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Réflexion sur la communication moderne

Jusqu'à 13h30, les midis de culture. Nicolas Herbeau, Géraldine Moussena-Savoie. Place à la rencontre.

Aujourd'hui, notre invité est sociologue et anthropologue. Ses recherches, les conduites à risque, les expériences limites, la douleur. Son dernier livre, pourtant, ne semble pas porter sur de telles conduites.

Il traite de notre usage du téléphone portable. A priori, rien de douloureux, rien de limite, rien de risqué ici. Si ce n'est que pour notre invité, ce jour, dans ce petit appareil, ce petit prolongement de notre bras, une...

rupture anthropologique. Oui, avec lui, la fin de la conversation, du face à face, du contact, de la sociabilité. Rien que ça.

En le lisant hier soir, j'étais presque tentée de jeter le mien à la poubelle pour aller parler avec mes voisins. Mais l'addiction était trop forte. Cela serait-il donc vrai ?

La rupture a-t-elle déjà eu lieu ? Comment y faire face et pour aller vers quoi ? David Le Breton, bonjour. Bonjour.

Et bienvenue dans les Midi de Culture. La fin de la conversation, point d'interrogation, la parole est à vous. dans une société spectrale c'est le titre de votre livre david le breton il est paru aux éditions metellier pourquoi avoir écrit ce texte je l'écris dans un sentiment d'urgence d'une certaine manière parce que je me sens de plus en plus décalé dans un monde que j'ai que je comprends mais en même temps que j'ai du mal à reconnaître et notamment parce que j'ai il y a en effet cette rupture anthropologique qui a démarré disons au début des années 2000 mais qui s'est accentuée évidemment avec la banalisation du smartphone à partir de 2008 en gros avec le recours la possibilité de recourir à internet avec le téléphone portable ça a changé complètement notre la physionomie de nos villes de nos vies quotidiennes et il suffit pour ça effectivement simplement de sortir de la maison de la radio ou d'aller dans n'importe où dans le monde d'ailleurs et de découvrir des milliers d'hommes et de femmes qui avancent prosternés sur leur écran qui ne regarde absolument plus ce qui se passe autour d'eux qui sont indifférents donc au monde qui les entoure, indifférents aux autres, à telle enseigne que si par exemple vous cherchez votre chemin et que vous cherchez un interlocuteur, vous n'avez plus personne autour de vous. D'où cette dimension un peu spectrale, ce sentiment que j'ai, que je ne suis pas le seul évidemment à avoir, d'une société fantomatique où l'autre s'éloigne de plus en plus, où devient de plus en plus inaccessible. Il est là physiquement présent, mais en même temps absent dans le rapport qu'on pourra avoir avec lui ou avec elle.

Mais c'est un discours qu'on entend. Régulièrement, il y a beaucoup de choses qui sont parues. Il y a des études sur l'addiction aux écrans. Ce livre-là en est un de plus.

En quoi votre voix se distingue-t-elle ? Ou peut-être enfonce-t-elle le clou par rapport à tout ce qui est dit ? Et qui peuvent parfois aussi être pris comme des discours culpabilisants.

Oui, je pense que ma voix se conjugue à d'autres, évidemment. Je ne sais pas où est... Mon originalité c'est sans doute d'être un anthropologue, de mesurer cette perte d'épaisseur du monde, du lien à l'autre, de le vivre évidemment au quotidien, non seulement quand je marche en ville ou quand je voyage, etc.

Mais aussi finalement dans la relation avec les étudiants, dans d'innombrables scènes que je vois dans la vie quotidienne, par exemple où des parents sont avec leur enfant qui est dans une poussette ou dans un landau. Le gamin pleure et vous voyez les parents qui continuent à pianoter tranquillement sur leur téléphone portable. Je vois aussi parfois des enfants qui courent après leur père ou leur mère en leur parlant. Mais le parent ne fait absolument pas du tout attention à l'autre. Voilà des sannes qui indisposent, qui font mal parce qu'on ne sait pas du tout comment réagir.

Je sais bien que si j'intervenais dans ce genre de situation, je sais si la tentation est grande. Mais si j'intervenais, évidemment, je me mettrais à mal à la fois l'enfant qui ne comprendrait pas pourquoi on s'en prend à son père ou à sa mère. Et puis le père et la mère qui se demanderaient de quoi je me mêle. Donc voilà, on est souvent dans ces situations de morale où on est un peu perdu.

On ne sait plus sur quel pied danser. C'est quand même ça le problème de ce genre de discours. C'est que tout de suite, on tombe aussi dans un discours moralisateur.

Moi, je suis d'accord avec vous. Je vois bien, je suis avec mon compagnon, je lui parle, il prend son téléphone. J'ai envie de le détruire, mais je fais la même chose. Et en même temps, si je lui dis, je suis moralisatrice. C'est quoi le bon registre ?

Mon registre, c'est de rester dans le champ de la sociologie et de l'anthropologie. J'essaie de ne pas juger. D'ailleurs, rappelez-vous, à la fin du livre, je ne dis pas qu'il faut supprimer le portable, etc. Je dis non, il y a quelque chose d'inéluctable qui est là, il va falloir qu'on vive avec, etc.

J'essaie de comprendre, de ne pas juger. Mon travail de sociologue, depuis le début d'ailleurs, ça n'a jamais été de juger, ça n'a jamais été de moraliser le monde, mais de le comprendre. En ce sens, je ne suis pas un militant.

