C'était en 1991. Un ancien prisonnier arrive à tourner en caméra cachée dans les camps où il a passé plus de 19 ans. Ce sont les seules images tournées sans censure à l'intérieur du Laogaï, le système concentrationnaire chinois. Quand j'ai refusé de travailler, dix détenus de droit commun sont venus me voir. Ils m'ont frappée, piétinée, ils m'ont arrachée la peau du visage.
Mise en place par Mao Zedong, la machine de répression est toujours là. En plus de 80 ans d'existence, au moins 50 millions de personnes y sont passées. 20 millions y sont mortes.
On était maigres et on avait faim. Beaucoup de gens se suicidaient. Quand on était en rééducation par le travail, on ne savait pas quand ça se terminerait. On nous disait, ce sera fini quand tu seras bien rééduqué.
Mais selon quels critères ? Aujourd'hui, le Laogaï est au cœur du système de domination qu'exercent Xi Jinping et le Parti communiste sur le peuple. Donc maintenant, tout le monde a peur.
Mais il refuse toujours de reconnaître son existence. Le chef de la police m'a dit de ne rien raconter. Il m'a menacée sinon de s'en prendre à ma famille. Alors seuls des exilés, réfugiés à des milliers de kilomètres de la Chine, osent en parler.
Tout commence en 1942 dans le chaos de la guerre civile. Le parti communiste chinois se bat à la fois contre le Japon et les nationalistes du Kuomintang. Mao Tse-tung, le chef de l'armée rouge, a installé sa capitale dans le nord-ouest du pays, à Yen-An. C'est ici qu'il prépare sa stratégie de prise du pouvoir dans le parti et dans tout le pays. Pour y arriver, il faut passer par une période de terreur.
Mais pour le moment, il faut rassembler toutes les forces vives du pays. Les jeunes éduqués, les intellectuels, les artistes, convergent vers Yénan qui leur apparaît comme un îlot de liberté, un vrai rêve socialiste. Mais très vite, ils déchantent.
Ils s'offusquent des privilèges des dirigeants communistes qui contrastent avec l'austérité régnante. Plusieurs intellectuels en parlent publiquement et revendiquent le droit à critiquer l'ordre instauré par Mao. C'est le cas d'Ai-Ching, un des poètes les plus lus de sa génération. Mon père avait écrit un article intitulé Comprendre et respecter les écrivains Le rôle d'un écrivain, ce n'est pas seulement de chanter des louanges.
C'est aussi de dénoncer ce qui ne va pas. Mao se méfie des intellectuels et ne supporte aucune critique publique. Pour les faire taire, il s'inspire de la terreur stalinienne des années 30. Mais il cherche une voie chinoise, plus originale.
Il l'appellera campagne de rectification En mai 1942, il convoque la centaine d'écrivains et artistes les plus en vue de Yé-Nan. Il exige qu'ils se mettent au service du parti. Ceux qui n'obéissent pas sont accusés d'être contre-révolutionnaires.
Ils doivent réformer leurs pensées. Ils seront forcés d'avouer leurs crimes. Les autres devront dénoncer les déviants pour éviter d'être accusés à leur tour. Tous ont dû écrire des articles pour critiquer mon père et pour critiquer les autres. C'était la norme et ça allait très loin.
Mon père a été enfermé, emprisonné comme un vrai criminel. Tous les jours, il devait écrire une autocritique, même s'il n'avait rien à avouer. L'autocritique, la nouvelle arme de Mao.
Tout commence par la rédaction d'un texte où l'on doit critiquer ses propres tendances bourgeoises. Puis il faut dénoncer ses amis et connaissances, ceux qui ont osé critiquer le parti. La campagne de rectification s'abat sur des dizaines de milliers d'intellectuels et cadres soupçonnés de ne pas obéir à la direction de Mao.
Mao désigne un chef d'orchestre, Kang Sheng, l'homme à la tête des services de sécurité. C'est lui qui va codifier les formes de torture. La plus banale est universelle.
Ligoté, suspendu, puis cogné jusqu'à perdre connaissance, la victime est alors décrochée et remise devant une feuille de papier. Une technique qui fait avouer n'importe quoi, par n'importe qui. La campagne de rectification permet à Mao de déclencher une vaste purge à l'intérieur du parti. Les aveux forcés servent à le nettoyer jusqu'en haut et à éliminer ses rivaux.
