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Philosophie de Sartre et le regard d'autrui

Bonjour à tous. Après avoir parlé du désir de reconnaissance chez Goehl, on va rester dans la thématique du rapport à l'autre, avec cette fois-ci un épisode sur Sartre et le regard des autres. Le regard des autres est un sujet extrêmement présent dans nos sociétés contemporaines, des sociétés de l'image, des sociétés de la représentation, et il semble qu'aucun d'entre nous ne soit à l'abri du jugement des autres.

Or, la philosophie de Jean-Paul Sartre accorde une place très importante au regard d'autrui. Et d'ailleurs, cette question se résume dans l'une des citations les plus célèbres de Jean-Paul Sartre, « L'enfer, c'est les autres » . Cette citation provient de la pièce de théâtre « Huit clots » et cette phrase a été soumise à de très nombreuses interprétations. L'interprétation la plus commune étant de dire que ce sont les autres qui sont la cause de notre souffrance. Une autre manière de dire que les gens sont méchants et que le mal règne dans le monde.

Alors est-ce que c'est ça qu'a voulu dire Jean-Paul Sartre à travers cette phrase ? Eh bien non, pas du tout. J'ai voulu dire, l'enfer c'est les autres. Mais l'enfer chez les autres a été toujours mal compris.

On a cru, que je voulais dire par là, que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c'était toujours des rapports infernaux. Or, C'est toute autre chose que je veux dire. Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l'autre ne peut être que l'enfer.

Pourquoi ? Parce que... Les autres sont au fond ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes pour notre propre connaissance de nous-mêmes. Ce qui veut dire que si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d'autrui et alors en effet je suis en enfer. Et il existe une quantité de gens dans le monde qui sont en enfer parce qu'ils dépendent trop du jugement d'autrui.

Alors pour tenter d'expliciter cette phrase, on va explorer ensemble dans cet épisode. la question du regard des autres, la question du jugement d'autrui, dans la philosophie de Jean-Paul Sartre. Alors avant d'entrer dans le vif du sujet, petit rappel sur Sartre. Donc Sartre est un philosophe existentialiste, plus exactement philosophe existentialiste athée, et derrière le mot quelque peu effrayant d'existentialisme, se tient en fait une conception du monde assez simple à comprendre. L'existentialisme...

C'est la position philosophique qui consiste à dire que l'être humain n'a pas de nature prédéterminée. L'être humain n'a pas de nature prédéterminée, autrement dit, l'être humain est fondamentalement libre. Il est libre d'être ce qu'il choisit d'être.

L'existentialisme, ça consiste à dire que, contrairement aux choses, contrairement aux objets inanimés, l'être humain n'est pas assigné. n'est pas réduit à une nature, à une essence qui lui serait attribuée de l'extérieur. Alors, on va rendre ça un petit peu plus concret. On va prendre un exemple qui est l'exemple du téléphone. Un téléphone, c'est un objet qui a une nature prédéterminée.

Le téléphone, parce qu'il est le produit d'une création humaine, parce qu'il est le produit d'une fabrication ayant un but, le téléphone se définit par sa fonction. Le téléphone se définit comme un appareil qui sert à communiquer à distance avec des personnes possédant cet objet. Donc ce qui veut dire que le téléphone, avant d'exister matériellement, avant d'exister entre vos mains, il a d'abord été pensé, il a d'abord été conçu, puis fabriqué, et sa fabrication est dirigée vers le seul et unique but, que le téléphone remplisse sa fonction. Parce que fabriquer un téléphone qui ne fonctionnerait pas, qui ne remplirait pas sa fonction, ça n'aurait aucun sens. Et on connaît le destin des objets qui ne remplissent plus leur fonction, ils finissent à la poubelle. Donc la raison d'être du téléphone, c'est sa fonction, c'est de servir à téléphoner.

Ça paraît évident, mais maintenant si on pose la question à propos de l'être humain, et qu'on se demande quelle est la raison d'être de l'être humain, quelle est sa fonction, qu'est-ce qui justifie son existence, eh bien là, on est embarrassé. On est embarrassé parce que nous n'existons pas pour les mêmes raisons. Et pour Sartre, c'est même encore pire que ça. Pour Sartre...

l'homme n'a aucune raison d'exister. Il n'a aucune raison d'exister tout simplement parce qu'il n'est pas le produit d'une conception. L'être humain n'a pas de raison d'être parce qu'il n'est pas le résultat d'un projet, d'un projet qui aurait une finalité. Et c'est là qu'on voit que l'athéisme de Sartre est un élément essentiel de sa philosophie. Parce que dans une vision théiste de l'univers, une vision dans laquelle les hommes ont été créés par Dieu, à ce moment-là, on peut dire que l'existence humaine a un sens. Un sens prédéfini, un sens prédéterminé par Dieu.

