. C'est son essence. On rejoint ici ce que disait Jean-Paul Sartre dans sa conférence « L'existentialisme est un humanisme » dans laquelle il fait la distinction entre les choses qui ont une essence et les êtres humains qui, eux, n'ont pas d'essence.
Pour Sartre, l'essence de l'être humain, c'est la liberté. Autrement dit, c'est le fait de pouvoir choisir son essence. Et pouvoir choisir son essence, ça revient à ne pas avoir d'essence. La tasse, elle, a une essence parce qu'elle n'a pas la possibilité d'être autre chose.
Aucun objet inerte n'a la possibilité d'être autre chose. Donc finalement, est-ce qu'on ne peut pas dire que les objets inertes sont ceux qui échappent à la métaphysique du devenir d'Héraclite ? Eh bien non.
Non pour une raison toute simple, qui est que la matière aussi évolue. J'en ai parlé dans mon épisode sur Platon et la corruption. L'un des principes physiques du monde de la matière, c'est la dégradation, ce que Platon appelait la dégénérescence. Un objet matériel n'est pas éternel, il s'abîme avec le temps.
C'est d'ailleurs pour ça que les objets finissent à la poubelle. Parce qu'ils s'usent ou parce qu'ils se cassent. Dans tous les cas, parce qu'ils ne remplissent plus leurs fonctions. Donc si les objets peuvent ne plus remplir leurs fonctions, c'est bien qu'ils évoluent. C'est bien qu'ils ne restent pas tels qu'ils étaient en sortant de l'usine.
Quand on dit qu'un objet est dans un mauvais état, l'état c'est l'être. Mais c'est l'être provisoire, c'est l'être temporaire. Donc, à proprement parler... Ce n'est pas l'être, c'est le devenir.
Revenons à l'exemple de la tasse. Ma tasse va s'abîmer. Par exemple, elle va se fissurer. Donc son être n'est pas immuable. Très bien.
Sauf que là, on pourrait répondre que si la tasse s'abîme, c'est parce que je l'ai abîmée. Autrement dit, ce n'est pas la tasse en elle-même qui évolue, c'est moi qui l'a fait évoluer. Mais imaginons que je mette ma tasse dans un coffre hermétique. Imaginons que je mette ma tasse dans un endroit protégé, un endroit où non seulement elle ne risquera pas de se casser, mais même où elle ne subira pas les effets de l'usure naturelle. Un endroit vide, sans mouvement, sans variation de température.
Cette tasse, elle va se conserver dans son état. Elle va se conserver... dans son être. Est-ce que ce n'est pas la preuve que les objets inertes ont un être ?
Et donc, est-ce que ce n'est pas la preuve que l'être existe et que ce que nous appelons le devenir n'est en réalité que le résultat de l'action de l'environnement sur ces choses ? La question est pertinente. Il est vrai que la dégradation physique a pour cause des paramètres environnementaux.
Et que donc si on isole un objet de ses paramètres environnementaux, il y a tout lieu de croire que son être peut demeurer, demeurer intact, c'est-à-dire littéralement non touché. Admettons que si on place un objet dans un endroit préservé de toute interaction avec le monde, il puisse demeurer intact dans son être. Le problème, c'est qu'un tel endroit n'existe pas. Et donc, vouloir invalider le principe selon lequel notre monde... est soumis à la loi de la dégradation.
À partir d'un exemple qui ne peut pas exister dans notre monde, c'est visé à côté. C'est comme de dire, si ça s'était passé différemment, ça se serait terminé autrement. Oui, merci, on s'en doutait.
Il est évident que dans un monde où tout ce qui altère les objets n'existe plus, les objets ne sont plus altérés. L'ennui, c'est que nous vivons dans un monde où ce qui altère les objets existe. Et que c'est précisément le propos d'Héraclite de décrire ce monde, pas de décrire un monde imaginaire, pas de décrire un monde qui n'existe que dans notre esprit.