Zhou Enlai, qui contrôlait l'organisation du parti dans les grandes villes, capitule sans condition en rédigeant une autocritique de 30 000 mots. En moins de deux ans, Mao a purgé plusieurs dizaines de milliers de membres du parti. En juin 1945, le congrès du PC reconnaît sa pensée comme idéologie dirigeante, au même titre que le marxisme-léninisme.
On n'avait jamais vu ça dans l'international communiste. C'est une victoire totale pour Mao. Pendant que l'armée rouge gagne du terrain dans tout le pays, elle doit gérer un flot gigantesque de prisonniers.
Il s'ajoute aux milliers de victimes de la campagne de rectification. On pourrait les liquider, mais Mao estime qu'en les faisant travailler très dur, on les rendra utiles. Et en plus, on forcera ces contre-révolutionnaires à réformer leurs pensées pour devenir des bons soldats de la révolution. A ce nouveau système de punition, on donne un nom. Laodong Gai Zhao.
En abrégé, Laogai. En français, réforme par le travail. Le premier camp à porter le nom de Laogai s'ouvre à Lingzhou, dans la province du Hebei, en 1946. Peu après, un camp géant ouvre à Chadian, près de Tianjin.
50 000 prisonniers y travaillent jour et nuit. J'étais au collège juste après la libération. Avant, on disait que Mao était un homme de la liberté. Le Parti communiste était les valets de l'Union soviétique.
Les anciens slogans, c'était Abat le Parti communiste Désormais, il fallait crier Abat le Kuomintang Les slogans ne suffisent pas. Il faut éliminer les contre-révolutionnaires. Mao remet alors en marche la machine de répression mise en place à Yenang.
Il impose des quotas. Il prétend qu'un Chinois sur cent est contre-révolutionnaire. Il faut donc liquider un Chinois sur cent, soit environ 5 millions d'individus. Voici la lettre que ma mère a écrite à ses trois enfants. Elle y décrit ce qu'elle a ressenti à la mort de mon père.
En 1948, il a rejoint l'armée du Kuomintang. Un an plus tard, son bataillon s'est rebellé au Hubei, et mon père est devenu officier de l'armée populaire de libération. En 1950, pendant la campagne de répression qui visait les contre-révolutionnaires, il a lui-même été accusé d'être contre-révolutionnaire et exécuté. Beaucoup, comme le père de Hu Ping, seront exécutés.
Les autres sont envoyés au Laogai pour être réformés par le travail. On construit alors des camps dans tout le pays. Architectes et ingénieurs du goulag de Staline apportent leur expertise à leurs collègues chinois. Une note interne de 1951 stipule Le Laogaï est un élément indispensable de la dictature démocratique du peuple. Il recouvre des camps de travail dans les usines pour apprendre à travailler collectivement et où se déroule l'étude politique.
Les camps agricoles pour produire la nourriture nécessaire à la survie des prisonniers. Les camps spéciaux pour contre-révolutionnaires importants et grands criminels. Ces camps doivent appliquer un régime plus strict.
Les camps pour mineurs, afin de les séparer des adultes et des mauvaises influences. Dans ma famille, il y avait des propriétaires fonciers, des paysans aisés et des bourgeois. Autant dire que pour le parti, j'avais des antécédents familiaux suspects. Mon père était enseignant. Après l'arrivée des communistes en 1949, il a été envoyé au Laogaï dans une banlieue éloignée de Pékin.
Il était gros et n'avait jamais fait de travail physique. Il n'a pas supporté la dureté des conditions et il en est mort. Donc on a été étiqueté famille dont un membre a été éliminé par le parti. En tant qu'enfant de contre-révolutionnaire, on a subi toutes sortes de discriminations. La vie des familles des victimes est très éloignée de l'image de la propagande officielle.
Elles sont pestiférées. Fréquentation impossible, persécution au travail, liste noire pour l'accès aux écoles des enfants. Il n'y a pas d'image du Laogaï de Mao, mais sur de très nombreux chantiers, les détenus sont mélangés à la main d'œuvre locale.
Dans la jeune république communiste, il constitue une main d'oeuvre gratuite qu'elle utilise pour construire son économie. Des millions de prisonniers sont traités en esclaves le jour et ramenés chaque soir au camp derrière les barbelés. Dans les campagnes, Mao élargit le domaine de la terreur en lançant la réforme agraire. Et la réforme commence forcément par l'élimination des anciens propriétaires. Dans chaque village, on met en scène des procès expéditifs.
