Il y a une question qu'on me pose souvent, que je me pose aussi à moi-même. et qui est pourquoi la Grèce, pourquoi avoir choisi la Grèce comme sujet d'étude, comme domaine de recherche, et aussi non seulement pourquoi vous l'avez choisie, mais pourquoi vous avez tendance à considérer que les travaux, les vôtres et ceux des autres, sur cette question, c'est important et qu'il est nécessaire qu'également dans l'enseignement... secondaire des gens en face du grec et qu'il y ait pas mal de jeunes chercheurs qui s'adonnent à ce type de travail.
Alors bien sûr comme toujours il y a à la fois des raisons de circonstances qui ne tiennent qu'au hasard ou à ce que je suis et puis il y a des raisons plus profondes. Moi j'étais en Grèce pour la première fois en 1935 j'étais donc Pas aussi vieux que maintenant, et je me promenais là à pied, et alors j'ai eu en Grèce la révélation de ce qu'un homme qui n'est pas un Méditerranéen, qui n'est pas né sur la Méditerranée, peut avoir quand il découvre ce qu'est la Méditerranée. Le Piret, c'était un petit port oriental plein de vie, et puis surtout, Athènes, ça a tellement changé. Athènes, c'était...
C'est une ville provinciale, un peu comme ça, aristocratique, qui me rappelait même, dans certaines de ses constructions, ce que j'avais vu l'année d'avant dans le vieux Moscou, l'Orient un peu pour moi. Et surtout, il y avait ces paysans qui, dans le Péloponnèse ou dans certaines îles, accueillaient les voyageurs très rares que nous étions à ce moment-là. Avec une hospitalité qui pour moi était quelque chose de fondamental, c'est-à-dire que tout le village se réunissait quand nous arrivions sur la place et nous accueillait et il fallait nous emmener dans leur maison et nous offrer leur lit, c'est-à-dire cette chose pour moi si importante, si évidente, que quand on accueille l'autre, quand on accueille l'étranger, il faut considérer comme eux le faisaient.
Que c'est l'étranger qui vous fait une grâce, que c'est l'étranger qui vous honore. Il y a les siens, la famille, tout ça, ça compte. Et puis il y a ceux qui viennent de l'extérieur. Et quand vous les accueillez, vous en faites en quelque sorte des membres de votre groupe. Il y avait cela et tout ça m'avait séduit.
Et puis en 1948, quand j'ai commencé, après la guerre et après avoir fait beaucoup d'autres choses, avoir été prof dans un lycée, quand j'ai commencé à faire de la recherche, Ces raisons personnelles n'étaient sans doute pas suffisantes. Alors quelles étaient les raisons de fond qui ont fait que quand j'ai commencé, je ne me suis plus arrêté et j'en suis encore en plein dedans à mon âge ? D'abord, c'est que la Grèce est une de nos racines, une de nos racines fondamentales.
Et que pour comprendre qui nous sommes... Tous les problèmes d'identité qui se posent aujourd'hui, qu'est-ce que nous sommes, nous, les Occidentaux, nous, les Européens, nous, les Français d'ici, il faut essayer de comprendre d'où nous venons, quelle a été notre généalogie. Et sur ce plan, le passage par la Grèce me semble nécessaire, avec le fait que les Grecs...
sont assez loin de nous pour nous dépayser de nous-mêmes, pour nous déprendre de certaines façons de penser, de raisonner, de sentir les choses, assez loin pour, au fond, qu'il y ait une étrangeté de ce monde, comme il y a une étrangeté pour les ethnologues qui partent dans des contrées lointaines dans l'espace, mais que... À compter de cette distance, précisément parce que la Grèce est notre origine, et par conséquent qu'elle est loin, elle est aussi près, parce qu'elle nous a marqués, et parce que les documents sur lesquels travaille un helléniste, que ce soit des textes écrits, qui lui sont parvenus à travers une longue tradition, que ce soit des textes écrits sur la pierre, que ce soit les images, que ce soit des restes archéologiques, Si Ces objets-là, qu'il faut déchiffrer comme le ferait n'importe quel historien, je crois nous ouvrent une voie vers la compréhension de ce que l'homme grec a été lui-même. La Grèce assez lointaine pour nous obliger à modifier notre regard, pour essayer de comprendre, assez proche pour entrer dans les sentiments, dans les modes de pensée, dans les façons d'être, dans les problèmes qui se sont posés à eux.
Beaucoup plus, me semble-t-il, d'après l'expérience que j'ai, que si ça est un sinologue qui a affaire au sophiste chinois, disons. C'est tellement plus difficile qu'il a affaire à des textes indiens, aussi intéressants, mais autrement intéressants. Mais il est difficile de se faire l'esprit et le cœur, et j'irais presque les entrailles chinoises ou indiennes, alors que pour moi, en tout cas, il était plus facile.
de me les faire grecques. Il y a tout ça. Et il y a encore autre chose, c'est que dans le monde où nous vivons, où je vis, qui est un monde où tout change à toute vitesse, au point que quand je regarde la distance qui me sépare de mes grands-parents et qui me sépare de mes petits-enfants ou de mon petit-fils, j'ai l'impression que On appartient, chaque génération, à des mondes qui sont différents, tout change à toute vitesse.
