Depuis quelques temps, dans les articles et les livres que je lis sur l'écologie, on ne parle plus de la nature, mais du vivant. D'où vient ce changement de vocabulaire ? C'est à cause, ou plutôt grâce, aux travaux du grand anthropologue Philippe Descola. Médaille d'or du CNRS et professeur au Collège de France, il est spécialiste des rapports entre les humains et les non-humains.
Dans son livre Part de la nature et culture il a montré que la nature, en tant que monde séparé des êtres humains, n'existe pas. Du moins, pas pour tout le monde. Pourquoi le mot nature pose-t-il problème ? Comment cette notion a-t-elle émergé ?
Qui a inventé la nature ? Alors que l'opposition entre la nature et la culture était fondamentale pour l'anthropologie depuis les travaux de Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola, qui était son élève, va découvrir, lors de ses années passées chez les Indiens à Chouard en Amazonie, que cette distinction n'a aucun sens pour eux. Lévi-Strauss était mon directeur de thèse, donc l'opposition entre nature et culture était centrale pour moi.
J'avais appris ça à l'école, j'avais lu ça dans les livres de Lévi-Strauss. Je suis arrivé chez des gens en Haute-Amazonie. J'étais parti pour étudier ce que j'appelais à l'époque la socialisation de nature, c'est-à-dire la façon dont cette société, en fait, non seulement concevait ses rapports avec les plantes et les animaux, mais aussi au quotidien les développait de façon pratique dans les activités classiques que sont la chasse à cueillette, l'horticulture sur brûlis, etc.
Et j'étais donc... parti avec cette idée de voir comment ils combinaient au fond la nature et la culture, la nature et la société. Et puis au fil des mois, lorsque ma compagne et moi-même, ma compagne Anne-Christine Taylor, avec qui j'étais sur le terrain, qui était ethnologue aussi, nous sommes aperçus qu'en fait les non-humains pour eux, les plantes, les animaux, les esprits, étaient des partenaires sociaux avec lesquels ces gens-là, qui s'appellent les atchoirs, entretenaient des rapports au quotidien par toutes sortes de moyens, notamment par l'intermédiaire de chants magiques qu'ils adressaient mentalement. C'est une des raisons pour lesquelles ça nous a pris un peu de temps à comprendre, parce que ce n'est pas visible quand les gens chantent mentalement. Et ce qu'ils chantaient en fond, c'était des discours de l'âme, si on peut dire, adressés à l'âme des plantes et des animaux.
Et d'autre part, par l'intermédiaire des rêves dans lesquels les plantes et les animaux venaient rendre visite aux humains sous une forme humaine pour leur transmettre des messages. Pour eux, la nature n'existait pas, puisque non seulement il n'y a pas de mot pour désigner quoi que ce soit qui pourrait ressembler à la nature, mais en fait, ce que moi j'appelais la nature, c'était l'ensemble des personnes non humaines avec lesquelles les atchoumes. entretenait des rapports de personne à personne au quotidien. Pour décrire ce qu'il a observé chez les Achouards, Philippe Descola va mobiliser le vieux concept anthropologique d'animisme, qui désigne le fait de déceler dans chaque chose, chaque être, une âme. Mais il fait évoluer le concept pour désigner une deuxième chose, à savoir le fait de percevoir des discontinuités physiques nettes entre les différentes formes de vie.
On suce du fait que l'on considère que la plupart des non-humains ont cette disposition intérieure, on considère que chaque forme de vie a des dispositions physiques, si on veut, qui lui donnent accès à des mondes qui sont au fond comme le prolongement de leurs organes sensoriels et de leur mode de locomotion, de la niche écologique qu'ils habitent, etc. Autrement dit, le monde d'un... d'un aigle harpie qui vole en Amazonie très très haut au-dessus des arbres et celui d'un poisson chat sont très différents parce que, pour des raisons physiques et physiologiques, leur monde ne se rencontre pas. Et donc ceci est évidemment l'opposé absolu de la façon dont nous nous représentons les rapports entre humains et non-humains parce que nous considérons que les humains, au contraire, sont les seuls à avoir une intériorité subjective et morale par rapport aux non-humains.