Les envoyés du parti désignent les propriétaires. des coupables que les paysans doivent impérativement accuser publiquement.... Quatre ans après la prise du pouvoir, presque 5% de la population du pays a été victime de la répression. Entre 2 et 3 millions de morts à la campagne, exécutés, lynchés ou poussés au suicide.
2 millions d'exécutions en ville, 2 millions et demi de déportés au Laogai, mais les autres ne sont pas épargnés non plus. Mon père était caricaturiste, et il a commencé à avoir des problèmes. 12 millions de personnes subissent ce qu'on appelle le placement sous contrôle.
Le placement sous contrôle était une invention de Mao dont il était très fier. À quoi ça aurait servi de tuer tous ces gens ? Il pouvait constituer une main d'œuvre utile.
Mieux valait les laisser dans la société où ils serviraient d'exemple négatif. Ça renforcerait la confiance de la population dans le parti. Sont sous contrôle ceux qu'on laisse à leur poste de travail avec un salaire de misère, sous la surveillance de leurs collègues et des cadres du parti. Soudain, à 8000 kilomètres de là, un décès brutal change la donne.
Le 5 mars 1953, Joseph Stalin, le père du goulag, meurt. La nouvelle direction du parti soviétique suspend les purges et, trois ans plus tard, dénonce officiellement l'ampleur des répressions ordonnées par Stalin, qu'elle explique par le culte de la personnalité. Désormais, tout parti communiste qui se respecte doit se déstaliniser.
A Pékin, le parti communiste chinois fait annuler les décisions prises 11 ans plus tôt à Yénan. La pensée de Mao n'est plus l'idéologie dirigeante. Le culte de la personnalité est officiellement banni.
Mao est humilié, mais il ne s'oppose pas directement aux décisions du parti. A la place, il surprend le pays avec une nouvelle campagne. Mao Zedong a déclaré que sans fleurs s'épanouissent, que sans école rivalise. C'était une façon de solliciter des critiques à l'extérieur du parti.
Il a encouragé tout le monde à critiquer le parti pour améliorer son fonctionnement. Les Chinois n'osaient pas parler. Mais Mao a bien précisé que personne ne serait condamné pour ses paroles.
Le parti impose des réunions de critique. La parole se libère. On dénonce l'omnipotence des cadres du parti, les arrestations arbitraires, les détentions sans procès et les tortures. Dans cette atmosphère étrange de libre critique, le père d'Ai Weiwei prend à son tour la plume. Mon père a formulé une critique.
Il a simplement dit qu'au Parti communiste, certains seraient toujours des persécuteurs et d'autres toujours des persécutés. L'université de Pékin a été la première à afficher des dates de Bao et à critiquer le Parti. Les murs étaient couverts de Dazibao.
Feng Wuxiang colle son propre Dazibao pour dénoncer les tortures des campagnes de rectification à l'université. Il y avait une phrase qui disait Aveugler quelqu'un avec de la lumière en pleine nuit pour obtenir des aveux forcés, c'est un comportement fasciste La campagne des 100 fleurs permet aux organes de sécurité d'identifier les mécontents du régime. Et ils sont très nombreux. C'est le moment pour Mao de lancer une nouvelle campagne.
Ce sera la campagne anti-droitière. Le 8 juin 1957, Mao fait publier à la Une du quotidien du peuple un éditorial. Il y écrit que sous prétexte d'aider le parti communiste à se rectifier, une minorité de droitiers sont en train de défier le parti et la classe ouvrière. La chasse à ceux qu'on accuse d'être droitiers est ouverte. Le rituel est bien rodé.
Chaque droitier identifié est forcé de se livrer à une autocritique publique. Il voulait que je prenne la parole pour faire une autocritique. Il y avait un monde fou.
Les membres de toutes les cellules du parti étaient présents pour me faire avouer mon crime. Ils voulaient que je dise que j'étais contre le parti et le socialisme. J'ai pris la parole.
Et j'ai dit qu'il fallait avant tout rétablir les faits. Tous les gens se sont levés et ont crié Tu n'as pas le droit de dire n'importe quoi. Tu es seulement autorisé à avouer ton crime.
Tu n'es autorisé qu'à reconnaître tes propos antipartis et antisocialistes. On m'a qualifié d'étudiant le plus droitier de toute l'université de Tsinghua. On impose à chaque unité de travail du pays son quota de droitier à dénoncer. Si elle n'atteint pas ses objectifs, elle devra inventer des coupables. Les autorités de mon école avaient besoin de trouver un droitier.