Et de ce point de vue, il n'est pas mauvais de regarder, sans être dedans, de l'extérieur, du dehors, d'en haut, comme on dit, un monde, une civilisation fondamentale, essentielle, dont nous dépendons, et qui elle-même, en peu de siècles, entre, disons, le 8e siècle et le 4e siècle, Je crois, a connu des mutations sur tous les plans si fondamentales, que c'est l'homme lui-même qui a été... Ces changements, ils sont considérables. Les Grecs ont été, dans tant de domaines, des inventeurs, des découvreurs, des types qui ont ouvert des voies nouvelles. Au départ, bon, dans ce monde qui est celui de l'épopée homérique et de l'Odyssée... On a un homme qui est un homme du chant poétique, du merveilleux, de la fable, de grandes réunions où on écoute le chanteur qui est en même temps la tradition mémoriale de cette société, le chanteur qui, en vers et en s'accompagnant d'un instrument de musique, raconte les histoires des héros, des grands modèles.
Un homme de la poésie. du chant, un homme du merveilleux, de la fable. Et puis, si je prends le IVe siècle, il ne faut pas c'est pas si long, c'est un autre homme, c'est un homme qui va écrire pour nous des traités, qui ne seront plus des traités, qui ne seront plus des chants poétiques, qui seront des traités écrits en prose, et des traités de style tout à fait différent. Il y aura des traités ou des dialogues philosophiques, il y aura des traités de médecine, il y aura des...
des textes qui seront des textes mathématiques, c'est-à-dire un homme qui essaye de résoudre par des procédures intellectuelles et en les livrant un écrit qui va circuler, qui va être un objet de critique et de réflexion de la part du public, tout ce qui auparavant était simplement le merveilleux. Il y en a, on a appelé ça, quelquefois, le miracle grec ou le passage du mythe à la raison. C'est beaucoup moins simple que cela, il n'y a pas d'un côté le mythe, d'autre côté la raison, mais il y a le fait que, en quelques siècles, la Grèce est passée d'une civilisation orale, à tradition orale, à une civilisation où l'écrit prend sa place, dans la vie publique et dans la vie intellectuelle, des places différentes suivant les domaines, et où apparaissent des formes de pensée plus rationnelles, où il s'agit d'argumenter. d'essayer de démontrer, de suivre un raisonnement, de répondre à des objections, et où par conséquent, les productions de l'intelligence, celles qui nous sont parvenues, non seulement ne font plus appel simplement à une aspiration poétique, répondent à d'autres critères et à d'autres exigences, et par conséquent constituent sur le plan mental quelque chose de neuf, mais en même temps, temps sur le plan de la communication du savoir.
Chacun... et jugé par les autres, c'est-à-dire que toutes les matières intellectuelles comme les matières politiques vont être l'objet d'un débat public, d'une discussion argumentée. Il va falloir convaincre, montrer qu'on a raison, qu'on a fait quelque chose de différent de ce qui était fait avant dans les sociétés traditionnelles qui ont leur valeur. Ce qu'il s'agit de faire, c'est de répéter exactement ce qui a été dit auparavant, les paroles saintes, les vérités, que dans l'Inde c'est comme ça, il s'agit dans les Vedas, pour celui qui les récite, de ne pas se tromper d'un accent, d'une virgule. Au contraire, dans le domaine que nous avons là, nous en sommes directement les descendants, chaque auteur pense qu'il fait autre chose que ce qu'a fait son prédécesseur.
qui fait bouger les choses, qui introduit un élément nouveau, il critique volontiers. Et ainsi, il y a un caractère cumulatif du savoir et de l'activité intellectuelle qui n'existait pas auparavant. Donc, changement sur ce plan des formes du raisonnement, de l'intelligence, et en même temps l'accompagnant des changements à tous les niveaux, où la Grèce a... A ouvert quoi ?
Il y a d'abord, si vous voulez, l'invention de la monnaie. Et là encore, c'est le même système. C'est l'idée qu'il doit y avoir une sorte de critère objectif et mesurable de la valeur. La valeur qui était essentiellement une qualité religieuse des choses va être maintenant mesurable.
Invention de la monnaie qui va changer beaucoup de choses. Et pas seulement, ça va être aussi, et Dieu sait que c'est un point important, l'invention du politique. On peut dire vraiment, je crois moi, que les Grecs ont inventé non pas la politique, mais le politique. C'est-à-dire quoi ?