Et dans ce cas-là, il devient possible de dire que la fonction de l'être humain, c'est de réaliser la volonté divine. Mais Sartre, lui, ne s'inscrit absolument pas dans ce système de pensée. Pour Sartre, il n'y a pas de Dieu dans l'univers, il n'y a pas de créateur des êtres humains.

Ce qui veut dire que le sens de notre existence, c'est nous qui allons le construire. Il n'y a pas de Dieu pour nous indiquer la direction. Il n'y a pas de sens préétabli à nos existences individuelles, et c'est ce qui fait que chacun va tenter, comme il le peut, de donner un sens à sa présence sur Terre. Donc Sartre établit une distinction très nette entre le règne des choses et le règne des personnes.

Les personnes sont libres, les personnes n'ont pas de nature prédéfinie. On pourrait dire que la seule nature des hommes, c'est de construire eux-mêmes leur propre nature. Et donc l'existentialisme, ça consiste tout simplement à dire que, pour les êtres humains, l'existence précède l'essence.

L'existence précède l'essence, autrement dit, nous existons et nous construisons notre essence. A l'inverse des choses qui, elles, sont d'abord conçues par rapport à leur fonction, par rapport à leur essence, et qui ensuite sont fabriquées, c'est-à-dire sont amenées à exister. L'existentialisme... C'est la doctrine philosophique qui consiste à dire que l'être humain n'est prédéterminé par aucune autre essence que celle qu'il réalise à travers ses actes.

Et donc ça, ça nous conduit à un nouveau concept de la philosophie sartrienne qui est le concept de subjectivité. Pour Sartre, l'être humain est d'abord une subjectivité. Qu'est-ce que c'est qu'une subjectivité ?

Eh bien c'est tout simplement un point de vue sur le monde. Une chose n'a pas de point de vue sur le monde, tout simplement parce qu'elle n'a pas de capacité de perception et, a fortiori, elle n'a pas de conscience. L'être humain possède une conscience, l'être humain est capable de percevoir le monde autour de lui, et donc la marque caractéristique de la condition humaine, c'est le fait d'être en interaction permanente avec le monde. L'individu humain, l'individu conscient, est toujours impliqué dans des relations avec le monde. avec le monde et avec autrui, c'est-à-dire avec d'autres consciences.

Donc ce qui fait la particularité de la condition humaine, c'est son rapport particulier au monde qui l'entoure. Le mode d'être de l'individu humain, c'est ce que Heidegger appelait l'être au monde. L'être au monde, c'est-à-dire l'être en rapport avec le monde.

Tandis que le mode d'être de la chose, c'est ce que Heidegger appelait l'être dans le monde. Une chose est dans le monde, mais elle n'est pas en interaction avec le monde, dans la mesure où elle ne peut pas échanger avec lui. Une chose peut être un support d'échange entre les êtres humains, on peut s'échanger des objets, on peut discuter à propos des objets, mais on ne peut pas échanger ou discuter avec un objet. Si vous préférez, une chose se moque totalement de nous, une chose est indifférente à nous, alors que nous autres, êtres humains, nous ne sommes pas indifférents.

à ce que nous sommes les uns pour les autres. Et nous ne sommes pas non plus indifférents à ce que nous sommes pour nous-mêmes. En tant qu'être doté d'une conscience, nous sommes en mesure de nous questionner sur nous-mêmes, de nous examiner nous-mêmes, de nous juger nous-mêmes. Et c'est ce qui fait dire à Sartre que seuls les êtres humains, seuls les individus conscients sont dotés d'une existence. Puisque pour lui, l'existence...

Ce n'est pas seulement l'être, c'est l'être en conscience, c'est l'être en interaction avec le monde. Donc je n'existe pas comme existe une chose, je n'existe pas comme existe une table, un vélo ou une paire de lunettes. J'existe comme conscience, c'est-à-dire comme point de vue sur le monde.

J'existe comme regard. Et quand je parlais de la distinction heideggerienne entre l'être au monde et l'être dans le monde, On pourrait même aller encore plus loin, à savoir que si je ne suis pas seulement dans le monde, C'est parce que je suis le monde. Je suis le monde que je perçois. Je suis le monde que ma conscience fait exister. Et dire que je suis le monde, ça n'a rien d'une position mégalomaniaque.