En revanche, nous considérons que nous, humains, ne nous différencions pas beaucoup d'autres êtres organisés dans le monde puisque nous sommes Nous aussi gouvernés par les lois de la chimie, de la physique, de la biologie, etc. Il montre donc que ce que nous considérons comme une bipartition évidente, l'opposition entre la nature et la culture, n'est en fait qu'une façon parmi d'autres de construire un rapport au monde. Et il définit au total quatre grands systèmes par lesquels les hommes envisagent leur rapport avec leur environnement.
Le naturalisme et l'animisme donc, mais aussi le totémisme et l'analogisme. Ce classement repose sur la dualité, physicalité, intériorité et sur le critère de la continuité et de la discontinuité. Le naturalisme de l'occident moderne se traduit par une continuité des physicalités, puisque tous les êtres et toutes les choses sont soumises aux mêmes lois de la nature, et une discontinuité des intériorités, puisqu'on considère que seuls les êtres humains sont dotés d'une vie intérieure.
Alors que l'animisme, c'est l'inverse. La continuité des intériorités, tout a une âme, et la discontinuité des physicalités. Le totémisme, que l'on trouve par exemple chez les aborigènes, se définit quant à lui par une continuité tant des intériorités que des physicalités.
Et l'analogisme, c'est l'inverse. C'est la discontinuité des intériorités et des physicalités. Il appelle ces quatre grands chêmes de pensée des ontologies. Oui, c'est vrai que pour nous, on est habitué à penser comme ça, à se dire, nous les êtres humains, on a une intériorité et les plantes n'en ont pas. Et c'est vrai que de s'entendre dire oh ben ça c'est juste une perception parmi d'autres, d'autres pensent autrement après tout, peut-être qu'ils ont raison.
Est-ce que c'est pas un peu relativiste ? L'anthropologie est relativiste au sens général, c'est-à-dire elle introduit des doutes quant à l'universalité de certaines choses que nous pensions bien établies. Vous et moi, on partage le même.
Le mobilier ontologique, si je puis dire, c'est-à-dire il est meublé par les mêmes types d'êtres et les propriétés qu'on attribue à ces êtres sont assez analogues du fait de l'éducation que nous avons reçue. Mais ce mobilier ontologique, il va varier au fil du temps et au fil du déplacement dans l'espace, de sorte que le mobilier ontologique des Hachois en Amazonie n'est pas du tout le même. Ça ne veut pas dire qu'ils ont raison, ça ne veut pas dire que nous, nous avons raison, ça veut dire que le monde que nous avons composé, n'est pas fait des mêmes éléments que nous avons perçus dans l'environnement à qui nous avons prêté plus ou moins d'importance.
Prendre un exemple, si vous voulez, un chasseur à tchoir, ou un n'importe quel à tchoir, il est entraîné à interpréter des indices dans son environnement lorsqu'il se déplace en forêt, parce qu'il a entendu des récits de chasse qui l'incitent à interpréter des signes. auditifs ou olfactifs comme étant des indices de la présence d'un esprit. Par exemple, s'il entend un bruit mais qu'il ne voit rien, ou bien s'il perçoit un souffle chaud tout d'un coup, ou froid, ou s'il voit un tourbillon dans une rivière calme, des choses comme ça, tous ces signes-là peuvent être interprétés comme la présence d'un esprit.
Donc dans son monde, il y a des esprits parce qu'il y a les appareils de détection qu'il a appris à considérer comme légitimes pour identifier des esprits. Un physicien du CERN qui travaille dans l'accélérateur de particules de Neve, lui il a des instruments de détection qui lui permettent de détecter des choses qui ne sont pas visibles à l'œil nu non plus, qui sont des particules élémentaires. des muons, des posons de Higgs, des choses comme ça. Et donc, il va faire confiance à son appareillage pour induire à partir des traces qui sont recueillies par son système de détection, l'existence de ces particules. Ça ne veut pas dire que, peu importe de se poser la question de savoir si les esprits existent ou pas, ou si les posons de Higgs existent ou pas.