C'est-à-dire que contrairement à ce qui se passe dans les sociétés traditionnelles, où un groupe humain implique qu'il y a une hiérarchie sociale. une stratification, et qu'au sommet de cette stratification, il y a un personnage qu'on appelle le roi, le souverain, et que lui est complètement différent du reste. Il représente en quelque sorte le point d'union entre le divin et d'autre part la société humaine. Il joue ce rôle d'intermédiaire et quelquefois même il est une divinité en quelque sorte incarnée.
Et par conséquent... Il y a une hiérarchie et il y a un pouvoir de domination indiscutable qui s'impose et qui s'impose par le prestige quasi sacré du souverain. Et les grecs vont inventer l'idée, et pas seulement l'idée, les institutions vont inventer ce qu'on appelle la cité, la cité-état, c'est-à-dire, c'est exactement le contraire de ce qui était dans les sociétés plus traditionnelles.
C'est l'idée qu'il y a vraiment... de communauté humaine, que si ce pouvoir de domination que le souverain exerce et que chez nous l'État va reprendre et exercer au nom de l'ensemble, parce qu'on a délégué à l'État ce pouvoir de commandement, pour les Grecs, ce pouvoir, ce qu'ils appellent le kratos, le pouvoir de domination, il doit être placé, comme ils disent, au centre. C'est-à-dire qu'il doit être dépersonnalisé, il doit être en quelque sorte réduit à rien.
Il n'y a de société véritable que si les membres de cette société, chacun, n'est dominé par personne. C'est la domination, l'idée qu'il y a un rapport de pouvoir qui impose sa loi aux individus, c'est cette idée-là que les Grecs ont essayé d'éliminer. pouvoir par conséquent placé au centre, de telle sorte que tous les membres de la communauté, par rapport à ce centre où le pouvoir est déposé, sont à égale distance, et qu'ils vont avoir une part égale au pouvoir de décision. Et ce pouvoir de décision, dans ce centre, il est devenu lui aussi une chose intellectuelle. Je veux dire que c'est...
La discussion argumentée, c'est le débat. qui est le moteur maintenant des décisions d'intérêt collectif. Ça n'est plus la parole ou la décision royale qui s'impose en quelque sorte d'elle-même, parce que c'est celle du roi, c'est dans un espace centré le fait que tout le monde vient à cette réunion, que tout le monde peut prendre la parole, et que par conséquent, chacun est d'une certaine façon l'égal de l'autre, pas seulement. Ça veut dire aussi que les intérêts communs du groupe sont des intérêts qui sont l'objet d'un débat ouvert, public et libre. Autrement dit, le politique c'est le fait que c'est l'intelligence, non seulement que chacun y prend part, qu'il n'y a plus de domination, mais c'est le fait que c'est l'analyse intellectuelle, le même type de raisonnement qui s'exerce.
aussi bien dans la philosophie, en médecine ou en mathématiques. C'est ce type d'intelligence qui, lui, est le moteur de la discussion. Alors, ça aussi, c'est évidemment quelque chose de fondamental et qui est lié au fait qu'en même temps qu'ils inventent ce politique, ils inventent aussi la philosophie, ils inventent une médecine positive, ils inventent une astronomie.
une mathématique déductive, c'est-à-dire des formes d'enquête intellectuelle dont nous sommes encore aujourd'hui redevables. Ça ne veut pas dire que d'autres sociétés n'en avaient pas inventé aussi. Oui, ils en avaient inventé, mais souvent avec une inflexion différente. Et ce que les Grecs, avec leur souci de s'attacher à ce qui est immuable, avec leur idée que...
La science, ce n'est pas la science de la physique, parce que le monde d'ici est un monde qu'on ne peut pas mathématiser, qu'on ne peut pas appliquer le calcul, un monde de l'imprévu, de l'inconstant. Les choses naissent et puis elles meurent. Ce qui est important pour la science, c'est ce qui est immuable, ou au moins soumis à un devenir cyclique. Les astres, le ciel, l'astronomie, ce qu'on peut géométriser, ce qu'on peut représenter dans un cadre spatial tout à fait clair. Telle est l'orientation de la science grecque.
Alors la science moderne prendra ses distances par rapport à ça, mais cette distance même n'est rendue possible que parce qu'elle s'inscrit dans cette ligne. Alors que les Chinois ou les Indiens ont été, eux, dans une voie un peu différente, ils ont été sensibles à des phénomènes que la science grecque a méconnus, des phénomènes d'écho, de magnétisme, d'influence, parce que ça, pour les Grecs, c'était du probable, de l'incertain. Et eux cherchaient simplement ce qui est sûr, ce qui est démontrable. Alors c'est une voie qui s'est montrée fructueuse, et c'est une voie aussi qui peut-être, quand on la suit, vous empêche de voir d'autres phénomènes. J'ajoute que sur le plan des arts, des arts plastiques, la Grèce a aussi inventé deux choses fondamentales à mes yeux.