Mais j'aime bien me définir... Un militant c'est quelqu'un qui limite, évidemment, je me considère comme un illimitant. Je pense que c'est la tâche fondamentale de l'anthropologie, d'ouvrir le monde sur la...

Nous rappeler notre infinie liberté à chacun de nous. Après c'est évidemment aux lecteurs, à nos étudiants, aux personnes qui nous écoutent, de prendre leur décision par elles-mêmes. C'est plus pour presque éveiller une prise de conscience presque.

Si vous voulez, le terme serait un peu prétentieux évidemment, mais il y a quelque chose de cet endroit-là, de participer à changer quelque chose du monde, mais avec quand même une certaine humilité, je sais bien que... Ma voix n'est qu'une parmi des millions d'autres. Et puis en effet, vous avez raison de rappeler que quelques livres ces dernières années, ou les débats qu'on a eu d'ailleurs même au niveau politique récemment, à travers notamment l'idée de la majorité numérique à 15 ans, etc.

Ou même l'interdiction des téléphones dans les établissements scolaires. Absolument, ce sont des problèmes qui sont récurrents. Mais ce qui est terrible avec l'usage qu'on a au téléphone portable, et en vous lisant...

Ce qui était incroyable, c'est qu'à la fois je le savais, mais en même temps il y a quelque chose, c'est pour ça que j'ai employé le terme d'addiction. Et vous avez travaillé sur les pratiques à risque, sur la drogue, il y a quelque chose de cet ordre-là en fait qui se joue. On le sait, mais on n'arrive pas à le lâcher.

Oui, la formule finalement qui condense tout ça, c'est je sais bien, mais quand même Je sais bien que c'est catastrophique, que ça a nué mes relations avec les autres, mais quand même, je sais plus fort que moi. Donc on est dans un monde d'ambivalence. Où on a du mal à trouver justement quel angle, sous quel angle aborder l'autre en effet, qui vient parasiter une conversation en sortant toutes les 30 secondes son téléphone portable, ou qui vous laisse en plan parce que son téléphone a sonné. On se dit là c'est quand même une incivilité, c'est vraiment pas chouette qu'on me laisse comme ça. J'ai l'air d'être très secondaire aux yeux de cette personne, au regard de la personne qui vient de loin et qui appelle, etc.

En même temps, effectivement, il y a le je sais bien mais quand même qui fait que votre interlocuteur va quand même répondre à son téléphone. Je ne fais jamais ça, mais mon téléphone est presque tout le temps éteint. Je découvre parfois des messages deux ou trois jours après.

Deux ou trois ans après même peut-être. Non, quand même pas. J'ai la chance de n'être sur aucun réseau social également, ce qui fait que je suis tout à fait tranquille et que je peux lire mes mails, à la limite le soir tranquillement, sans aucun sentiment d'urgence. Sans avoir le sentiment que le temps m'échappe terriblement et que je cours sans arrêt, sans arrêt.

Je recevrai sans arrêt des notifications. Ce n'est pas mon univers. On va décortiquer cette rupture anthropologique dont vous parlez, David Le Breton. Parce que je rappelle, c'était pour ça aussi cet échange, vraiment pour montrer où vous vous situez.

Comment vous vous adressez au lecteur sur ce problème de notre usage du téléphone portable. Et pour décortiquer cette rupture anthropologique, je vous propose d'entendre cet extrait de ce film qui s'intitule Le Discours. A 18h56, j'ai vu que Sonia avait lu mon message et j'ai été transporté d'une joie irrationnelle. Elle avait lu mon message. Tout redevenait possible.

Sauf que maintenant il est 20h07 et qu'elle n'a toujours pas répondu. Pour ne rien arranger, je suis coincé à un repas familial où la conversation tourne actuellement autour... C'est chauffage au sol.

Oui, dis donc. Mais ça coûte plus cher ou moins cher ? L'installation coûte un petit peu plus cher, mais après au quotidien, beaucoup plus économique. Et ça marche comment ?

En fait, il y a deux écoles. Il y a l'électrique et l'hydraulique. En fait, il y en a un troisième, mais il est encore en cours de développement. 1h11. Ça fait 1h11 qu'elle a lu mon message et qu'elle n'a toujours pas répondu.

Surtout qu'on peut mettre de l'eau froide en plein été. et ça vous fait comme une climatisation. C'est pas mal ! Et toi Adrien, tu en penses quoi ? Ce que j'en pense ?

Sérieux ! Vous me demandez ce que je pense du chauffage au sol alors que j'ai envoyé un message à 17h24, qu'il est élu à 18h56 et que j'ai toujours pas de réponse ? Un extrait du film de Laurent Thérard sorti en 2020 qui s'intitule Le discours, on y entend la voix d'Adrien, ce personnage qui est un dîner de famille mais il est complètement absent de ce dîner de famille puisqu'il attend la réponse à un message, un SMS qu'il envoyait à la femme qui l'aime. Là, on a un exemple typique de ce que vous décrivez, David Le Breton, à savoir cette addiction à notre message, à une sociabilité qui serait virtuelle. Je nuance quand même tout de suite, là, il attend un message d'une personne qui l'aime.