Ça ne veut pas dire que je suis le seul à exister dans le monde. Mais ça veut dire que, pour moi, à mon échelle, le monde, c'est ma conscience du monde. C'est ma perception du monde.

C'est mon expérience du monde. Et vous pourrez retourner le problème dans tous les sens possibles. Le fait est qu'à l'arrivée, le seul monde que vous aurez expérimenté, c'est le monde que vous aurez perçu.

Le film de votre vie, c'est le film de votre perception de votre vie. Et donc si on applique le même raisonnement à tous les êtres conscients, eh bien on peut dire que chaque conscience est un monde à part entière. puisque chaque conscience possède son propre point de vue sur le monde. Chaque conscience est un monde à part entière, et ces mondes s'entrecroisent et s'interpénètrent à l'occasion d'un phénomène que nous expérimentons tous quotidiennement, la rencontre.

La rencontre avec autrui, c'est la rencontre avec une autre conscience. C'est la rencontre avec une autre subjectivité. La rencontre avec autrui, c'est la rencontre entre deux mondes. Et ça, selon Sartre, c'est ce qui va totalement bouleverser ma représentation de ma condition.

Que se passe-t-il lorsque j'entre en interaction avec autrui ? Lorsque j'interagis avec autrui, il se produit un phénomène très particulier qui est que je ne suis plus seulement une conscience qui perçoit le monde. Je deviens l'objet d'une conscience autre que la mienne.

Je deviens l'objet d'une conscience extérieure. Alors on va essayer d'expliquer ça de la manière la plus simple qui soit. Imaginons que vous vous baladez dans un parc et à un moment donné, au loin, vous apercevez quelqu'un.

Quelqu'un qui marche dans votre direction. À ce moment-là, qu'est-ce qui va se passer ? Il va se passer que vous allez prendre conscience que vous n'êtes plus seul. Parce que dans votre monde surgit un nouvel élément.

Et cet élément n'est pas n'importe lequel puisqu'il s'agit d'une autre conscience. Et maintenant, imaginons que vous vous rapprochez de cette personne, en même temps qu'elle se rapproche de vous, et que vos regards se croisent. Et bien au moment où vos regards se croisent, vous savez que vous êtes l'un pour l'autre un élément de vos mondes respectifs. Ce qui veut dire qu'en même temps que vous voyez l'autre, vous prenez conscience que vous êtes en même temps vu par l'autre. Et être vu par l'autre...

Ça veut dire que ce n'est plus votre conscience qui règne. Lorsque l'autre surgit devant moi, je fais l'expérience du décentrage de mon monde. Je ne suis plus le centre du monde, je deviens un élément du monde dont la conscience de l'autre est le centre.

Et à partir du moment où vous apparaissez comme un objet pour une autre conscience, vous cessez d'exister comme subjectivité, vous cessez d'exister comme conscience souveraine. À partir du moment où vous vous retrouvez dans le champ de perception d'autrui, vous n'êtes plus une conscience. Vous êtes l'objet d'une conscience. Vous devenez une conscience asservie à la conscience d'autrui. Dans le regard de l'autre, je ne suis plus une conscience.

Je suis un élément de son décor. Je suis un élément de sa conscience. Ainsi, le regard de l'autre est comme un enlèvement. Le regard de l'autre, c'est un kidnapping. Par le simple fait qu'il me regarde, l'autre m'extrate de mon monde pour me placer dans son monde, pour faire de moi un élément de sa subjectivité.

En ce sens, tout regard fait de moi une chose. Tout regard est une réification. Tout regard est une objectivation.

Tout regard... est une réduction de ma conscience au statut d'objet pour une autre conscience. Alors je sais que ça peut paraître étrange de considérer les choses de cette manière-là, mais si vous êtes attentif à ce qui se passe dans votre interaction avec autrui, vous allez voir que ce que je viens de décrire n'est pas du tout aberrant. Évidemment, quand vous croisez le regard de quelqu'un, vous n'allez pas vous dire tout ça explicitement.

Mais vous pourrez vous dire qu'effectivement, à ce moment-là, vous êtes l'objet d'une perception. Vous êtes vu du dehors. Et être vu du dehors, c'est être vu comme une chose.