A l'époque, j'étais responsable de l'enseignement des mathématiques dans un collège d'Anniang. On m'a reproché d'avoir dit, devant dix membres du parti, il faut décapiter les communistes. C'était une accusation ridicule. En une année, plus d'un demi-million de droitiers sont arrêtés. On organise des séances publiques où les membres de leur famille sont forcés de les dénoncer.
Pour simplifier la procédure de détention, on fait appel à une forme de répression parallèle au Laogai. Le Lao Tiao, rééducation par le travail. Tout y est simplifié.
Pas besoin de procès, une simple décision administrative suffit. Il n'y a pas de limite de temps à l'incarcération. On a été installé à Pékin, dans un centre de Lao Jiao.
C'était au Yonghe Gong, le plus grand temple lamaïque de Pékin. Aujourd'hui, c'est un site touristique. On était environ 300 et on fabriquait des chaussures en toile.
On cousait les semelles. Chacun était assis sur un petit tabouret. On était côte à côte comme des esclaves. On travaillait toute la journée, du matin au soir, sans s'arrêter. Les gens à l'extérieur ne savaient rien, parce que les journaux ne donnaient pas ce genre d'informations.
Mao a déclaré qu'il ne fallait pas laisser les droitiers dans les villes. Qu'il fallait les envoyer dans des endroits reculés. Mon père a été placé tout seul dans la ferme forestière numéro 8520. Il devait aller en forêt pour couper du bois. Comme le père d'Ai Weiwei, de nombreux droitiers sont déportés dans les forêts de Manchurie, la Sibérie chinoise. Dix ans après la prise de pouvoir de Mao, la Chine compte des centaines de camps, fermes, usines ou chantiers.
Répartis sur tout le territoire, ils forment l'archipel concentrationnaire chinois. On nous a mis dans des trains, mais sans nous dire où on nous envoyait. Pendant le trajet, on n'avait pas le droit de lever la tête.
Tout le monde devait garder la tête baissée. Donc on ne savait pas où on allait. On est arrivé dans une gare du nom de Chajian, une toute petite gare.
A côté, il y avait ce qui s'appelait la ferme de réforme par le travail de Qing He. Mais ce n'était pas du tout une ferme, c'était un camp de concentration. Il y avait des fossés de très haut mur avec des fils de fer électrifiés et des projecteurs.
Les sentinelles avaient des armes à feu, des mitraillettes. Il y avait déjà des détenus à l'intérieur. Quand on est arrivé, ils nous ont dit...
Estimez-vous heureux, vous avez des bâtiments où loger. C'est nous qui avons dû les construire. Parce qu'à leur arrivée, il n'y avait rien. C'était juste des étendues de roseaux. De roseaux.
Au début, je me mentais à moi-même. Je pensais qu'on y resterait de trois à cinq mois et puis qu'on serait libérés. Mais par la suite, le gouvernement a annoncé que le Lao Jiao pouvait être illimité, que la détention ne se terminait qu'une fois que la rééducation était totale. Et si ce n'était pas le cas, on pouvait y rester à vie. On se levait avant l'aube et on travaillait toute la journée, jusqu'au coucher du soleil.
Il y avait une rivière qui s'appelait la rivière Xiao. On tirait des chariots avec de grandes roues sur environ 3 à 4 kilomètres. Et on ramassait du limon sur les rives de la rivière Xiao.
C'était insupportable. La palanche avec les seaux pleins de limon, ça finissait par être horriblement lourd sur les épaules. Quand on la soulevait, on grimassait de douleur et on plissait les yeux.
On aurait dit des clowns. C'était épuisant. On était maigres et on avait faim.
Tous les soirs, après le travail, on devait faire notre évaluation. Comment est-ce qu'on s'était comporté au travail dans la journée ? Qu'on avait encore des choses à corriger ?
Est-ce qu'on avait bien reconnu nos crimes et nos pensées réactionnaires ? A l'époque, l'expression saboter le travail était très utilisée. On te disait tu sabotes le travail, tu résistes à la réforme Les membres de ton groupe t'entouraient pour te critiquer.
Les chefs assistaient à la séance pour vérifier. Tout le monde voulait montrer son enthousiasme, parce que c'était important. pour la réhabilitation politique et pour la façon dont on était traité. Quand les membres de ton groupe te frappaient, ils y allaient de toutes leurs forces.