Il attend une réponse. Ce n'est pas un parasitage de... d'une personne anonyme ou de...

voilà, il attend quelque chose en tout cas et puis en jeu quand même, il y a l'amour. Oui mais comment aurait-il fait il y a une vingtaine d'années quand les SMS n'existaient pas ? Le coup de fil !

On s'en débrouillait. La poste ! Dans ce cas-là, il aurait écrit une lettre en effet.

Donc il aurait eu la patience, la tranquillité d'attendre. Et puis en même temps, il aurait rêvé des retrouvailles avec sa copine, etc. Là, il est dans un sentiment d'urgence qui fait qu'il n'est plus nulle part.

Il n'est pas avec sa copine parce qu'il se dit mais bon sang, pourquoi elle ne me répond pas ? Et en même temps, il n'est plus avec ses amis, il n'est plus dans sa réunion. En effet, donc il perd sur tous les tableaux d'une certaine manière. Donc c'est ce que vous appelez ici, David Lebrot, une dissociation. Oui, voilà, c'est cette attention flottante qu'il n'y a pas justement dans la conversation, où on est vraiment dans une reconnaissance plénière profonde de l'autre.

On est dans un rapport de visage à visage et pas seulement de face à face. On est attentif à toutes les expressions qui traversent le visage de notre interlocuteur. Parce que ça va permettre de moduler nos propos, de moduler notre parole.

Parce qu'on sent si on blesse, si la personne est en accord avec nous ou pas. Il y aura aussi la part du silence également, qui n'existe pas du tout dans la communication. Puisque dans la communication, le silence se transforme en panne. Il y a une panne, je ne t'entends plus, on se rappelle, je suis dans un tunnel, etc.

Dans la conversation, on peut se taire ensemble. Ça fait partie aussi de l'amitié, ça fait partie de l'amour, de la réciprocité. Et on peut partager, on peut se taire parce qu'on regarde quelque chose ailleurs, etc.

Et puis dans la conversation, il y a aussi le partage d'une ambiance. Là, dans cette dissociation, ce personnage s'extrait de cette ambiance avec ses amis. Il devient fantomatique, il devient spectral en effet. Il est là sans plus être là, il ne partage plus l'ambiance, il n'est plus dans la sensorialité des amis, de ses collègues, etc. Là aussi, il perd quelque chose qui fait que la conversation devient...

C'est pour ça que je l'ai pointé comme en voie de disparition. Mais rappelez-vous, évidemment, vous l'avez dit, il y a un point d'interrogation à la fin. Je ne dis pas que c'est la fin de la conversation, c'est tragique.

Et puis aussi, c'est très important, je ne veux pas moraliser le monde. Je veux simplement comprendre. Et sur cette question de la conversation, pourquoi est-ce l'angle que vous avez choisi et pas forcément le corps ?

ou l'attention. Pourquoi pour vous ça se joue plus dans la conversation que dans n'importe quel type de... n'importe quelle modalité d'une relation au monde ? Parce que la conversation, elle est quand même fondatrice de les conditions humaines. Je pense qu'il y a quelques millions d'années, les premiers humains ont commencé à échanger sans doute des cris, des interjections, des trucs.

Puis progressivement, tout ça s'est cristallisé sous forme de langue, etc. Mais on n'imagine pas évidemment une société humaine où il n'y a pas des échanges. sur le quotidien, sur simplement se lever le matin, se saluer.

Évidemment, ça prendra des formes, d'innombrables formes à travers les cultures. Mais en tous les cas, la conversation est vraiment inhérente à la condition humaine. Elle est la forme primaire, en quelque sorte, de la reconnaissance de l'autre. Quand on sort de chez soi et qu'on croise son voisin, on va dire, voilà, je vais au boulot, il va vous répondre, il travaille sur la santé, ou des trucs qu'on aura entendu mille fois.

Mais en tous les cas, c'est une forme de reconnaissance et on part tranquillement. Si on croisait son voisin... et qu'il ne nous disait rien, il y aurait quelque chose d'un manque. Donc là, le corps serait moins... Vous êtes sûr de ça ?

Ah oui ! Moi, je me passe très bien de parler à mes voisins. Non mais c'est vrai ? Oui, ça dépend quel voisin. Non mais, c'est-à-dire que, est-ce que toute forme de conversation et vaut...

Enfin, tout échange est égal à une conversation ? C'est-à-dire que la conversation, peut-être que vous pouvez nous définir ce que c'est pour vous une conversation. Ça va même de cet échange le plus banal à quelque chose, par exemple...

qu'on fait ici ou avec un ami à un moment de grande confidence ? Oui, je n'ai pas voulu faire une anthropologie de la conversation, simplement la mettre en perspective au regard de la dévoration, de la colonisation par le smartphone. Donc pour moi, il y a des formes innombrables de conversations qui peuvent être très élémentaires, très fatigues, dans le sens où on se dit bonjour, ça va, oui, toi ça va, etc. Mais on est face à face, on est visage à visage. Et puis ça peut englober...

En revanche, des dialogues, des échanges beaucoup plus approfondis, comme celui en effet qu'on a aujourd'hui. Mais justement, la radio est une forme de résistance à cet égard, une sorte de conservatoire de la parole, où on sait que de toute façon, il n'y a pas la place au silence. Ça, c'est peut-être l'un des défauts de la radio, peut-être davantage sur Culture que sur d'autres chaînes. Je pense qu'il y avait beaucoup plus de place pour le silence avant, même ici sur France Culture. Il y a des temps beaucoup plus longs, des formats plus longs.