Parce que rappelez-vous que la seule partie de vous-même à laquelle vous n'avez pas accès, c'est votre dehors, c'est votre extériorité. Vous habitez votre corps, vous êtes donc en contact permanent avec votre intériorité, mais votre enveloppe corporelle, et en particulier votre visage, vos yeux, tout ça, ça ne vous est pas accessible. Et c'est ça le drame de l'altérité, c'est que sous un certain aspect, L'autre me connaît mieux que je ne me connais moi-même. Nous sommes les seuls à ne pas nous connaître de l'extérieur. Et c'est pourquoi se voir en vidéo ou entendre sa voix, ça provoque toujours une sensation étrange.

La sensation que ce n'est pas nous. Et c'est pour ça qu'on peut dire que, sous le regard d'autrui, la situation nous échappe. La situation nous échappe puisque l'autre dispose d'un point de vue sur nous-mêmes que nous n'avons pas à nous-mêmes. Ce qui est quand même le comble de l'ironie.

Quand on se regarde dans un miroir, on sait que c'est nous, mais on ne se reconnaît pas. Y a-t-il quelqu'un qui m'est plus étranger que cette personne que je perçois dans le miroir ? Alors oui, je me reconnais superficiellement. Je reconnais les traits de mon visage.

Je reconnais ma morphologie. Mais dès lors que je me fixe dans les yeux, je cesse de me reconnaître. Car alors je deviens celui qui me regarde.

Et c'est à ce moment-là que je comprends ce qui se passe dans ce déplacement de l'être pour soi à l'être pour autrui. L'être pour autrui, c'est-à-dire ce que je suis pour les autres. Et pour l'autre, je suis un objet.

Quand je croise le regard de l'autre, je vois que je suis vu. Je me vois vu. Et vous voyez, cette juxtaposition de la voie active et de la voie passive, voir et être vu, c'est ce qui décrit le mieux le mécanisme de mon rapport au monde. Je suis une conscience active, je suis mon propre monde, un monde dans lequel peuvent apparaître d'autres individus qui seront les objets de ma conscience, mais je suis également et en même temps l'individu qui apparaît dans le monde d'autrui. Et c'est ce qui fait dire à Sartre que dans la rencontre avec l'autre, dans le regard de l'autre, Je fais l'expérience de la réification.

Je deviens une simple chose. Et donc mon réflexe métaphysique premier, ça va être de me soustraire aux yeux d'autrui. Car autrui fait peser sur moi une pression d'être. Qu'est-ce que c'est une pression d'être ?

C'est tout simplement le désir d'apparaître d'une certaine manière aux yeux de l'autre. C'est ce qui fait par exemple que quand vous allez croiser quelqu'un dans la rue, vous allez vous redresser. Vous allez rendre votre démarche plus assurée. Vous allez vouloir maîtriser votre image aux yeux d'autrui.

Vous allez vouloir maîtriser l'objet que vous êtes pour la conscience de l'autre. Le regard de l'autre est toujours une pression exercée sur notre conscience. Parce que dès lors qu'un regard se pose sur nous, nous sommes en représentation. D'ailleurs, dans l'un de ses romans, La Nausée, Sartre nous parle d'un personnage, M.

Fasquel, En écrivant à son propos, « Quand cet homme est seul, il s'endort. » Et quand est-ce qu'on s'endort ? Quand on est fatigué, certes, mais aussi quand on est apaisé, quand on est tranquillisé. Le regard de l'autre me met dans un état de non-tranquillité.

Le regard de l'autre me met dans un état d'inquiétude. Et c'est pour ça que lorsque Sartre décrit notre relation à autrui, il l'évoque en termes de surgissement. L'autre, c'est celui qui surgit dans mon monde. Pourquoi les gens timides baissent-ils les yeux devant les autres ? Parce qu'ils ne veulent pas rencontrer le regard qui les examine comme des objets.

Que se passe-t-il lorsque quelqu'un vous dévisage ? Il vous considère comme un objet. Il vous considère comme un pur dehors, comme une pure extériorité. dont sa conscience pourrait disposer librement. Et la gêne, la honte ou la timidité traduisent le trouble de la conscience qui sait qu'elle est jugée par une autre conscience.

Car dès lors qu'elle est jugée, la conscience cesse d'être une conscience. Elle n'est plus considérée comme une conscience. Elle est considérée comme un simple objet. L'objet de quoi ? L'objet du jugement.

Et en baissant les yeux, en détournant le regard, La personne timide crée l'illusion de ne plus être observée. Comme en fermant les yeux, on se donne l'impression que l'autre ne nous voit plus. Mais en réalité, on ne fait qu'ignorer le spectacle du jugement de l'autre sur nous-mêmes. Alors ici, ça va être le moment d'entrer dans le détail de ce processus de réification qui s'opère dans le regard d'autrui.