Moi, comme anthropologue, ça ne m'intéresse pas ce genre de question. Ce qui m'intéresse, c'est de comprendre que pour l'un, il y a dans son monde... des particules que personne d'autre ne voit, simplement on fait confiance aux physiciens pour dire qu'elles existent, et il y a pour un natchoir des esprits que moi je ne vois pas, mais en étant attentif à certains des indices qu'on me dit auxquels il faut prêter attention, je peux comprendre qu'on puisse en inférer la présence d'un esprit.
Donc leurs mondes sont différents, ça ne veut pas dire qu'il y a un grand monde qui serait le même pour tous, c'est pour ça que je dis qu'il y a une... Une pluralité de mondes. Ce qui m'importe moi, c'est de comprendre les filtres au moyen desquels ces ontologies se constituent pour chacun d'entre nous.
Le concept de nature est donc une invention de la modernité européenne, une catégorie de pensée qui s'est progressivement construite depuis l'Antiquité pour aboutir à sa forme définitive au XVIIe siècle. Quelles ont été les grandes étapes ? Et si on n'a pas toujours été naturaliste, qu'est-ce qu'on était avant ça ?
Ah oui ! Votre question, c'est un processus de décantation progressif. La construction du naturalisme s'est née dans la philosophie grecque et la science grecque avec l'idée que certains phénomènes ne sont pas le résultat du caprice des dieux, mais viennent de choses qui se font par nature, comme on disait en grec fusain c'est-à-dire du point de vue de la phousis. La foussise, c'est quoi ? C'est ce qui a donné l'origine du terme physique.
C'est le fait que certains êtres ont dans leur développement des propriétés qui sont singulières. Donc c'est dans la nature de telle plante, par exemple, d'avoir telle caractéristique. Ça a été développé notamment par Aristote. Cette idée, donc, qu'il y a des phénomènes qui s'expliquent... par la connaissance de leurs propriétés physiques, a été amplifiée par le christianisme, par l'idée d'une séparation entre un créateur et un créé, et donc l'idée que l'ensemble du monde est le produit d'un geste, d'une divinité, qui introduit de la transcendance, c'est-à-dire une différence, une supériorité, une extériorité du créateur par rapport au créé.
avec une position un peu singulière des humains là-dedans, puisque les humains ont reçu, disons, comme la mission de veiller sur cette création, et notamment Adam a reçu la mission de nommer les animaux par exemple. Mais le mouvement final, au fond, il intervient avec la... En tout cas dans les textes au XVIIe siècle avec ce qu'on appelait la révolution mécaniste, c'est-à-dire avec des grands auteurs comme Galilée, Descola ou Bacon qui proposent une idée du monde comme étant un espace mathématisable, réductible à des lois scientifiques.
Mais ce qui importe de noter, c'est que ce qu'on appelle la révolution scientifique au XVIIe siècle, elle est le produit d'une transformation de... de l'idée de nature, c'est ce que disait Maurice Merleau-Ponty dans ses cours au Collège de France sur la nature, lorsqu'il disait Ce n'est pas l'accumulation des trouvailles scientifiques qui a changé l'idée de nature, c'est le changement de l'idée de nature qui a permis le développement des sciences. Donc moi je vais plus loin en disant que ce n'est pas le changement d'idée de nature, c'est l'apparition même du concept de nature qui est le terreau ontologique en quelque sorte, qui a rendu possible le développement des sciences positives à partir du XVIIe siècle.
Le naturalisme s'est constitué par cette sédimentation ou purification, si on veut, successive, pour ne prendre sa forme finale, comme je le disais tout à l'heure, qu'au XIXe siècle, avec l'apparition de l'idée de culture, c'est-à-dire l'idée qu'il y a des sujets collectifs, que des humains assemblés dans ce qu'on appelait alors des sociétés, qui est un concept aussi finalement assez tardif, ont la capacité de former, à un point de vue général, partagé sur précisément le monde naturel qui les entoure. Et donc la deuxième partie de ma question c'était... Alors qu'est-ce qu'on était ?