Il y a eu une accélération, on pourrait y revenir. Vous avez raison, je me souviens d'Animateur qui laissait de longs moments de silence aux auteurs qui l'invitaient. Dans la conversation, vous avez aussi le désaccord possible.

Je ne suis absolument pas dans un romantisme de la conversation, je m'en fiche complètement. Il y a quelque chose qui caractérise aussi la conversation au regard de la connexion. communication, c'est l'incertitude. On commence un échange, on ne sait jamais très bien où ça va nous emmener.

Ça peut durer quelques minutes, ça peut durer parfois très longtemps, ça peut déboucher sur une rencontre merveilleuse ou sur un conflit majeur avec quelqu'un. Voilà, mais ça c'est la condition humaine, c'est la dimension de risque, justement, de vulnérabilité en quelque sorte. C'est pas le risque pour la vie, mais c'est le risque pour son identité, pour l'importance qu'on accorde à l'autre et la manière également dont l'autre nous accorde une importance. Tout ça, ça fait aussi partie du risque d'ailleurs, parce que perdre la face, perdre son sentiment d'identité devant les autres, c'est bien autant destructeur que d'avoir un accident de voiture ou autre.

David Le Breton, vous le dites très bien dans votre livre. Pour vous, vous ne faites pas de différence, et vous venez de le redire, entre la conversation, la discussion, le dialogue, même la réunion. Mais qu'en est-il par exemple du bavardage ?

Là, on entre davantage dans l'anthropologie de la conversation, effectivement. J'avais traité plus dans mon livre sur le silence, parce que là, vous avez des modalités très différentes. Il y a des ritualités d'abord de la conversation. On ne parle pas avec les mêmes intonations de voix, avec les mêmes pauses, avec le même statut du silence d'une société humaine à une autre.

Et des sociétés, par exemple quelques sociétés amérindiennes, où les gens sont très très silencieux. Donc vous posez, j'avais lu ça chez un linguiste américain, vous posez une question à un apache, trois minutes après il n'a toujours pas répondu, donc c'est quelqu'un d'autre qui répond parce qu'il y a une espèce d'indisposition. On se souvient des films de Bergman pour changer d'air culturel, où il y a aussi énormément de silence entre les paroles qu'échangent les différents personnages. Donc ça c'est le statut culturel en quelque sorte de la parole dans une société. Et puis dans une société comme la nôtre, où en principe il y a un va-et-vient de la parole entre les interlocuteurs, il y a des personnes qui prennent toute la place.

Donc c'est ce qu'on appelle les bavards. Mais c'est un jugement de valeur aussi évidemment. Ils ne vous laissent pas en placer une, comme on dit vulgairement.

Et puis, il y en a d'autres qui sont transgressifs sur l'autre pôle. Ce sont les taiseux, comme on dit en Belgique. Les gens qui sont extrêmement silencieux et qu'on a du mal à faire parler. Et au milieu, il y a la ritualité de la conversation qui implique une civilité.

C'est-à-dire le fait qu'on réponde à une question, qu'on sollicite l'autre, qu'on l'interroge, etc. Est-ce que pour vous, le bavardage vaut conversation ? Oui parce qu'il y a bavardage et bavardage.

Le bavardage je dirais il est partie intégrante de la vie courante quand on croise son voisin le matin et qu'on échange... Voilà ce fameux voisin ! Ce fameux voisin, là on est un peu dans le bavardage parce que ça ne change pas grand chose. Oui ou la machine à café, il pleut, il fait trop chaud. Par contre le bavard entre guillemets c'est celui qui vous dévore complètement.

Vous n'arrivez pas, il vous prend comme prétexte en quelque sorte. Là il n'y a pas d'échange, il n'y a pas de réciprocité. Vous êtes interchangeable, vous vous dites, ce serait n'importe qui d'autre, de toute façon, il continuerait à parler sans arrêt, sans arrêt. Donc là, on ne se sent pas reconnu.

On est dans une souffrance personnelle et on guette le moment où on va dire à l'autre, excuse-moi, j'avais oublié, j'ai un rendez-vous urgent, tu me pardonneras, je m'en vais, etc. Et on essaie de trouver la forme pour ne pas blesser l'autre, pour ne pas lui faire perdre la face. Oui. J'ai un cas pratique à vous soumettre, David Le Breton. J'ai bien compris que vous aviez un rapport qui ne ressemble pas à celui de la plupart des gens avec votre téléphone portable.

Il est souvent éteint. Vous ne le consultez que le soir, donc à un moment choisi. Vous n'êtes sur aucun réseau social.

J'imagine quand même que vous connaissez WhatsApp ? Oui, bien sûr. Sur WhatsApp, on dit qu'on a des conversations WhatsApp avec... avec des groupes de personnes, avec la famille, avec ses amis.

Et ce qui est extrêmement intéressant avec les conversations WhatsApp, c'est qu'en fait, c'est des conversations ininterrompues. C'est-à-dire qu'elles n'ont pas de début, pas de fin. Elles sont juste inaugurées par un début, par une création d'un groupe, par exemple, par un premier message.

Mais par exemple, avec une très bonne amie à moi, on va s'écrire deux fois dans une journée, puis après, une semaine après. C'est une sorte de nouvelle création, d'une nouvelle forme de conversation. Moi, j'appellerais ça une conversation.