Or, dans notre monde, les choses se dégradent, l'être se dégrade. Et dire que l'être se dégrade, c'est dire que l'être n'existe pas. Héraclite ne pouvait pas le savoir à son époque, mais les objets inertes sont composés d'atomes Et dans chaque atome, on trouve un noyau autour duquel gravitent des électrons.
Donc, dans un atome de matière, ça bouge, ça bouge tout le temps. Et c'est assez difficile de se le représenter mentalement, mais c'est parce que l'atome est fait de mouvements qu'il est stable. De la même façon que c'est parce que nos organes travaillent à l'intérieur de notre corps, que nous pouvons exister comme entités biologiquement stables. Les planètes aussi sont en mouvement, doublement en mouvement.
Elles tournent sur leur axe en même temps qu'elles tournent sur leur orbite. Les galaxies sont en mouvement, les constellations sont en mouvement, tout est en mouvement. Et c'est là où il faut maintenant aborder ce grand paradoxe, à savoir que l'être et le devenir ne sont pas en réalité deux choses qui s'opposent, ce sont deux choses qui s'intègrent.
Qu'est-ce que je veux dire par là ? Vous connaissez la citation de Lavoisier. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Se transformer, c'est changer de forme. C'est ça, le devenir, le changement de forme.
Mais si le devenir, c'est le changement de forme, Ça veut dire qu'il faut bien qu'il y ait un fond derrière cette forme. Un fond, c'est-à-dire une matière première, une matière primordiale. Matière primordiale qui sera le support intemporel de ces variations temporelles.
À l'époque d'Héraclite, il était d'usage de concevoir l'univers comme l'émanation d'un élément physique fondamental. La fameuse théorie des quatre éléments. Terre, Eau, air, feu.
Étant donné qu'Héraclite prend la métaphore du fleuve, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, on pourrait croire que d'après lui, cet élément primordial, c'est l'eau. Bien non. L'eau, c'est chez Thalès. Thalès pensait que tout venait de l'eau, pour des raisons multiples qu'on pourra évoquer dans un prochain épisode. Pour Héraclite...
Ce n'est pas l'eau qui constitue l'élément primordial, c'est le feu. Or, quelle est la particularité du feu par rapport aux autres éléments ? C'est que le feu est un élément en mouvement. Le feu est par essence en mouvement. La flamme, c'est une élévation.
Retournez une bougie, vous ne retournerez pas la flamme. Donc le choix du feu comme élément primordial... A ceci d'intéressant qu'il illustre cette idée de mouvement.
Eh bien peut-être que tout réside dans cette image. A savoir que tout est en mouvement, comme le feu est en mouvement, et que la seule chose qui soit, la seule chose dont on peut dire qu'elle possède un être, c'est précisément le mouvement. De la même façon qu'on peut dire que la seule vérité, c'est qu'il n'y a pas de vérité, Héraclite nous dit que la seule chose qui est, c'est le devenir, autrement dit la négation de l'être.
Négation de l'être au sens de négation du figé, du statique. Si tout évolue, si tout devient, l'être du monde sait le devenir. Et cette idée, assez abstraite, assez métaphysique, on peut la comprendre de façon beaucoup plus concrète à travers la notion de cycle.
Qu'est-ce qu'un cycle ? Un cycle, c'est un processus qui se répète à intervalles réguliers. Autrement dit, ce qui se produit à l'intérieur d'un cycle, c'est un changement d'état, le cycle des saisons, le cycle de la vie, le cycle du sommeil.
Mais la répétition du cycle fait de ce changement d'état quelque chose de fixe. Je vais prendre une image qui va rendre tout ça beaucoup plus clair. Une planète est en mouvement. Elle tourne sur son orbite. Bon.
Mais l'orbite en elle-même, elle, elle ne tourne pas. L'orbite, elle est fixe. Ça n'aurait pas de sens de dire qu'une orbite tourne, puisque l'orbite, c'est justement ce sur quoi la planète tourne.