Ces séances étaient atroces. Après ces passages à tabac, beaucoup de gens se sont pendus. D'autres se sont électrocutés ou jetés dans la rivière.
Quand Mao lance le grand bond en avant, le pire est à venir. C'est son projet le plus extrême. Il ordonne que toute la société se mobilise pour que l'économie chinoise dépasse celle des pays développés.
Les prisonniers sont les premiers réquisitionnés. C'était en 1959, pendant le grand bond en avant. Les journées de travail étaient très longues. On ne nous permettait même pas de rentrer manger au barraquement.
On mangeait par terre. En hiver, quand le repas arrivait, la soupe était froide. Elle avait gelé. A la campagne, tout le monde est sommé de participer à la construction des routes, des hauts fourneaux et autres projets industriels. Il n'y a plus personne pour moissonner les récoltes qui pourrissent sur pied.
La famine s'installe dans tout le pays. Le Laogaï est sa première victime. Pendant la grande famine, on mangeait des graines d'herbes sauvages.
C'était comme des céréales. Le problème, c'est qu'il n'y en avait pas assez. Donc, il y a eu beaucoup de morts.
De faim, d'épuisement. Tous les deux ou trois jours, quelqu'un mourait de faim. Ou d'épuisement. Le taux de mortalité au Laogai dépasse souvent 50%.
Plusieurs camps doivent fermer. Tout le monde y est mort de faim. Le cannibalisme se répand. Les morts sont jetés dans des charniers ou simplement abandonnés dans les champs.
Il était pratiquement impossible de s'enfuir. Et pour aller où ? On ne pouvait pas rentrer chez nous. Notre famille nous aurait dénoncé tout de suite.
On ne pouvait pas non plus contacter les amis parce qu'ils n'auraient pas accueilli un criminel. Si on hébergait un criminel, on en devenait soi-même un. Il est impossible d'échapper à la surveillance totale installée par l'État.
Tout le monde surveille tout le monde. Dans la rue, au travail, et même chez soi. A l'époque, les logements étaient surpeuplés et exigus.
Les gens entendaient tout ce qui se passait à côté. Par exemple, si quelqu'un écoutait une radio ennemie comme Voice of America, ses voisins pouvaient le dénoncer à la police. De toute façon, la police est au courant de tout ce qui se passe. Elle s'appuie sur les comités de quartier qui surveillent la vie privée de chaque citadin et les unités de travail qui contrôlent leur vie professionnelle et sociale.
Chaque Chinois doit désormais porter sur lui son livret de hukou, un passeport sur lequel figure le permis de résidence, sa situation sociale et familiale. La police peut le contrôler à tout moment. Il venait tambouriner à la porte en pleine nuit en criant Contrôle de Hukou ! Donc on se levait immédiatement et ma mère allait chercher le livret de Hukou.
Il hurlait Quand on tape à la porte, il faut ouvrir tout de suite, pas aller chercher le livret ! Toute la vie dépend de ce Hukou. Sans lui, on ne peut obtenir ni ticket de rationnement, ni travail, ni logement. Sauf que les prisonniers du Laogai n'ont plus leur Hukou.
On n'avait pas de ticket de rationnement, plus de papier parce qu'ils nous avaient tous été confisqués. Mais j'ai décidé de m'enfuir du camp, quitte à mourir. Un jour, vers 2h du matin, je me suis levé. Et j'ai franchi les barbelés. Sans être électrocuté.
Je ne sais pas comment ça se fait. Est-ce qu'il y avait eu une coupure d'électricité ? Ou est-ce que je n'avais pas touché les fils ?
Je suis arrivé à Tianjin. Évidemment, j'avais faim. Comme j'avais un peu d'argent, je suis entré dans un restaurant. Dans la salle, il y avait un miroir. Je me suis regardé dedans et je ne me suis pas reconnu.
Mon visage était boursouflé, jaune et noir. Je ne ressemblais plus à un être humain, mais à un fantôme. J'ai dormi dans des terrains vagues pendant une dizaine de jours.
Vu que je n'avais plus mes papiers d'identité, je ne pouvais pas me loger, même dans un petit hôtel. J'en avais discuté avec un ami. Il m'a dénoncé. Il m'a trahi.
Mon ami Hu a tout dit aux policiers. J'ai été arrêté. Ça, c'est le jugement qui m'a condamné à perpétuité. Si Mao a réussi à installer son système de contrôle total, le reste s'effondre.