Est-ce que pour vous, là... Ça échappe malgré tout à la conversation telle que vous en faites l'éloge, c'est-à-dire où il devrait y avoir du face-à-face, de la respiration, parce que là il y a quand même de la réciprocité, il y a quand même un échange, il y a quand même de l'incertitude, on ne sait pas où on va aller quand même quand on discute sur ce genre de fil de discussion. Oui, vous avez raison. Non, il ne s'agit pour moi absolument pas d'être un prescripteur et de dire interdisons, empêchons, etc. Ce n'est pas du tout mon domaine, évidemment.

Je ne suis pas un théologien pour dire comment il faut vivre. Ça ne m'intéresse pas du tout. Simplement, je constate, simplement, comme je disais en sortant de chez moi, que le monde a changé. Donc ces discussions WhatsApp, pour moi, non, elles ont un intérêt.

Elles permettent en effet à des gens qui sont très éloignés les uns des autres, par exemple à des familles qui sont un peu éclatées à travers le monde, de continuer à avoir un échange. Donc ça, moi, ça ne me dérange absolument pas. Ça me paraît légitime.

En revanche, j'ai envie de rappeler quand même que trop de communication tue la communication. Quand il y a d'innombrables messages... La communication n'est pas la parole, n'est pas la conversation. N'est pas la parole, oui. Et d'ailleurs, c'est banal de le dire parce que je l'entends souvent.

Ce qu'on dit par communication, on l'oublie quasiment instantanément. Alors que quand on a eu une conversation avec l'autre, ça reste en mémoire. C'est pour ça que j'ai l'impression souvent que le smartphone, c'est la programmation de l'amnésie. de l'oubli, etc. alors que la conversation, on se souvient du moment où on a rencontré tel ou autre, où on a échangé dans un café, où on s'est dit ça ou ça. Mais il y a tellement de messages qui nous abreuvent au quotidien que finalement la communication tue la communication.

Je crois que notre réalité quotidienne est une réalité dans laquelle nous n'avons pas le temps d'écouter. La plupart d'entre nous, dès le matin au réveil, nous avons d'interminables listes de choses à faire. Et la suite de cela est que la monde devient un point d'agression perpétuel.

Ce que j'ai dit dans mon livre sur l'accélération, c'est que nous sommes toujours sous la pression du temps. Nous devons régler tout un tas de choses le plus vite possible, atteindre les objectifs. Et dans ce cas-là, nous ne pouvons pas nous laisser aller à des processus de résonance, parce qu'ils sont imprévisibles.

Ils nous transforment d'une façon que nous ne pouvons pas prévoir à l'avance. La voix du sociologue allemand Hartmut Rosa, spécialiste de l'accélération, c'était en 2018 dans les chemins de la philosophie sur France Culture. Et vous citez David Le Breton à Hartmut Rosa, de toute façon dès qu'on parle d'accélération, on cite Hartmut Rosa, c'est vraiment le grand spécialiste, il parle de l'accélération technique, de l'accélération de nos rythmes de vie, des transformations sociales, vous vous inscrivez en fait dans la voix qu'il a tracée. Ah oui tout à fait, c'était des analyses magistrales qui disaient tout haut...

ce qu'on ressentait et que parfois on avait du mal à exprimer. Oui, il décrit très bien ce sentiment d'urgence finalement qui ne nous quitte plus, à travers notamment les notifications qui arrivent sans arrêt. Ça m'arrive parfois d'être dans des conversations où quand malheureusement le téléphone est posé sur la table, vous êtes sûr que la conversation va dévier. Parce que votre interlocuteur va sans arrêt avoir les yeux sur son portable de crainte de louper un message.

Donc des études ont montré qu'effectivement il y a une interférence permanente. On ne dit pas du tout les mêmes choses. quand on a devant soi un portable.

Et je me souviens d'un certain nombre d'élus, j'en cite une d'ailleurs dans le livre, qui m'avait vraiment interloqué, parce que c'était au Brésil avec un collègue, je crois qu'il avait une notification toutes les trois minutes. Je ne comprenais pas comment il pouvait vivre avec ça. Et donc pendant un moment j'ai laissé passer, puis après je lui ai dit, mais comment tu fais ? Vous lui avez dit comment ?

Vous étiez plutôt agacé ? Non, non, pas du tout. Je reste très civil, très courtois.

Avec un ami on a le droit d'être agacé. Non, vous avez raison. Il n'interrompait pas notre conversation.

Simplement, je le voyais qui jetait un regard un peu inquiet. Je lui ai dit, mais qu'est-ce qui se passe ? C'est tout le temps comme ça chez toi ?

Il a fini par le ranger dans son sac parce qu'il se rendait compte que c'était insupportable. Mais même pour lui, de toute façon. Je me suis mis à sa place. Je me suis dit, ce soir, il va avoir une centaine de messages. Mais ça ne sert absolument plus à rien, évidemment, de recevoir tant de messages.

Mais en revanche, ça alimente ce sentiment d'urgence. courir sans arrêt. Quand on ne reçoit pas de notification comme ça, quand son téléphone est éteint, on mène sa vie à son rythme, tranquillement, paisiblement. Vous êtes sociologue-anthropologue, David Le Breton, vous avez parlé de rupture anthropologique. Est-ce que vous pouvez nous la décrire précisément, cette rupture anthropologique ?