D'une part c'est la tragédie. Le spectacle tragique, l'idée qu'il ne s'agit plus simplement de raconter poétiquement les malheurs d'Agamemnon, la traîtrise de Clitemnestre ou d'Égiste, de les raconter comme on raconte un événement auquel on a insisté il y a très longtemps, mais de les faire vivre sous les yeux du public, sur la scène du théâtre, en plein milieu de la cité. Ce qu'on voit, ce sont ces héros d'autrefois, ces personnages de légende, ils sont là en chair et en os. Et ce n'est pas le poète qui raconte ce qui leur est arrivé, ce sont eux-mêmes qui parlent comme s'ils étaient là.
C'est-à-dire, l'idée, les gens qui voient ça, ils se rendent compte qu'il y a une capacité pour les hommes de créer des œuvres qui sont des fictions, parce qu'on sait bien qu'un même nom n'est pas là, mais qui en même temps vont avoir toute l'émotion et toute la beauté que précisément les événements n'ont pas eues. De la même façon, Sur le plan des arts plastiques, on va passer d'un moment où il s'agit essentiellement par les statues ou même par des représentations figurées de donner un corps à l'invisible, ce qu'on représente ce sont les dieux ou ce sont les morts. C'est-à-dire que c'est une présentification de ce qui est invisible et surnaturel, une idole archaïque, un kouros.
C'est pas tant une image qu'une façon de faire voir, ici-bas, ce que c'est que la beauté des villes. Et à partir d'un certain moment... Au lieu de vouloir, en quelque sorte, donner corps, incarner, présentifier l'invisible, toute la statuaire grecque, à partir du 5e siècle, et Platon va expliquer ça, Aristote aussi, il s'agit non pas d'incarner l'invisible, mais d'imiter les apparences sensibles. C'est-à-dire, on va avoir un art qui se donne comme fonction ouverte de... d'imiter l'apparence sensible.
Et c'est l'invention, au fond, de ce que nous appelons l'art, c'est-à-dire l'idée que les hommes sont capables, il y a le monde des choses, il y a le monde humain, et les hommes sont capables de créer, eux, un univers qui est un univers fictif, qui n'est pas réel, mais qui en même temps va incarner, d'une certaine façon, ce qu'ils ont mérité. Alors on va me dire, bah oui, en réalité, pour vous la Grèce a tout inventé, hein, elle a inventé la rationalité, elle a inventé l'art plastique, la tragédie, la vie politique, certaines formes comme la monnaie de vie économique abstraite, donc c'est un modèle. Vous, vous considérez que la Grèce est un modèle et vous vous y intéressez parce que c'est pour vous le modèle. C'est la vieille idée de ce qu'on a appelé le miracle grec, que l'homme était engagé sur une voie qui était celle de la superstition, du mythe, de la réhération, et puis paf, tout d'un coup, au VIe siècle, sur les côtes d'Asie mineure, à Millet, là où il y a... où commence le mouvement philosophique avec Thalès, avec Anaximène, Anaximandre, ces gens qui vont écrire en prose des traités où ils essayent de voir comment le monde s'est constitué à partir de qualités physiques abstraites, le chaud, le froid, l'eau, etc.
Alors, à ce moment-là, dit-on, au fond, l'esprit, l'intelligence humaine, la raison, s'est incarnée au VIe siècle. à Millet, comme on déclare que Dieu s'est incarné au début de notre ère en Judée, lorsque le Christ est appart. Non, pas du tout, je ne crois pas du tout cela. Je crois qu'une grande partie du travail que j'ai fait consistait à montrer que ce n'est pas comme ça.
Ce n'est pas comme ça, que la chose n'est pas facile, parce qu'on ne peut pas. juger de la Grèce et du monde grec, comme je reprends la formule de mon maître Gernet, comme s'il s'agissait d'un empire dans un empire. La Grèce ne se comprend, et c'est un des traits majeurs de mon travail, que si on fait une recherche comparative.
Et c'est d'ailleurs comme ça que j'ai commencé mes travaux, c'est-à-dire je réfléchissais à la Grèce. Et j'avais demandé à des amis proches de moi, dont beaucoup sont devenus ensuite mes collègues au collège ou autres, et qui étaient indianistes, sinologues, spécialistes du monde assyro-babylonien, ou ethnographes, ou spécialistes du monde amazonien, nous nous réunissions et nous prenions les grands thèmes généraux. La plupart des peuples font la guerre, la plupart des peuples cultivent la terre, la plupart des peuples ont des hiérarchies sociales et...
des souverains ou des organisations, des institutions. Alors chacun dans son domaine, chaque spécialiste dans son domaine, expliquait quel était le profil, par exemple le profil de la guerre en Chine, le profil de la guerre dans certaines tribus amazoniennes, le profil de la guerre en Égypte ou dans le monde assyro-babylonien. De la même façon, le profil de la souveraineté. de la vie sociale, le profil aussi de certaines formes de pensée. Et au fur et à mesure que chacun développait ce qui était particulier à sa culture et à son domaine, tous les autres se posaient, concernant leur propre domaine, des questions qu'ils n'auraient pas vues sinon.