L'orbite, on peut en tracer la figure, une ellipse. Et l'ellipse, une fois qu'elle est tracée, elle ne bouge plus. Traduction, l'orbite. C'est l'être, et le devenir, c'est le déplacement de la planète sur cette orbite.
Même chose pour le cycle de la vie. Les êtres vivants naissent, ils vivent, ils meurent, mais sauf qu'entre-temps, ils se reproduisent. Et en se reproduisant, ils deviennent les maillons du devenir universel.
D'ailleurs, si nous étions immortels, la reproduction n'aurait plus aucune fonction. C'est parce que nous mourons que nous nous reproduisons, rendant possible au passage l'évolution, puisqu'à chaque nouvelle génération, le génome de l'humanité se modifie insensiblement. Donc mourir est utile à la vie, puisque si on ne mourait pas, on ne se reproduirait pas, et si on ne se reproduisait pas, on n'évoluerait pas.
La vie, c'est l'être, et l'évolution, c'est le devenir. Et c'est là qu'on peut comprendre comment être et devenir s'articulent. Le devenir est le déploiement de l'être dans le temps.
Ce qui fait que notre monde est soumis à la loi du devenir, c'est le temps. Et le rôle du temps, c'est de faire advenir l'être sous la forme du changement perpétuel. Être et devenir ne sont pas antagonistes. L'être est la substance du devenir. Et le devenir est la manifestation de l'être.
En résumé, le devenir, c'est l'être en mouvement. Pour terminer cet épisode, il nous reste une dernière notion à aborder. On a vu que pour Héraclite, la loi de notre monde, c'est la loi du devenir. Autrement dit, c'est la loi du changement et de l'instabilité des choses. Pour autant...
Cette instabilité des choses ne signifie pas que le monde soit chaotique. Le devenir, ce n'est pas l'absence d'ordre, c'est le mouvement à l'intérieur de l'ordre. Prenons le cas du devenir humain. Le devenir humain s'inscrit entre deux bornes, la naissance et la mort.
Le devenir, c'est-à-dire l'existence, c'est tout ce qu'il y a entre ces deux bornes. Pareil pour le chaud et le froid, pour le haut et le bas, pour le blanc et le noir. Tout ce qui existe s'inscrit dans un segment constitué de deux extrémités.
Et le devenir, c'est le mouvement de variation entre les deux extrémités. Le but du devenir étant peut-être de trouver le juste milieu. Mais peu importe.
Ce qu'il faut retenir ici, c'est que la métaphysique du devenir... repose sur une loi qui est la loi de la polarité. On retrouve cette idée dans le Kybalion. Le Kybalion, c'est un texte ésotérique publié anonymement au début du XXe siècle et qui se veut une présentation des sept principes qui gouvernent le monde.
L'un de ces principes étant le principe de polarité. Et ce principe de polarité nous dit que Tout est double, tout a deux pôles, tout a deux extrêmes. Et là où on retrouve Héraclite, c'est quand il est écrit « La thèse et l'antithèse sont identiques en nature, mais différentes en degrés. » Autrement dit, les opposés sont sur une même ligne.
Le chaud et le froid sont des opposés, mais ils s'inscrivent sur une même ligne qui est la température. Le haut et le bas sont des opposés, mais ils s'inscrivent sur une même ligne qui est la hauteur. Le blanc et le noir sont des opposés, mais ils s'inscrivent sur une même ligne qui est la couleur. Et ça marche pour tout. Ça marche pour l'âge, ça marche pour les sentiments, et ainsi de suite.
Donc on en revient à ce qu'on disait à l'instant. A savoir que pour qu'il y ait devenir, il faut qu'il y ait... cadre du devenir, borne du devenir, de la même façon que le fleuve qui s'écoule a besoin de deux rives opposées à l'intérieur desquelles il s'écoule. Dire que la polarité est la loi de ce monde, c'est dire que le monde oscille entre des forces antagonistes. Et ces forces antagonistes sont nécessaires à l'équilibre général du monde.