Ça va être le moment d'expliquer en quoi le regard d'autrui me fige et ainsi m'empêche d'exister. Kant disait que la conscience de soi était en réalité une conscience indirecte de soi. Être conscient de soi, c'est adopter temporairement le point de vue d'une conscience extérieure à soi. Autrement dit, être conscient de soi, c'est se prendre comme objet de sa propre conscience. Il y a donc dans la conscience de soi un phénomène de dissociation.

Nous sommes à la fois sujet et objet de notre perception. Donc à chaque fois que je me considère, à chaque fois que je me juge, c'est toujours à partir du point de vue d'autrui, même si cet autrui n'est que virtuel. même si cet autrui n'est pas physiquement là devant moi.

Mais il n'empêche que je me projette dans un autrui virtuel à partir duquel je vais me considérer. C'est ce qui fait dire à Sartre que l'autre est un médiateur entre moi et moi. Et qu'est-ce que nous gagnons en nous transposant dans la conscience d'autrui, en opérant ce décentrage de nous-mêmes ?

Eh bien nous gagnons l'accès à une dimension de nous qui nous échappe. Cette dimension, c'est notre... extériorité. Le regard est le lieu du jugement, car le regard est le lieu d'une observation extérieure qui ne peut que réduire notre être fondamental.

Et notre être fondamental, qu'est-ce que c'est ? C'est notre subjectivité par laquelle nous sommes des êtres libres. C'est notre conscience ou, si vous préférez, notre monde intérieur, celui auquel je suis seul à avoir accès, et que l'autre...

parce qu'il est à lui-même sa propre subjectivité, ne peut que nier. L'autre ne peut que me nier en tant que conscience. On le disait en préambule de cet épisode, l'essence de l'homme, c'est de ne pas avoir d'essence.

L'essence de l'homme, c'est le néant. Dans son livre L'être et le néant, Sartre considère que l'homme se tient du côté du néant. L'homme est néant car l'homme est possibilité.

L'homme est potentialité. Si l'homme n'est rien, c'est parce qu'il est potentiellement tout. Or l'être, c'est le contraire de la liberté. L'être, c'est l'attribution, c'est la fixation, c'est l'assignation à une essence invariante. Sartre prend l'exemple du coupe-papier.

Il dit bien que le coupe-papier est condamné à n'être qu'un coupe-papier. Il ne peut pas être autre chose. A l'inverse, l'homme est condamné à être libre.

Il est condamné à être ce qu'il choisira d'être. C'est ça l'irréductibilité de la liberté humaine. L'impossibilité d'assigner à l'être humain une essence. L'impossibilité de figer l'être humain dans une essence. Or, que fait autrui quand il me regarde ?

Il me fige dans une essence. Et qu'est-ce que ça veut dire ? de dire que l'autre me fiche dans une essence, eh bien ça veut dire que parce que je suis l'objet de sa conscience, je ne suis plus une conscience pour lui. Je ne suis qu'une représentation. Je ne suis qu'un avatar, une image.

Je ne suis qu'un pur dehors. Une pure extériorité vidée de sa substance qui est sa conscience. C'est ça qui se produit dans le regard d'autrui, la négation de ma substance. Et même si l'autre apprend à me connaître, Si l'autre apprend à me connaître de manière intime, intime c'est-à-dire intérieure, je reste malgré tout fondamentalement irréductible à la représentation qu'il se fera de moi.

Le regard d'autrui, c'est le regard qui me fige dans une essence à laquelle je suis irréductible. Une essence qui, quelle qu'elle soit, sera toujours trop étriquée pour ma conscience, sera toujours une dénaturation de ce que je suis, sera toujours une trahison de ce que je suis. Pour illustrer cette idée, on va faire une petite expérience.

Je vais vous demander de penser à une personne que vous connaissez, à un de vos proches, un ami ou un collègue de travail. Maintenant, essayez de vous représenter cette personne visuellement. Donc là, vous pouvez la voir, vous pouvez voir les traits de son visage, la couleur de ses cheveux, la forme de son nez, de sa bouche.

Vous avez un point de vue extérieur sur elle. Maintenant, je vais vous demander de penser... à ce qui la caractérise psychologiquement.

à son tempérament, à sa manière d'être, à ses réactions dans telle ou telle circonstance. Et à partir de là, je vais vous demander d'aller encore un peu plus loin. Je vais vous demander d'imaginer que vous êtes à sa place.