En moins de 4 ans, le grand bond en avant a conduit le pays au bord de la faillite et a provoqué entre 35 et 40 millions de morts. Il est urgent d'y mettre un terme. En janvier 1961, lors de la conférence des 7000 cadres, le président de la République, Liu Shaoqi, affirme que la responsabilité de la famine est due à 70% aux erreurs humaines.
Il vise Mao en personne. Mao doit faire son autocritique. Il reste président du parti, mais Liu Shaoqi et Deng Xiaoping assurent la conduite des affaires en mettant de côté la chasse aux contre-révolutionnaires.
Il faut relancer l'économie. Le Laogaï connaît sa première vague de libération. Ils m'ont libéré le 1er juillet 1962. Mais après ma sortie, j'étais un droitier sous surveillance. Donc, je travaillais toujours à la campagne, mais sous contrôle. Je faisais ce que je pouvais.
les paysans ne voulaient pas faire comme ce n'était pas des gens cultivés il ne savait pas tout ça heureusement que je suis resté à la campagne parce qu'en ville en tant que droitier et ancien prisonnier j'aurais eu beaucoup d'ennuis ça ne t'en es pas Ma femme était toujours enseignante en ville. Notre fille était toute petite. Elle est née en 1958. L'économie va mettre du temps à retrouver son équilibre. En attendant, on donne des gages à la population. Plusieurs dizaines de milliers de cadres du parti sont envoyés au Laogai pour excès de zèle.
Mao est isolé comme jamais. Il va mettre quatre ans à préparer sa revanche. Et encore une fois, celle-ci va passer par une nouvelle vague de terreur.
Maô commence par faire imprimer un recueil de citations de ses discours et écrits, le fameux petit livre rouge. Tous les jeunes, collégiens, lycéens ou étudiants en reçoivent une copie. Notre État a pour régime la dictature démocratique du peuple. Sa première fonction est d'exercer la répression à l'intérieur du pays, sur les classes et les éléments réactionnaires.
À l'époque, une idée me revenait souvent, sans que j'ose vraiment y réfléchir. Je sentais confusément que c'était une nouvelle campagne de Mao. Ce livre était une arme très importante à ce moment-là. À Tiananmen, j'ai vu notre grand dirigeant, le président Mao. Évidemment, j'étais très heureux et enthousiaste.
J'avais été éduqué par le parti depuis tant d'années. Je sentais qu'une grande révolution arrivait. On allait transformer non seulement la Chine, mais le monde entier. Sur la place Tienanmen, le fidèle serviteur de Mao, Zhou Enlai, rectifié 24 ans plus tôt à Yenan, est chargé de déclencher la guerre.
Le culte de la personnalité abandonné dix ans plus tôt est relancé. La révolution culturelle est en marche. Tous les lycéens, les étudiants et des jeunes ouvriers sont organisés en unité paramilitaire. Les gardes rouges.
Personne ne pouvait y échapper. Si tu n'y participais pas, c'est que tu n'étais pas un vrai partisan du président Mao. À l'époque, tous les cours étaient interrompus. La révolution, c'était d'aller dans la rue. On faisait chanter des chants révolutionnaires aux gens, on criait des slogans.
Mao ne donne aucune limite aux gardes rouges. Ils les placent au-dessus des forces de l'ordre. On devait détruire les églises, les temples et les lieux culturels, en particulier les bibliothèques. Les gardes rouges s'en prennent à ceux qu'ils accusent d'être des tenants. C'est-à-dire les écrivains et les artistes, les enseignants, les ingénieurs.
On allait d'abord au bureau de la sécurité publique, où on nous donnait les informations. Ensuite, on allait chez les suspects et on perquisitionnait leur domicile. Les victimes des gardes rouges sont rarement envoyées en prison ou dans les camps. Elles sont séquestrées sur leur lieu de travail. On les accuse d'être contre-révolutionnaires.
Encadrées par les gardes rouges fanatisées, elles sont forcées d'écrire leur autocritique. Notre unité de travail était à côté de la rivière et on entendait clairement les gémissements des gens qui étaient frappés. Comme le dit un proverbe chinois, ça ressemblait à des cris de fantômes et de loups.
Pour Mao, le but de cette campagne est de se débarrasser de ses adversaires au sein du parti. Les plus hauts responsables, membres du comité central, du bureau politique ou du gouvernement, ne sont pas épargnés. Ils finissent face à la foule.