Pour qu'il y ait monde, Il faut qu'il y ait dualité. Et la dualité, c'est ce que les grecs appelaient le polémos, qui a donné le mot polémique, c'est-à-dire le principe de séparation. Le polémos, c'est la scission de l'être en deux pôles à l'intérieur desquels le devenir se déploie.
D'où ce qu'on disait tout à l'heure, à savoir que le devenir est la mise en mouvement de l'être, la mise en mouvement spatio-temporelle de l'être. On ne peut pas connaître l'être. On ne peut connaître que la manifestation mobile de l'être sous la forme du devenir. Donc, si on comprend ce que nous dit Héraclite, il nous dit que l'équilibre du monde n'est rendu possible que par l'existence et la confrontation permanente de forces antagonistes, du positif et du négatif, de l'actif et du passif. Comme dans un atome qui ne peut exister que parce que les protons sont chargés positivement et les électrons négativement.
Le résultat est neutre. L'équilibre, c'est la neutralité. Et la neutralité, c'est la compensation de forces mobiles opérant dans des sens contraires.
Dans une vision héraclitéenne, les contraires ne s'excluent pas. Ils se répondent et créent l'unité. Je cite. Elle veille et dort, elle est jeune et vieille tout à la fois. Notre vie n'est pas une vie véritable, mais le vivre et le mourir sont tout à la fois, et dans notre vie, et dans notre mort.
L'universalité des choses n'est ni l'œuvre des dieux, ni celle des hommes, mais elle a été, et elle sera éternellement, le feu vivant, s'embrasant et s'éteignant avec mesure. Tout se convertit en feu, et le feu se transforme en tout, comme l'or se change contre les marchandises, et les marchandises contre l'or. Les transformations du feu ont d'abord lieu en eau, de l'eau en terre.
Car telles sont les transformations du feu. D'abord du feu vient la mer, puis la moitié se convertit en terre et la moitié en vapeur. Et la mer se répand toujours de la même façon et au même rythme mesuré qu'autrefois, avant que la terre fût. Les hommes sont des divinités mortelles, et les dieux des hommes immortels, vivant de notre mort, mourant de notre vie.
L'esprit humain n'a aucune connaissance. Mais Dieu seul connaît. L'homme, dépourvu de sagesse, apprend autant de Dieu que le petit enfant apprend de l'homme. L'harmonie du monde provient des forces contraires, comme celles de la lyre et de l'arc.
Il gourmandait Homer d'avoir souhaité la fin de toutes les querelles des dieux et des hommes. Car s'il en était ainsi, tout périrait. Parce qu'il n'y a pas d'harmonie sans haut et sans bas, sans aiguë et sans grave.
Et il n'y a rien de vivant sans mâle et sans femelle. Il y a comme une guerre. et une lutte universelle, et tout est engendré et gouverné, Par la discorde. Se pourrait-il que la polarité soit un mode de manifestation de l'unité, comme le devenir serait un mode de manifestation de l'être ? Tout est en mouvement.
Mais le mouvement ne serait-il pas le chemin que doit emprunter l'être pour se donner à nous, tout comme le conflit ? serait le chemin que doit emprunter l'unité pour advenir. Comme si le temps et l'espace n'étaient là que pour accueillir la plénitude de l'être et pour la diffuser progressivement dans le monde et dans nos consciences. Les dieux sont des êtres hors du temps parce qu'ils sont capables de regarder l'être en face.
Les mortels sont prisonniers du temps, et dans leur prison, dans leur caverne obscure, ils voient défiler les ombres du devenir, qui désespèrent de ne pas pouvoir crier « Nous sommes l'être ! » « Nous sommes l'être en mouvement ! » Ce à quoi nous répondrions « Vous n'êtes pas l'être, car l'être, est inconnaissable ici-bas. Vous êtes le devenir.
Et c'est déjà pas mal. Car si on sait vous reconnaître, si on sait vous percevoir, on finira peut-être, qui sait, par savoir vous contempler. Je vous remercie.