Imaginez que vous êtes cette personne. Imaginez que vous vous trouvez plongé dans sa conscience. Vous voyez désormais le monde à travers ses yeux. Eh bien, ma question est la suivante. Que ressentez-vous maintenant ?

À quoi pensez-vous maintenant ? Que vit votre conscience, là, maintenant ? Vous n'en savez rien. Vous n'en savez rien parce qu'il vous est impossible de vivre à travers la conscience d'autrui.

Vous n'en savez rien parce qu'il vous est impossible de vous approprier la conscience d'autrui. La conscience d'autrui vous échappe fondamentalement. Et c'est cette impossibilité de vous transplanter dans la conscience d'autrui qui explique l'écart fondamental et irréductible qu'il y aura toujours entre votre conscience et la conscience d'autrui.

La conscience d'autrui est un donjon imprenable. Et donc à chaque fois que vous allez regarder l'autre, à chaque fois que vous allez juger l'autre, ce n'est pas l'autre que vous jugez, c'est votre représentation de ce qu'est l'autre. Parce que pour comprendre et saisir cette conscience qui est en face de vous, il faudrait que l'autre ne soit plus l'objet de votre conscience. mais le sujet de votre conscience. Pour saisir l'autre, il faudrait que vous soyez l'autre.

Donc à la question « Que vit cette conscience qui se tient là devant moi ? » La réponse est « Je n'en sais rien » . Et même si vous connaissez la personne, si vous êtes capable de deviner ses pensées ou ses sentiments, le fait est que vous ne pouvez pas aller au-delà de ce dehors qui se présente à vous. La réalité, c'est que nous sommes incapable de saisir l'autre dans tous les mouvements de sa conscience.

Autrui me juge en permanence. Et en me jugeant, il se méprend sur mon compte. Il se méprend parce qu'il ne peut que se méprendre.

Autrui, c'est la conscience sur laquelle je n'ai pas de contrôle. C'est la conscience à laquelle il m'est impossible d'avoir accès. Et vous connaissez cette célèbre question qu'on vous a tous déjà posée au moins une fois, le fameux « à quoi tu penses ?

» « À quoi je pense ? » « Tu ne peux pas savoir à quoi je pense. » Mais cette question en elle-même, « à quoi tu penses ? » est révélatrice. Elle est révélatrice de notre tendance inconsciente à vouloir nous approprier la conscience d'autrui.

On retrouve cette tendance dans d'autres phrases de la vie quotidienne. Comme par exemple lorsqu'on dit qu'on n'arrive pas à cerner quelqu'un. Lui, je n'arrive pas à le cerner.

Mais tu ne pourras jamais cerner l'autre. Il t'échappera toujours. Le jugement, c'est la tendance naturelle de l'être humain à figer l'autre dans une essence pour le rendre identifiable.

Si le jugement est toujours une réification, c'est parce que le regard de l'autre me pétrifie. Au sens littéral, il me transforme en pierre, il m'immobilise et ainsi il me déshumanise. Le regard de l'autre me pétrifie, il me transforme en statue, en une représentation fixe de ma personne.

C'est bien ça qu'indique le mot statue, l'idée d'une fixation. La statue, c'est ce qui est statique, de la même façon qu'une photo est un instantané. Un instantané qui cherche à me stabiliser. Vous voyez tous ces mots avec cette suite de consonnes, ST, qui indique la fixation, qui indique la territorialisation. On veut fixer l'autre, on veut l'ancrer dans une essence.

C'est ça la réification de la conscience de l'autre. C'est le désir d'identifier l'autre en le fixant dans une représentation. Pour ainsi pouvoir en faire un élément de notre décor et l'inclure dans notre cartographie.

Mais il est fondamentalement vain de vouloir figer l'autre dans une essence. Parce que la conscience de l'autre n'est jamais figée. Elle est toujours en mouvement.

Elle est toujours en train d'advenir. Elle est toujours fluide. Et remarquez que c'est exactement ce qui se produit en physique quantique.

A savoir que l'observation fige le corps observé dans une position. L'idée étant qu'on ne peut pas mesurer le corps sans l'avoir figé, mais que dès lors qu'on le fige, On le dénature. Mesurer du mouvant avec du statique, c'est exactement ce que Bergson reproche à l'esprit humain. Ce besoin de catégoriser. ce besoin de compartimenter, ce besoin de stopper le mouvement pour prétendre restituer le mouvement.