Deng Xiaoping échappe au pire. Il est expédié dans une usine de tracteurs à des centaines de kilomètres de Pékin, où il travaille comme simple ouvrier à la chaîne, sous contrôle. Liu Shaoqi, le président de la République, est arrêté à l'intérieur même de la cité interdite.
Torturé pendant des semaines par ses propres subalternes, il mourra de ses blessures en prison fin 1969. Tu avais beau avoir été un révolutionnaire, une seule phrase suffisait à te faire perdre ton statut. C'est ce qui est arrivé au père de Xi Jinping. La famille du futur numéro un chinois n'a pas échappé aux gardes rouges.
Son propre père a été persécuté et sa mère forcée de le dénoncer publiquement. Une de ses sœurs s'est suicidée. Xi Jinping, alors âgé de 15 ans, était étiqueté fils d'ennemi du peuple.
Déporté dans une campagne profonde, il y restera pendant 7 ans. Deux ans après son lancement, la révolution culturelle a sombré dans un chaos absolu. Bien que Mao soit parvenu à se débarrasser de ses adversaires, plus personne ne contrôle la situation dans le pays. Les gardes rouges se divisent et finissent par s'entretuer.
Mao n'a plus qu'un moyen pour reprendre la main, l'armée. L'armée et l'équipe de propagande ont créé des classes d'études totalement fermées. Il y avait toujours des soldats à côté de nous pour nous surveiller. Ils étaient censés nous aider à étudier la pensée de Mao.
Ma séquestration a commencé au mois d'août. Ils m'ont enfermé dans un bureau de mon usine. C'est là qu'ils nous interrogeaient.
Il nous faisait faire l'avion et il nous frappait dans le cou, comme ça. Au Guangxi, l'armée a commis de vrais massacres. Pourquoi est-ce que l'armée a tué ? Parce que Mao en a donné l'ordre. On entendait des coups de feu partout.
On apprenait souvent que tel ou tel ami s'était fait tuer. Beaucoup de gens ont été massacrés. La reprise en main est violente. Rien que dans la province du Guangxi, plus de 100 000 morts en quelques mois.
Mao nous a utilisé, nous, les gardes rouges. Mais à un moment donné, on ne lui a plus servi à rien. Donc, après avoir bien profité de nous, il nous a viré d'un grand coup de pied. Et il nous a tous envoyés à la campagne.
Des centaines de milliers de gardes rouges sont arrêtés. Les camps du Laogai débordent. Mao décide d'envoyer tous les jeunes urbains en exil à la campagne.
17 millions de jeunes y seront relégués. J'ai été envoyée pendant un an et demi dans une ferme de l'armée de libération pour être rééduquée. Comme tous les étudiants des facultés de Pékin. Tous les jours, on cultivait le riz, on élevait des cochons et on faisait des exercices militaires en pleine nuit ou pendant les repas. Sinon, on étudiait la théorie de Mao.
On se dénonçait mutuellement et on dénonçait notre égoïsme. On nous avait toujours dit que le socialisme était bon et que le système chinois était le meilleur du monde. Mais à la campagne, on a vu la pauvreté des paysans.
On ne se doutait pas que ça mettrait autant à mal notre vision du monde. Les jeunes y rencontrent les déportés des précédentes vagues de terreur. Quand on est arrivé là-bas, des gens s'étaient suicidés, d'autres étaient morts de faim ou de maladie. Dans le village, neuf personnes vivaient sous surveillance. Notamment ce vieil homme qui avait envie de parler, mais qui n'y arrivait pas.
Parce que pendant longtemps, personne ne lui avait adressé la parole. Il avait toujours été enfermé seul. A la fin de sa vie, il était très maigre, comme desséché.
On aurait dit un juif sorti des camps de concentration allemands. Des dizaines de millions de citadins sont installés de force à la campagne. Des centaines de millions de paysans les surveillent.
La Chine rurale est devenue un immense camp de travaux forcés. Mao a atteint ses objectifs. En avril 1969, trois ans après avoir lancé la révolution culturelle, il peut enfin convoquer un congrès du parti. Mao confirme que l'armée joue dorénavant un rôle de premier plan. Le maréchal Lin Biao est même désigné comme son successeur.
Mais les partisans les plus radicaux des gardes rouges n'acceptent pas la suprématie des militaires. Alors début 1970, Mao lance la campagne la plus sanglante de la révolution culturelle. Un nouveau cycle d'exécution de masse s'ouvre, et cette fois on le souhaite spectaculaire. Le signal du départ est donné dans le plus grand stade de Pékin, devant 100 000 personnes. Les purges gagnent aussitôt l'ensemble du pays.