Elle se situe, on l'a vu, au niveau de la parole, avec la conversation. On a parlé aussi de la tension. Comment vous... Est-ce que vous pourriez nous en décrire les grandes lignes ?

Pour dire les choses de manière peut-être un petit peu plus originale, ce qui a disparu dans cette rupture anthropologique, c'est déjà le visage. Puisqu'on ne croise quasiment plus de visage désormais dans nos villes, et ce n'est pas seulement à Paris, on trouve ça absolument dans le monde entier, on ne croise plus de visage parce que tout le monde est penché, courbé sur son portable. Vous, vous baladez dans un train ou dans un café, même dans un restaurant, vous voyez tout le monde penché sur son téléphone portable.

Déjà, il y a la disparition du visage, qui est quand même fondamentale sur le plan de la morale, sur le plan d'éthique. Parce que l'éthique, la reconnaissance de l'autre, ça passe essentiellement par la prise en compte de son visage. Et quand vous n'avez plus de visage, tout devient possible d'une certaine manière.

Parce qu'on entre dans des formes d'anonymat qui, en ce moment par exemple, alimentent la violence, le wokisme, le harcèlement à l'école, les appels au meurtre, les courriers anonymes, etc. que vivent énormément de gens. Parce qu'il n'y a plus de visage pour répondre. Là, je parle davantage des réseaux sociaux, évidemment. Mais même déjà, au niveau de la vie quotidienne, il n'y a plus de visage.

Il n'y en a plus du tout dans les réseaux sociaux. Et puis, l'autre rupture, c'est évidemment le fait qu'on n'a plus de conversation comme on en avait il y a encore une vingtaine d'années. Si on remontait 20 ans en arrière, là, et qu'on sortait tous les trois sur le parvis de la maison de la radio, c'est un monde...

totalement différent qu'on aurait sous les yeux. Et c'était un monde où il y avait encore de l'épaisseur. Je ne dis pas que c'était un monde merveilleux, je n'ai jamais dit ça.

Mais en tous les cas, il y avait davantage une reconnaissance les uns des autres, une attention aux autres qui a disparu aujourd'hui. C'est intéressant David Le Breton, parce qu'effectivement, vous, Géraldine, moi, on se souvient de ce moment où on n'avait pas ce... téléphone dans la main. Mais il y a une génération aujourd'hui qui est née avec ces téléphones, qui les utilise tous les jours et qui ne se souvient pas de cette période que vous regrettez à ce moment-là.

Comment leur faire comprendre ? Est-ce que ce livre y participe aussi ? Est-ce que ce sont à ces personnes-là aussi que vous vous adressez ?

C'est difficile. C'est pour ça que j'essaie de ne pas faire de jugement de valeur dans le livre et que j'essaie de comprendre parce que je sais très bien que ceux qu'on appelle les digital natives sont absolument comme des poissons. poisson dans l'eau dans cet univers, ils n'imaginent absolument pas qu'on pourrait vivre autrement.

D'ailleurs, d'emblée, je cite une adolescente qui me dit, mais comment les gens faisaient pour se rencontrer avant ? C'était impossible. Mais qu'est-ce qu'on faisait avant ? Il y a une redéfinition de la rencontre. Une redéfinition radicale de la rencontre.

Pour elle, ce serait un monde d'ennuis absolument vertigineux où on pourrait même plus parler. Comment rencontrer ses copains, etc. Ils ne se rendent pas compte qu'effectivement, il y a encore une trentaine d'années, on allait courir ensemble, on arpentait les forêts, on allait se baigner dans les lacs, les rivières, on jouait au foot, au basket, etc.

Aujourd'hui, non, c'est toute jeune génération. Vous les voyez à 14h sur un banc, vous repassez 3h après, ils sont toujours en train de télécharger des trucs, ils n'ont pas bougé. C'est l'univers de la sédentarité.

Avec tous les problèmes évidemment de santé publique que ça pose et qui s'accentuent encore aujourd'hui. Pas seulement des problèmes de myopie, de cervicale, de problèmes de dos, etc. Mais des problèmes simplement d'ouverture au monde. Parce qu'il est clair que quand on est un jeune homme ou une jeune femme qui se déplace, qui est mobile, etc.

Il y a une ouverture au monde. Et c'est d'ailleurs ça qu'on prône dans la marche, dans la randonnée. Tout le monde le dit, quand on marche, on pense à des tas de trucs. Quand on est assis...

Cette humanité assise qui caractérise nos sociétés aujourd'hui, c'est une société beaucoup plus restrictive. Je cite dans le livre les travaux de ce médecin britannique qui s'appelle William Bird, qui est quand même assez saisissante. Il nous dit, il y a encore une quarantaine, une cinquantaine d'années, un enfant marchait 9 km, 9 km autour de chez lui.

Aujourd'hui, 300 m. Et je crois que ça en dit long, justement, sur le côté... sur cette espèce de rétrécissement du monde que nous sommes en train de vivre, alors que quand ces gamins parcouraient les campagnes, les villes, etc., ils étaient confrontés aussi aux ambivalences du monde, à la complexité du monde, à sa pluralité.

Quand on est ensemble, mais en solitude derrière son portable, que voulez-vous qu'on apprenne ? Rien d'autre que les téléchargements, les dernières musiques, etc. Mais il y a quand même du savoir qui est apporté. Il y a des usages qui sont aussi différents.