Sauf que pour Bergson, on ne restitue pas du mouvement en le figeant. On ne saisit pas un mouvement en niant son caractère mouvant. Et donc à chaque fois que je cherche à définir l'autre, à chaque fois que je cherche à l'identifier, à me le représenter, je fais de l'autre un objet et ce faisant, je le dénature.

L'homme n'a pas de nature, c'est l'autre qui nous donne une nature. Lorsque l'autre nous juge, il nous essentialise, il nous donne une essence. L'autre me fait être parce que l'autre a besoin que je sois pour pouvoir me juger.

Et d'ailleurs, observez la déception qui est la nôtre quand l'autre ne se conforme plus à l'image qu'on s'en était forgé, quand l'autre ne se comporte plus de la manière dont on attendait qu'il se comporte, quand l'autre... exprime quelque chose qui sort du cadre de ce que nous avions projeté sur lui. Qu'est-ce qu'on dira à ce moment-là ? Je me suis trompé sur lui.

Oui, tu t'es trompé. Bien sûr que tu t'es trompé. À la seconde où tu l'as jugé, tu t'es trompé. Car l'erreur, ce n'est pas de l'avoir mal jugé. L'erreur, c'est de l'avoir jugé tout court.

L'autre, c'est celui qui ne me connaît pas. C'est celui qui est dans l'impossibilité fondamentale de savoir ce que je suis. Et en même temps, c'est celui qui me juge.

C'est celui qui m'invente. Et quand on veut savoir ce que pense l'autre, on veut savoir en particulier ce qu'il pense de nous. On veut savoir quelle image de nous il a créée, quel objet nous sommes pour sa conscience.

Alors on va se poser tout un tas de questions. Que se dit l'autre quand il me voit ? Que pense-t-il de moi ?

Que fait-il de moi ? Que fait-il de moi dans sa conscience ? Ainsi, on veut maîtriser le jugement d'autrui sur nous-mêmes parce qu'on veut maîtriser la part de nous-mêmes que l'autre extraite dans sa conscience. Et se demander comment l'autre me voit, c'est vouloir maîtriser le jugement d'autrui sur nous-mêmes.

C'est désirer maîtriser ce que l'autre fait de nous dans sa conscience. Comme une sorte de droit de propriété sur notre être, sur lequel on va avoir un droit de regard, littéralement. Et c'est d'ailleurs ce qui fait qu'on déteste que les autres se trompent sur nous. On déteste que les autres nous assignent à une identité dans laquelle nous ne nous reconnaissons pas.

Mais remarquez bien une chose, c'est que si on refuse que les autres nous assignent à une identité qui n'est pas la nôtre, c'est parce qu'on s'assigne soi-même constamment à une autre identité. Autrement dit, on refuse que l'autre nous fige, mais nous-mêmes. nous nous figeons en permanence. Quand on parle de soi, on se définit, on se caractérise, on s'attribue des qualités, des défauts.

On dira par exemple « je suis quelqu'un de sensible » ou « je suis quelqu'un de franc » ou « je suis quelqu'un de compréhensif » . On dira « je suis pour ceci et contre cela » . Bref, on va faire l'inventaire de nos caractéristiques. On va répertorier nos qualités et nos défauts. pour rectifier le faux jugement d'autrui sur soi et pour le remplacer par notre jugement sur soi.

Mais en faisant ça, est-ce qu'on rétablit la vérité sur nous-mêmes ? Pour Sartre, la réponse est claire. Non, on ne rétablit pas la vérité sur nous-mêmes en remplaçant le jugement d'autrui par notre propre jugement.

Parce qu'alors on reste dans la logique du jugement. On reste donc dans la logique de la réification. On ne rétablit pas la vérité sur nous-mêmes en remplaçant une fixation par une autre fixation.

On rétablit la vérité sur nous-mêmes en faisant sauter toutes les fixations. C'est ça, la vérité fondamentale de l'être humain. Et ça, ça nous gêne.

Ça nous gêne parce que, sans fixation, sans assignation, nous sommes perdus. On a besoin de repères. On a besoin de pouvoir définir notre identité.

Parce que si rien ne nous définit plus, ça signifie que nous ne sommes plus rien. Et c'est pour ça qu'on aime dire ce qu'on est, qu'on aime dire ce qu'on pense, qu'on aime dire ce qu'on veut, pour être reconnaissable et identifiable aux yeux des autres. Et ce faisant, on participe activement à notre propre réification.

On se fait le complice de notre propre asservissement. A travers le jugement, l'autre... m'oblige à être, alors que ma nature, ce n'est pas d'être, c'est d'exister.