Alors on était ce que j'appelle des analogistes jusqu'à la Renaissance. Qu'est-ce que c'est que l'analogisme ? C'est une façon de percevoir les continuités et les discontinuités entre humains et non-humains qui est fondée sur l'idée que le monde est un tissu de particularités, de singularités, d'éléments, d'états, de situations, etc. qu'il faut pouvoir ordonner.
Comment on l'ordonne ? On l'ordonne par le biais des correspondances. Si vous voulez, c'est l'idée...
qu'on trouve dans certaines classifications, le jour est à la nuit, comme le noir est au rouge, etc. Des indices de cette... de cette ontologie analogiste, on les trouve par exemple dans la correspondance entre macrocosme et microcosme, c'est-à-dire l'idée que le corps est un monde en miniature et qu'il y a des points d'analogie entre des éléments du corps et des éléments du monde.
C'est quelque chose qui est très systématique dans les civilisations analogiques que nous avons conservé dans le naturalisme sous la forme des horoscopes par exemple. mais qui n'existent pas dans le monde animiste par exemple. Et encore avant ça, est-ce qu'on n'était pas un peu animiste ? Avant ça, c'est-à-dire avant la Grèce ancienne, oui, c'est possible.
Je pense que l'animisme est possiblement une des formes originelles qui s'est transformée en analogisme dans certaines circonstances. Il y a très longtemps, on a donc sans doute été animiste en Occident. Et même si aujourd'hui, globalement, on est naturaliste, il peut nous arriver, à chacun d'entre nous, d'avoir de temps en temps des réflexes qui relèvent plutôt de l'animisme.
En fait, nous faisons constamment des inférences animistes. Lorsque notre ordinateur tombe en panne au pire moment, on lui attribue une sorte d'intention malveillante. Lorsque notre voiture tombe en panne...
On s'en guise que t'as temps pour démarrer ! S'il te plaît ! S'il te plaît, tu vas démarrer ! On va lui donner des coups de pied en lui disant Sale bête, pourquoi est-ce que tu nous trahis ? Donc traiter des intentions à des objets inanimés, si je puis dire, ou à des non-humains, c'est quelque chose de très normal.
Comprendre les différentes ontologies qui structurent le monde, ce n'est pas seulement une satisfaction pour l'esprit. Notre naturalisme moderne a des implications très concrètes. Alors si on prend le bon côté des choses, on peut dire que l'idée d'une nature soumise à ses lois propres et érigée en objet d'enquête a été le terreau d'un développement inouï des sciences.
Mais si on prend le mauvais côté des choses, de plus en plus de penseurs écologistes estiment que c'est précisément la mise à distance d'une nature comme simple ressource de matière première à exploiter sans limite qui a permis le développement du capitalisme industriel et qui est responsable du désastre écologique actuel. Le capitalisme est, je pense, un produit du naturalisme. Le naturalisme propage l'idée d'un monde dans lequel chaque élément est isométriquement égal aux autres.
Et l'idée que la monnaie, l'argent, pouvait rendre compatible à peu près toute chose, y compris précisément le travail et la terre. Chose qui est inconcevable dans des systèmes... Dans l'animisme, il n'y a pas d'équivalent.
même partiel, mais ce que les anthropologues ont montré par exemple, c'est que dans des systèmes analogiques, je pense à l'Afrique ou dans certaines régions des hautes terres d'Amérique du Sud, il y avait des circuits différents, c'est-à-dire qu'on ne pouvait pas échanger des choses d'un certain type contre des choses d'un autre type parce que les choses circulaient à l'intérieur de circuits qui étaient bien cloisonnés. Parce que les monnaies comme équivalent général, Et le marché libre de la terre et du travail ont fait sauter ces cloisonnements. Et ça aboutit à partir du début de ce qu'on appelle l'anthropocène, c'est-à-dire avec le perfectionnement d'un machine à vapeur par James Watt, à la fin du XVIIIe siècle, à quelque chose d'entièrement nouveau, qui est le capitalisme industriel.