C'est-à-dire que pour regarder la Grèce, aujourd'hui, l'historien, Il faut avoir dans l'esprit ce qui a été fait au Proche-Orient, les continuités, les ruptures, les différences d'orientation par rapport à d'autres grandes civilisations traditionnelles. Je dirais volontiers que la Grèce n'est pas un modèle en ce sens que c'est un modèle universel, qu'il faut faire pareil. C'est un modèle au sens où on parle d'un modèle d'automobile.
Il y en a d'autres à côté. C'est une solution. Et cette solution, son intérêt vient de ce que, d'une part, elle peut être comparée à d'autres solutions qui ont été prises. Il faut voir par exemple dans quelle mesure tel trait qui existe sur le plan politique est lié ou n'est pas lié à tel autre qui apparaît dans d'autres domaines, sur le plan économique, dans le domaine intellectuel, dans le domaine de l'art. De voir comment...
Il y a des ensembles systématiques qui se constituent, qui sont différents les uns des autres. Donc, nécessité du comparatisme et en même temps, dans le comparatisme, respect de la singularité des différents types de civilisations. Alors je vous prends un exemple tout de suite pour faire comprendre. J'ai dit que la Grèce était une de nos racines, que nous en dépendions.
C'est tout à fait clair. Dans les énumérations que j'ai pu faire de son invention, le théâtre, les arts plastiques, que la pensée, la philosophie, les mathématiques, la science et aussi la vie politique. Mais en même temps, il y a une singularité de la Grèce, parce que l'histoire ne refait jamais les mêmes choses. Par exemple, sur le plan politique, bien sûr, historiquement, on voit bien comment le modèle grec puis latin ont pu jouer en Europe même. et ont pu renouveler les conceptions qui étaient faites de la vie sociale, comment la conception d'un État royal s'est modifiée.
Mais là encore, il y a des différences. Pourquoi ? Parce que la démocratie grecque, celle d'Athènes, disons, au Vème siècle et même après, c'est une démocratie directe.
Ça veut dire qu'il n'y a pas de représentation. Ce sont des tout petits États. Et par conséquent, en principe, tous les citoyens peuvent participer à l'Assemblée. L'essentiel dans cette démocratie, c'est précisément de neutraliser le pouvoir de domination.
Mais chez nous, ce n'est pas tout à fait la même chose, et ça ne peut pas l'être. Parce que chez nous, il y a bien entendu des organismes intermédiaires, les partis, les syndicats, les associations, mais en gros, dans ces immenses États, ces immenses nations, Il y a des États, et par conséquent l'État possède en main le pouvoir de domination que précisément les Grecs voulaient neutraliser, qu'il n'appartienne à personne et que tous puissent l'exercer, ce qui n'est pas possible. On est donc dans un contexte différent. Et deuxièmement, parce que la société grecque est une société petite et par conséquent une société de face à face, tout le monde se connaît. Le vieux Socrate, il s'en va sur l'Agora, et c'est sur l'Agora qu'il rencontre un forgeron, un général, un jeune aristocrate, et qui discute le coup avec eux.
Tout le monde se connaît. Et par conséquent, une série d'attitudes qui sont propres à la Grèce ancienne et qui sont à leurs yeux profondément liées à la vie politique et démocratique ne se retrouvent plus chez nous. Et le problème qui est par derrière...
Je dis cela parce que, en même temps, je réponds, en quelque sorte, par avance à l'interrogation Quel intérêt de regarder les Grecs ? Il y a un intérêt parce que c'est toujours pareil. En regardant les Grecs, je comprends mieux ce qui se passe ici, à la fois ce qui vient d'eux et ce qui est différent.
Alors, le grand problème pour les Grecs, c'est qu'il n'y a pas de communauté s'il n'y a pas ce que les Grecs appellent la philia, l'amitié. C'est que... Tous les gens qui font partie d'une communauté sont des hommes libres, bien entendu.
Ça exclut dans une large mesure les femmes, dans une large mesure les jeunes, tant qu'ils ne sont pas devenus des citoyens accomplis. Ça exclut en partie les étrangers, un peu moins ceux qui sont domiciliés sur le terrain, et ça exclut complètement les esclaves. Les Grecs ont inventé du même mouvement l'homme libre, c'est-à-dire l'homme qui n'est soumis à aucune domination.
Ce qui est quand même une idée incroyable, n'être dominé par personne, être totalement libre en tant que citoyen. Et en même temps qu'ils inventent ça, ils inventent l'esclave, c'est-à-dire celui qui n'est pas citoyen et qui par conséquent n'est pas libre et qui par conséquent est entre les mains et dominé par son maître. Alors aujourd'hui, c'est complètement différent.