L'autre ne peut pas savoir qui je suis parce que moi-même, j'ignore qui je suis. Et pourquoi j'ignore qui je suis ? Parce que je ne suis pas. Parce que je ne suis rien.

Pour Sartre, nous ne sommes rien parce que nous existons. Exister, ce n'est pas être. Exister, c'est renverser l'être en permanence. C'est renverser toutes les définitions, toutes les étiquettes.

toutes les assignations. Être, c'est se définir, c'est s'auto-incarcérer. Exister, c'est vivre l'aventure de la liberté humaine.

La tendance par laquelle nous nous assignons nous-mêmes des caractéristiques qui nous définissent, qui définissent notre être, qui définissent notre identité, Sartre l'appelle la mauvaise foi. La mauvaise foi, c'est la participation à la négation de notre liberté fondamentale en tant que conscience créatrice, en tant que conscience plongée dans l'existence. Et c'est ce qui fait qu'au quotidien, nous n'existons pas, nous jouons à exister. Et d'ailleurs, petite remarque grammaticale intéressante, être c'est un verbe qui admet un attribut, on est quelque chose. Alors qu'exister, c'est ce qu'on appelle un verbe intransitif, C'est un verbe derrière lequel on ne peut mettre aucun complément.

On n'existe pas quelque chose. On existe. Point.

C'est un absolu. Être, c'est devoir être. C'est faire primer la logique du surmoi.

La logique de l'inauthenticité. De ce que Sartre appelle la facticité. Face à l'autre, nous n'existons pas.

Nous jouons. Comme lorsqu'on dit... Je suis comme ça, c'est ma nature, et si c'est ma nature, je ne peux pas la changer. La phrase « je suis comme ça » , c'est de la mauvaise foi. Se définir, se donner un rôle, c'est s'obliger à correspondre à soi.

C'est un fardeau. Pour illustrer son concept de mauvaise foi, Sartre prend l'exemple du garçon de café. Le garçon de café, c'est celui qui joue.

à être garçon de café, au point de se convaincre qu'il est un garçon de café. Et puis, quand il rentre chez lui, après le service, le garçon de café jouera à être mari, il jouera à être père, il jouera à tout ce qu'il voudra du moment qu'il endossera un rôle. On peut sortir d'un rôle, mais on ne sort jamais du r��le. On ne fait que passer d'un rôle à un autre.

Et parce que nous jouons un rôle, parce que nous jouons des rôles, nous sommes en perpétuelle représentation. Représentation à soi, représentation aux autres. Tel est le paradoxe de la condition humaine que nous ne croyons jamais autant exister que lorsque nous jouons à être. Il est ironique qu'un des philosophes ayant le plus affiché son athéisme soit principalement connu pour une phrase dans laquelle il évoque l'enfer. L'enfer, c'est le prix de la culpabilité.

Et on a eu l'occasion de parler, dans un autre épisode, de la faute d'Adam et Ève, une faute qui les a conduits à expérimenter directement les lois de la matière, les lois de la souffrance et du temps, les lois de la culpabilité. Dans la mythologie égyptienne, la pesée des cœurs qu'on pourrait assimiler à la pesée des âmes, c'est l'examen de conscience du défunt au cours duquel on évalue le poids de sa culpabilité. Si le cœur du défunt est plus léger que la plume de maths, on accorde au défunt le statut de bienheureux.

On lui donne l'accès à la vie éternelle. Mais si son cœur pèse plus lourd que cette plume, le défunt est englouti par le monstre amout. la grande dévoreuse. Maintenant, supposez que l'enfer, c'est la mauvaise conscience, c'est la conscience lourde, et que le paradis, c'est la bonne conscience, c'est l'âme légère.

À chaque fois que nous sommes sous l'emprise du jugement d'autrui, à chaque fois que nous nous soumettons au procès que l'autre nous livre en permanence, nous sommes en l'enfer. Au contraire, à chaque fois que je m'émancipe du regard d'autrui, A chaque fois que je choisis la liberté de l'existence au lieu de la pétrification de l'être, du rôle, de l'image, j'accède au paradis. Peut-être sommes-nous en enfer à l'heure où je parle. Peut-être l'enfer n'est-il que l'autre nom du poids de notre conscience aliénée, de notre enfermement dans le monde de la représentation, de notre peur. Peut-être sommes-nous les créateurs de notre enfer sur terre, de ce monde de ténèbres et de souffrances qu'on ne détruit pas en le combattant, mais en l'inondant de notre lumière.

Je vous remercie.