Je trouve ça intéressant, l'idée que le capitalisme, en tant qu'économie monétaire et marchande, qui permet d'acheter n'importe quel bien physique sur un vaste marché décloisonné, soit le propre d'une société naturaliste. Et donc, ça rejoint cette question que je voulais vous poser sur... En quoi est-ce que notre ontologie naturaliste est responsable de la crise écologique actuelle ?
Elle est en partie responsable, en ce qu'elle a permis, rendu possible, le développement en effet du capitalisme industriel, qui lui est directement responsable de l'augmentation considérable d'émissions de gaz à effet de serre, bien sûr, mais aussi de la production industrielle et donc de tout ce qui l'accompagne, à savoir la pollution des sols, des eaux et des cieux, si je puis dire. Il y a effectivement un lien très fort et aussi l'idée que la nature étant quelque chose d'extérieur aux humains, elle devient une ressource. Les grands penseurs politiques, tant les penseurs libéraux que les penseurs socialistes, ont été incapables de penser précisément cette dimension, savoir que ce qu'on appelait la nature était une ressource. inépuisable dont on pouvait extraire de plus en plus de valeur au fil du temps, soit pour le bien-être de l'humanité tout entière, soit pour le bien-être de quelques-uns. Et nous sommes confrontés maintenant au résultat de cette incapacité conceptuelle, si je puis dire, de penser le couplage entre le développement du bien-être et le développement de l'exploitation de la nature.
C'est ça aussi, c'est que le naturalisme et l'idée d'une séparation avec la nature gomment les interdépendances. Oui, bien sûr. Ces interdépendances, on les comprend de mieux en mieux. C'est-à-dire l'idée que les humains sont comme des maîtres et protecteurs de la nature, ou des possesseurs, pardon, j'allais dire. Mais c'est la même chose, possesseurs et protecteurs.
On ne peut protéger que ce que l'on possède, ce que l'on maîtrise, ce que l'on contrôle. Pour reprendre la formule de Descola, déjà en transformé, c'est fondé sur l'ignorance de l'interdépendance des humains avec tout ce qui les environne. Nous sommes composés de milliards de bactéries, et donc l'idée qu'il y ait un sujet humain qui soit clairement dissociable des non-humains est devenue une chose absurde, puisque nous sommes en partie définis par l'action de ces milliards de non-humains à l'intérieur de nous.
dans notre capacité cognitive ou dans notre façon de vivre tout simplement. Donc nous sommes à tout moment des éléments au sein de chaînes d'interaction qui font que chacun de nos gestes, même les plus élémentaires, ont des conséquences à l'intérieur de ces très longues chaînes et très longues boucles de rétroaction ont un effet sur tout ce qui nous environne et à terme sur nous-mêmes, c'est-à-dire sur la capacité de notre espèce à survivre. Ça c'est quelque chose que les biologistes savent en pratique, le fait que nous sommes toujours pris dans des enchevêtrements d'interdépendance à toutes les échelles.
Charlotte Brive est une anthropologue des sciences qui a travaillé sur la relation entre les humains et les microbes et qui a étudié les conséquences de l'introduction massive d'antibiotiques dans les élevages industriels. On en est à ce début où on se rend compte qu'effectivement nos modes de vie sont des modes purement relationnels, ce qui en fait on redécouvre un peu la roue. Avant la naissance de la microbiologie, il y avait plein de théories, des miasmes, etc. qui étaient très clairement des théories qui montraient qu'il y avait des liens très forts avec le milieu, avec l'écologie, avec l'environnement.
Les antibiotiques, on commence à les produire au début des années 40. Donc au début, c'est très bien, on les utilise en santé humaine, mais très rapidement, en fait, on a des usages qui se décalent. Donc on commence à les utiliser dans les élevages. Les antibiotiques ont vraiment participé à cette intensification de l'élevage.
Le problème, c'est qu'aujourd'hui, on est confronté à l'antibiorésistance. C'est un peu la revanche des microbes. On a oublié, mais ça pour le coup c'est vraiment une conception très naturaliste, c'est-à-dire qu'on a considéré qu'on pouvait extirper des microbes d'un milieu, qu'on pouvait leur faire produire des antibiotiques et qu'on pouvait ensuite balancer ces antibiotiques par tonnes dans des milieux dans lesquels ils n'avaient rien à faire, sur des micro-organismes en pensant que ces micro-organismes allaient juste mourir. une pratique d'éradication qui est vraiment celle de la médecine du XXe siècle.