Quelques mois plus tard, à la réunion du comité central du parti, l'ampleur de la répression au sommet est évidente. Ils sont très peu nombreux à prendre place aux côtés de Mao. Lin Biao, son ministre de la Défense qui va bientôt mourir dans des circonstances jamais élucidées. Son éternel Premier ministre, Zhou Enlai. Et Kang Sheng, le chef de la police politique, un des fondateurs du Laogaï.
Sept ans après le déclenchement de la révolution culturelle, le nouveau métro de Pékin est bien la seule trace de progrès à noter. Encore une fois, la Chine est assommée. L'économie est en totale récession.
C'est la survie même du pays qui est en jeu. Pour la relancer, on réhabilite de nombreux cadres. Deng Xiaoping revient d'exil et apparaît à côté de la propre femme de Mao, Jiang Qing, et du Premier ministre Zhou Enlai.
En janvier 1975, un semblant de stabilité au sommet permet à Zhou Enlai d'envisager la reconstruction de l'économie. Il lance ses quatre modernisations, celles de l'agriculture, de l'industrie, de la technologie et de la défense. Les Chinois reprennent espoir.
Et si la modernisation allait enfin changer le pays ? Mais encore une fois, l'espoir s'écroule. Zhou Enlai meurt d'un cancer en janvier 1976. C'est un coup très dur pour beaucoup de Chinois, qui craignent qu'après la disparition de Zhou Enlai, Deng Xiaoping ne puisse mener les réformes à leur terme.
Je venais d'entrer en deuxième année au lycée numéro 11 de Pékin. On a profité de la fête des morts pour rendre hommage à Zhou Enlai. Du 1er au 5 avril, j'ai assisté à tous les rassemblements. Le 5 avril, des dizaines de milliers de Pékinois convergent place Tiananmen pour déposer des couronnes mortuaires à la mémoire de Zhou Enlai, au pied du monument aux héros du peuple.
Ce n'était pas organisé, c'était spontané. J'étais là-bas le 5 avril, je crois que c'était un lundi. J'ai pris le bus numéro 5. Par la vitre, j'ai vu qu'il y avait beaucoup de monde sur la place Tiananmen.
Donc je suis descendu tout de suite à la station Tiananmen. En quelques heures, les hommages mortuaires se transforment en manifestations contre Mao. On colle des affiches qui dénoncent le pouvoir ou qui exigent la poursuite des quatre modernisations.
Malgré 27 ans de terreur et de lavage de cerveau, le peuple de Pékin relève la tête. J'ai conduit deux classes de lycéens sur la place Tinanmen. Une fois arrivé, j'ai collé quatre poèmes.
J'étais devant le palais de l'Assemblée populaire nationale avec la foule. On voulait entrer, mais les gens se faisaient arrêter et emmener à l'intérieur. À ce moment-là, j'ai eu très peur.
La foule a fini par se disperser dans l'après-midi. Le lendemain du 5 avril, tout est rentré dans l'ordre. Le premier soulèvement populaire de la place Tiananmen n'aura duré que quelques jours.
J'ai été arrêté le 16 avril. L'interrogatoire a eu lieu dans la nuit. Ils sont venus me chercher en faisant un vacarme d'enfer.
On appelait ça les interrogatoires de nuit. Ça voulait dire que le crime était grave. Ils ont jeté un tas de documents sur le bureau en disant Tu es accusé d'être un contre-révolutionnaire Quelques dizaines de milliers d'arrestations. Tout est en place pour une nouvelle grande purge.
Mais l'ordre ne vient pas. Le malheur qui nous attrape aujourd'hui est le malheur mondial. Les peuples de nos pays, mes amies, mes grands leaders, Mao Zedong, en 1976, en 1990. Peut-être que des gens ont pleuré.
Sans doute les quelques paysans qui ont bénéficié de la redistribution de terre. Mais dans leur ensemble, les paysans détestaient Mao. Mao avait 40 ans de plus que moi.
Donc, je me suis dit que je ne pouvais pas mourir avant lui. Que je devais prendre soin de moi pour lui survivre. Tous mes espoirs de changement reposaient sur ce qui se passerait après sa mort. La mort de Mao est arrivée juste à temps. On avait peut-être encore une chance d'être sauvés, parce qu'on savait qu'après sa disparition, la Chine connaîtrait un grand bouleversement.
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