Aujourd'hui nous avons une démocratie représentative. Le problème devient tout autre que pour les Grecs. Le problème, C'est que pour les grecs, la non-domination du citoyen, c'est la base.
Pour nous, le problème c'est comment est-ce que, dans un État moderne, qui a réglé non seulement des questions politiques, mais économiques, financières de tous ordres, le bon ordre, la sécurité publique, comment est-ce que... Les individus humains peuvent tout de même avoir une sphère d'autonomie, une sphère privée, où l'État ne peut pas intervenir, les droits de l'individu. Et par conséquent, le système démocratique va se développer avec l'idée que face à l'État, d'abord l'État, il faut distinguer l'ordre législatif de l'ordre délibératif et de l'ordre exécutif, ce qui n'existait pas dans le monde antique. Et d'autre part, il y a l'idée qu'il faut préserver la liberté des gens. Et ça, ça n'y était pas.
Le résultat aussi, mais ce n'est pas mon métier d'expliquer ça, c'est qu'aujourd'hui, pour une série de raisons, ce système de vie politique, cette démocratie est en crise parce que c'est le tissu social lui-même qui faute de cette philia et de cette non-domination qui était en quelque sorte les... pôles fondamentaux de la cité antique doivent être remplacés par d'autres pratiques. Alors, je me trouve placé là devant, disons, comparatif. Le problème, c'est quoi ?
Le problème, c'est les Grecs et les autres, les Grecs et les Chinois, les Grecs et le Proche-Orient, et puis les Grecs et nous. Les Grecs et nous, pourquoi ? Parce que, je l'ai dit en commençant, ce que...
Peut-être j'ai essayé de faire, qui est un peu particulier dans le domaine des études classiques, d'abord ce que j'ai voulu faire du comparatisme, et deuxièmement ce que j'ai voulu faire c'était essayer, à travers les documents, qui sont des objets, et par-delà eux, d'essayer de comprendre ce qu'était l'homme grec lui-même. Une grande partie de mon travail a consisté à m'interroger sur ce qu'était... la mémoire. Il y a une déesse qui s'appelle Mnemosyne, qui veut dire mémoire. Et le mot Mnemosyne, c'est la mémoire.
Et c'est en même temps une divinité. Et elle a les mousailles, les muses, celles qui inspirent le poète comme fille. Alors, regardons ces textes-là et essayons de voir comment fonctionnait cette mémoire archaïque, cette mémoire divinisée, cette mémoire qui permettait... à la haine de chanter la guerre de Troie comme s'il y était, et c'est ce qu'il explique.
C'est-à-dire que dans cette conception, un certain nombre de personnages qui ont fait un certain dressage sûrement mnémotechnique et qui arrivent à réciter des milliers de vers à la suite qu'ils ont en quelque sorte dans la tête, eh bien c'est l'idée que la mémoire est une façon de vous transporter de l'endroit où vous êtes, du présent, là. où se passent et la façon dont se passent les événements dont vous parlez. Le poète est en quelque sorte présent au passé. Ce n'est pas nous qui évoquons le passé, c'est le poète qui est transporté dans le passé la plupart du temps.
Il est comme le devin, c'est les mêmes formules qui les définissent. Il y a aussi des êtres humains qui non seulement vivent dans le présent, mais qui sont présents au passé et en quelque sorte présents au futur. Alors cette mémoire est autre que la nôtre.
Et on comprend mieux en suivant cela comment ce que nous appelons la mémoire, les activités qui nous permettent d'avoir prise sur le passé, sont des choses qui se construisent historiquement. Pour qu'il y ait la mémoire, il faut qu'il y ait des systèmes de calendrier assez rigoureux, qu'on ait des points de repère, qu'on puisse noter les choses. Autrement dit, la mémoire comme fonction psychologique se transforme, et pas seulement la mémoire.
J'ai étudié... La mémoire pour les Grecs, au fond, c'est une façon de quitter ce monde-ci et de revivre ses vies antérieures. C'est évidemment autre chose pour nous. Mais j'ai étudié aussi le temps, l'espace, l'image, les modes de raisonnement, la personne. Donc, ce que j'ai essayé de faire, c'est une anthropologie historique en voyant comment, dans une culture comme celle de la Grèce, un certain nombre...
d'attitudes psychologiques, de sentiments, l'amour, la filia, mais aussi l'héros, c'est-à-dire ce qu'est le désir érotique, ce qu'il se porte sur un jeune garçon ou sur une femme, d'essayer de faire un tableau, de voir comment se mettent en place des pratiques mentales et des attitudes personnelles qui sont différentes des nôtres. Alors à ce sujet, dans un... Un dernier livre qui s'appelle L'Homme grec.