Sauf que les bactéries, c'est des êtres vivants qui en plus ont des capacités évolutives qui sont démentielles. Et donc ces bactéries se sont mises à résister. Donc on se retrouve aujourd'hui par exemple avec des enfants qui peuvent avoir des otites qui sont devenues résistantes aux antibiotiques qu'on utilise de façon générale pour les traiter, alors qu'ils n'ont pas forcément eu d'antibiotiques avant, mais tout simplement parce que les bactéries elles bougent.
Cette prise de conscience sur les interdépendances a une influence sur le discours écologiste qui évolue. Ces exemples le montrent, le naturalisme n'est pas monolithique. Il tend à sécréter des discussions scientifiques et politiques qui contredisent et remettent en question ses propres fondements. Par exemple, l'idée naturaliste d'une frontière très nette entre les êtres humains qui seraient seuls dotés d'une intériorité et le reste de la nature est battue en brèche par bon nombre de travaux d'éthologie qui étudient les comportements des animaux. Ce qu'on a montré en tout cas, c'est que les animaux ont des capacités d'inférence, en tout cas de raisonnement, de classification, donc que certaines espèces animales ont des compétences cognitives qui ne sont pas très différentes de celles des humains.
On a pu montrer aussi qu'il y avait des cultures animales, si je puis dire, c'est-à-dire que certains traits sont enseignés à l'intérieur d'une espèce. Je pense en particulier aux chants, avec des variations entre les différents types de chants. C'est le travail de Marler sur les pinceaux, par exemple. Dans Birdsong, les dialectes sont différentes variantes de chants dans une espèce, spécifiques à certaines régions.
Et qu'il y a des différences aussi dans le développement des techniques. On a pu montrer que des pans de chimpanzés qui n'étaient pas en contact avaient développé des techniques différentes pour casser les noix ou pour chasser, tout simplement. Il y a des choses comme ça.
Donc la frontière entre humains et animaux est en tout cas impossible. Elle a été fondée sur homophabère pendant longtemps, c'est-à-dire la capacité technique. On s'aperçoit précisément que ce n'est pas le cas, parce que les animaux ont des techniques et qu'en plus ces techniques varient au sein de la même espèce en fonction des conditions.
d'apprentissage. Pour certains militants antispécistes, comme le philosophe australien Peter Singer, le fait que certains animaux soient capables d'éprouver du plaisir et de la peine justifie qu'on leur accorde des droits. Mais pour Philippe Descola, il ne faut pas s'y tromper, ce genre de proposition ne rompt pas tant que ça avec la logique profonde du naturalisme.
Je pense qu'attribuer des droits à des espèces est un prolongement du naturalisme, c'est-à-dire de l'individualisme, l'idée que les humains ont des... intrinsèquement des propriétés qui leur permettent de porter des droits, donc c'est l'idée des droits de l'homme, qui seraient étendus à un club un peu plus large. C'est juste qu'on bouge les frontières du club. On bouge les frontières du club en y incluant des baleines, des dauphins, etc. Ou des chimpanzés.
La situation présente exige un énorme effort intellectuel pour entrevoir de nouvelles formes institutionnelles de rapport aux non-humains qui nous permettent d'échapper aux impasses du naturalisme. Pour Philippe Descola, la nature n'existe pas. C'est une invention de la modernité occidentale qui est allée de pair avec un rapport destructeur au vivant.
Pour autant, il sait qu'il n'est pas possible de décréter la transformation de notre ontologie, on ne va pas subitement décider de devenir animiste. En revanche, face au ravage de notre modèle productif, on peut réfléchir aux changements institutionnels et juridiques susceptibles de défendre non pas seulement la nature, mais le vivant. Pour aller plus loin, mes sources sont en description et pour garder les idées larges, il y a d'autres épisodes.
A bientôt !