Comment on peut faire pour, non pas résister, mais du moins comprendre cette structure anthropologique, y faire face, sans pour autant être dans le regret d'un monde qui n'a jamais existé, et sans se mettre soi-même en dehors du monde, car tout passe par les téléphones. C'est-à-dire qu'on est devenu addict, mais par exemple, on reçoit nos messages. Nos déclarations d'impôts, nos factures d'électricité, nos rendez-vous, on paye avec.

Donc en fait, critiquer ça, c'est aussi être en dehors du monde encore plus. Absolument, oui. En plus, il y a une digitalisation de tous les services aujourd'hui.

On a de moins en moins d'interlocuteurs dans les administrations, dans les gares, partout. Pour avoir quelqu'un des impôts, bon courage. Oui, mais non, c'est absolument tragique, effectivement. Donc c'est inéluctable.

Effectivement, c'est pour ça que je ne donne aucun remède, aucune solution. Ça veut dire qu'on va dans le mur ? Non, je n'écris pas ça non plus. C'est pour ça que vous posez la question. Non, je sais bien que la condition humaine connaît et connaîtra, a connu, connaît et connaîtra d'innombrables versions à travers le monde, à travers l'histoire.

On peut très bien imaginer une société, d'ailleurs décrite par des écrivains comme Von Vogt ou d'autres, où chacun est dans sa bulle. Asimov, il y a un magnifique roman d'Asimov sur le sujet où un crime a été commu dans une société où tout le monde est dans sa bulle et on ne comprend pas comment ça a pu se faire. C'est une société parfaitement vivable, évidemment je ne le conteste pas, simplement j'essaie de comprendre en tant que sociologue cette espèce d'autisme social entre guillemets qui a saisi nos sociétés à travers une hyperfragmentation, à travers le fait également que le téléphone portable pourvoit un monde finalement. à l'individu, enfin à l'internaute.

Il n'a plus besoin des autres finalement pour exister. On le voit très bien. D'ailleurs, les ikikomori au Japon... Ah oui, expliquez-nous qui sont les ikikomori.

Ce sont surtout des jeunes, des jeunes filles ou des jeunes garçons qui refusent le monde. Ils sont dans une sorte de grève de la vie quotidienne, de la grève de l'école également, donc ils s'enferment dans leur chambre, ne voient plus leurs parents pendant des mois ou des années. Leurs parents parfois déposent les plateaux repas dans leur chambre.

Ils sont à la fois dans une forme d'autisme, mais ils sont seuls ensemble, comme dirait Cherry Torcol. Ils sont seuls ensemble parce que, un peu à la manière de moines post-modernes, ils sont dans une réclusion. volontaire, solitaire et en même temps un dialogue avec le monde entier.

Ce sont des filles ou des garçons qui sont sans arrêt derrière leur téléphone ou derrière leur écran et qui vont discuter avec des gens de Toronto, de Montréal, de Strasbourg, de Paris, etc. Mais ils sont dans leur chambre à Tokyo et personne ne les a vus depuis deux ans. Et c'est effectivement le symbole finalement d'une société possible.

Je ne dis pas que c'est celle-là qui va nous... tomber dessus mais c'est une société possible où effectivement on n'a plus du tout besoin des autres hormis pour quelques services là en l'occurrence apporter un repas de temps en temps pour être tranquille ne pas je sais pas même pas laver son linge ou autre je sais pas comment ils vont vivre au quotidien tout ça mais en tous les cas l'autre a minima mais voilà j'ai plus besoin des autres pour exister et en même temps ça renforce l'hyper individualisation de nos sociétés contemporaines qui aboutit aussi à nos sociétés enfin au monde d'aujourd'hui extrêmement clivé ou On a du mal à dialoguer avec les autres, on a du mal à introduire des nuances, rappeler la complexité de ce qui était la tâche première de la sociologie, rappeler l'infinie complexité du monde. Et rappeler aussi des choses inutiles.

Parce que quand on parlait de mon voisin ou de ma voisine, ces échanges-là, moi je m'en passe volontiers, mais ils étaient inutiles. C'est-à-dire que maintenant on ne communique que pour des choses utiles. C'est ça, il y a une anthropologie de l'utilité à tout craint.

Oui mais il faudrait faire voler en éclats cette notion d'inutile parce que les choses les plus inutiles sont les choses les plus belles de nos vies. Marcher, faire une randonnée dans la forêt c'est inutile, ça ne vous sert à rien. Vous allez me dire c'est une respiration, une échappe ça fait du bien mais en même temps il n'y a pas de profit au sens économique qui nous régit aujourd'hui. Et puis voilà on entre dans une librairie ou dans un cinéma, on voit un film ou autre, on peut dire qu'on n'est pas dans la fonctionnalité parce qu'on aurait pu s'en passer, on aurait pu voir un autre film etc.

Je ne crois pas qu'il faille... Je ne sais pas. Pour moi, même ces propos inutiles de la vie quotidienne, quand on échange simplement un sourire, on pourrait dire aussi...

Vous avez aussi écrit sur le sourire. Ça pourrait être le comble de l'inutile. Vous entrez dans le bus et vous souriez au chauffeur. À quoi ça sert ? Par contre, le chauffeur est très content parce qu'il voit rentrer en permanence des gens qui sont planqués derrière leur téléphone portable.