Je pose justement ce problème, comment est-ce qu'on peut parler de l'homme grec ? On me dira, ça ne tient pas debout, l'homme grec, il y avait des hommes, bien sûr, et puis l'homme d'Athènes au 5e siècle n'est pas le même que l'homme alexandrin au 2e siècle après Jésus-Christ, ou que le Thébin, ou que le Corinthien, on est d'accord, on est tout à fait d'accord. Ce que j'appelle l'homme grec, d'une certaine façon, c'est une construction que je fais. C'est une construction que je fais, mais cette construction, elle n'est pas arbitraire, ni arbitraire, ni naïve.
Elle n'est pas arbitraire parce que, si je prends les grands domaines d'activité que pratiquement toutes les sociétés ont connues, par exemple, oui, bon, il n'y a pas de société si on n'a pas de quoi manger, s'il n'y a pas une production de biens, des échanges, s'il n'y a pas une certaine forme d'ordre social. S'il n'y a pas la guerre, s'il n'y a pas une articulation de la famille, etc. Mais ce qui m'intéresse justement, c'est la façon particulière dont les Grecs et dont l'homme grec vit, fait et pense la guerre. Vit, fait et pense le rapport de son groupe familial et de la communauté civique.
Vit, pense et fait le rapport amoureux conjugal ou extra-conjugal. homosexuel ou hétérosexuel. C'est ça que j'essaye de déchiffrer. Et je crois que, sur ce plan, il est intéressant de noter tout de suite des différences auxquelles on ne pense pas. Au fond, le problème serait ce...
c'est toujours... c'est pas l'homme en lui-même, puisqu'il n'y a que des hommes concrets, singuliers. C'est cette construction que je fais, quels sont les traits typiques...
qui me permettent de distinguer le comportement des Hélènes, à telle époque, du comportement d'autres gens, et en particulier des miens. Bref, quand je parle de l'homme grec, ce dont je parle réellement, c'est l'homme grec et nous. Je ne dirais pas et moi.
L'homme grec et nous. Comment ça se présente ? Alors, il y a d'abord toute espèce d'humanité, et les Grecs comme les autres. est confronté à ce qu'on appelle les dieux, le divin. Il est confronté au divin, il est confronté au monde naturel, il est confronté aux autres, autrui, la société, la cité, et il est confronté aussi à lui-même.
Comment est-ce qu'il se voit, comment est-ce qu'il se sent, comment est-ce qu'il se comprend ? Et c'est cet ensemble de traits que je crois ont tout examiné dans une perspective qui est comparative. Je pense surtout à l'exemple des dieux. Alors on dit, bon, et les dieux grecs ? Alors les dieux grecs, il y a deux écueils qu'il faut éviter.
Dire, oh, les dieux grecs, le paganisme, le polythéisme, tout ça, c'est comme les fétiches africains, c'est de l'arriération religieuse. Première erreur, c'est pas de l'arriération, c'est différent. Deuxième erreur, de penser que...
Dans la religion grecque, en dehors de ce qui était superstition, primitivisme, il y avait déjà ce qui est pour nous le religieux, au sens chrétien du terme, c'est-à-dire l'idée d'un dieu unique qui serait le dieu des chrétiens. Et un certain nombre d'historiens de la religion grecque ont systématiquement mis l'accent sur ce qui en quelque sorte, à leurs yeux, préparait, présentait déjà comme dans l'œuf ce qui sera. l'essentiel de la spiritualité religieuse chrétienne.
Non, pas du tout. Il faut les prendre tels qu'ils sont dans leurs différences. Un mot sur ces différences.
D'abord, il n'y a pas un Dieu. Pour nous, quand on dit la religion, on se dit qu'il y a un Dieu unique, il y a une Église, il y a des dogmes, il y a une théologie, il y a un sacré, il y a des... des clercs qui sont différents des laïcs, il y a des pratiques, aller à la messe, communier, etc.
Il y a un ensemble de pratiques qui dessinent dans la vie sociale un monde particulier. Regardons un petit peu comment c'est chez les Grecs. D'abord, il n'y a pas un Dieu qui serait comme ce que nous appelons Dieu, un être unique, infini, tout parfait, tout puissant.
Éternel ? Non, non, pas du tout. Non seulement dire qu'il y a une multiplicité de dieux, ça ne veut pas dire simplement qu'ils sont beaucoup. Ça veut dire qu'aucun d'entre eux...
net, infini, parfait, tout-puissant et omniscient. Tous ces dieux, parce qu'ils sont multiples, forment une société où chacun limite tous les autres. Ils ont chacun leur place et leur fonction.
Donc on est dans un système qui est différent. Et deuxièmement, surtout, ces dieux grecs n'ont pas créé le monde. Ils ne sont pas les créateurs d'un monde qui est différent d'eux, inférieur à eux.
et qui en quelque sorte tomberait dans le néant s'il n'était pas là pour les soutenir. C'est le monde qui a créé les dieux. Tous les grecs en sont persuadés.