Et donc, il est... toucher quand quelqu'un le salue, le regarde dans les yeux, lui donne un sourire, comme aujourd'hui beaucoup d'esthéticiennes, de coiffeurs, de chauffeurs de taxi, qui sont heureux qu'on les regarde, qu'on les salue aussi, parce que c'est une plainte récurrente notamment des caissières, de voir des gens qui ne les saluent plus et qui jettent leur course sur le truc et qui continuent leur conversation. Donc la civilité, on a pris un sacré coup avec la colonisation du smartphone.

Qu'est-ce que vous pensez, David Le Breton, de la marche ? Les textes sur la marche connaissent encore aujourd'hui un succès incroyable. En librairie, on entend par tous ce qui marche très bien à la radio, les émissions qui cartonnent, c'est les éloges de la lenteur, de la paresse.

On parle beaucoup de méditation, on adore ça. On en fait même des micro-méditations. Comment ça se fait que ce genre de phénomène ait un tel succès, soit un phénomène justement, et qu'on continue par ailleurs à être dans une urgence ?

Est-ce qu'en fait tout ça ce ne sont que des démarches cosmétiques et sans grand effet ? Non, ce sont pour moi des formes de résistance. Et ça je le disais déjà depuis longtemps, quand on marche, on est vraiment dans la lenteur, on reprend corps dans le monde, on reprend chair dans le monde, on est dans la sensorialité du monde.

Mais surtout, on est dans la conversation avec les personnes qui vous accompagnent. Vous êtes avec votre compagnon, votre compagne, vos enfants, vos amis. En principe, quand on marche, on n'est pas tiré en avant par son téléphone portable. Ou alors, il faut être un peu débile, il vaut mieux rester chez soi, je pense. Donc, on est attentif à l'environnement.

On va échanger sur les animaux qu'on aperçoit, sur les arbres qui fleurissent, sur les odeurs, etc. Donc, ce sont des moments de reconquête de soi extrêmement intenses. Donc ce n'est pas seulement les livres qui ont un grand succès.

En fait, tous les sites de marche connaissent aujourd'hui un succès planétaire. Regardez Saint-Jacques-de-Compostelle, au début des années 90, vous avez quelques centaines de gens qui marchaient, aujourd'hui c'est 500 000. Il y en a qui vont le faire par étapes, etc. Mais tous les autres chemins, Francigena, etc., il y a énormément, les sentiers Vosgiens sont également énormément arpentés aujourd'hui par des promeneurs, et vous n'en croisez jamais avec un téléphone portable. Ou alors il y en a qui utilisent des GPS.

Donc là, c'est de la résistance. Pour moi, c'est de la résistance. Oui, en termes, pour revaloriser la conversation, le rapport à l'autre, le rapport à l'environnement également.

Voilà, tout ça. Et puis la lecture, même on pourrait évoquer le jardinage, etc. Vous voyez ce succès sociologique prodigieux du jardinage d'aujourd'hui.

Les gens ne jardinent pas en regardant leur téléphone portable. Ils le laissent dans un coin, puis deux heures après, après... avoir planté les arbres ou leurs légumes et ils vont regarder éventuellement s'ils ont un message.

Mais c'est typique quand même d'une volonté de beaucoup de nos contemporains de mettre à distance cette tyrannie de la communication. Mais est-ce que ce n'est pas des échecs ? Ah non, parce que ça fait du bien et c'est une respiration. Ça fait partie des compromis qu'on a tous dans nos vies, parce qu'on n'est pas toujours heureux de la manière dont on mène nos existences. On se donne des lieux d'échappées belles, en quelque sorte.

Mais là, ce sont des échappées belles majeures, quand même, qui touchent le monde entier. Parce que le succès de la marche, il n'est pas français, il est absolument planétaire. Sur les chemins de Compostelle, vous avez toutes les religions du monde, toutes les nationalités du monde, tous les âges, des personnes handicapées, des personnes aveugles, des personnes qui... qui ont des problèmes sensoriels et autres, tout le monde se côtoie, chacun à son rythme, chacun dans sa dimension, chacun dans son univers. Et le soir au gîte, c'est la flambée de la conversation.

Tout le monde se parle sur ce qu'ils ont vécu comme difficultés au long du chemin, où ils vont demain matin, quelles sont les difficultés qu'ils vont croiser, quelle est la réputation du gîte ou du resto où ils vont s'arrêter. Merci beaucoup David Le Breton. De vous on peut donc lire la fin de la conversation.

Point d'interrogation car tout n'est pas perdu, il faut aller marcher. La parole dans une société spectrale séparée aux éditions métellier. Nous avons choisi deux chansons pour terminer cette émission. Une chanson sur le télégramme ou une chanson sur le SMS.

Laquelle choisissez-vous ? Télégramme. On se quitte avec Télégramma d'Amandali. très bon choix de Louis André un grand merci à vous David Le Breton oui oui Louis André écoute avant d'aller très bien un grand merci à vous et un grand merci à l'équipe des Midi de Culture qui sont préparés par Issa Toué Ndoye Anaïs Isbert Cyril Marchand Zora Vignier Laura Dutège-Pérez et Manon Delacel réalisation la fameuse Louise André prise de son Anthony Thomasson pour écouter cette émission rendez-vous sur le site de France Culture et sur l'application Radio France merci Nicolas à demain pour la dernière oui à demain Géraldine