Toutes les textes que nous avons nous montrent qu'au début il y a Gaïa, qui est à la fois un nom commun qui veut dire la terre et une déesse, Chaos, qui est un nom commun et aussi une divinité primordiale, qui veut dire la béance, le vide. Et à partir de là, le monde s'organise, y compris les dieux qui se succèdent. D'autre part, les dieux sont... dans le monde. Ce qui veut dire qu'il n'y a pas pour les Grecs toutes les catégories que nous appliquons, l'opposition entre le divin et le mondain.
Les dieux font partie du même monde que nous. Simplement, nous, nous sommes à la cave et eux, ils sont au troisième étage et au balcon, ils ont une vue bien meilleure. Ils sont les non-mortels et nous, nous sommes les mortels.
Mais ça fait partie d'un seul cosmos. Il n'y a pas d'opposition entre le mondain et le divin. Le religieux ne doit pas consister par conséquent à vous éloigner du mondain pour vous tourner vers quelque chose de complètement différent qui serait Dieu et le divin.
Pas du tout, pas du tout. Il n'y a pas non plus de coupure naître entre le sacré et le profane. Le religieux est partout.
Le religieux est une dimension de la vie sociale et politique. Quand vous vous levez le matin, quand vous prenez votre première collation, Quand vous sortez, chaque fois, vous allez faire un geste qui a une signification religieuse. Les dieux sont partout. On connaît cette histoire.
Le philosophe Héraclite est dans sa maison, et alors viennent des étrangers venus le visiter. Et comme il est là, devant son fourneau, dans sa cuisine, c'est tout juste, il n'y a pas le bac à ordures, les gens n'osent pas entrer. Et Héraclite leur dit, entrez, entrez, là aussi. Et il monte son fourneau.
Ces ordures, il y a des dieux. Les dieux sont partout. Le monde est plein de dieux et les dieux sont dans le monde. De la même façon qu'il n'y a pas d'opposition entre la vie mondaine et le divin, il n'y en a pas non plus entre la vie sociale et politique et le divin.
Les dieux sont des dieux de la cité. Ils sont en quelque sorte des citoyens. Et en même temps, ce sont les libres citoyens qui, dans leur débat à l'Agora... décide des formes que le culte va prendre, décide si on va accepter telle divinité ou pas, décide si on va envoyer une ambassade à Delphes pour consulter l'oracle. Il y a donc une intégration du religieux dans la vie collective qui fait qu'à aucun moment les choses ne se passent comme pour nous.
Et surtout, cette religion qui est en quelque sorte... qui donne au quotidien sa forme et sa beauté, parce que pour les Grecs, précisément, célébrer cette religion dans des grandes cérémonies, comme les panathénées, c'est en même temps faire que cette beauté qui est celle des dieux, cette grâce, cette jeunesse permanente, ce rayonnement, cette luminosité, il y en a un reflet qui vient sur nous quand nous les célébrons, les dieux, quand nous nous mettons à la place qui nous revient. Petite place par rapport au divin. Alors, on a là vraiment, si vous voulez, un système où la religion est cela et où elle n'est pas quoi ? Il n'y a pas, chez les Grecs, de texte sacré.
Il n'y a pas de... c'est pas une religion du livre, comme on dit aujourd'hui. C'est-à-dire qu'il n'y a aucune orthodoxie. Et il n'y a pas de théologie.
La croyance des Grecs dans leur Dieu, elle s'exprime par le fait que... D'abord, ils savent qu'il y a quelque chose qui est au-dessus d'eux, qu'ils le respectent et qu'il faut leur rendre hommage, mais pas du tout dans une espèce de conception intellectuelle. Tout l'aspect intellectuel, dogmatique, qui existe dans le christianisme est absent dans la religion grecque, de sorte que, de sorte que, quand on regarde comment les choses se sont faites, on constate que ce qui sera d'une certaine façon... Un des noyaux de la pensée religieuse chrétienne et de la pensée occidentale, cette idée d'un être qui est tout parfait et infini, et qui est par conséquent séparé de nous par un abîme qu'on ne peut pas combler.
Alors que les dieux grecs, ils ont des perfections que nous n'avons pas. Mais leur perfection, la beauté, la grâce, la force, la jeunesse, ces perfections, elles prolongent en quelque sorte celles qui sont en nous. Il n'y a pas de coupure absolue. Ce n'est pas l'absolu.
C'est toujours des dieux qui sont, comme nous, pris dans ce cosmos. Alors, à ce moment-là, les gens qui vont faire cette espèce de recherche d'une vérité, absolu d'un être qui serait sans commune mesure aucune avec l'expérience sensible que nous avons, l'expérience humaine que nous avons. On est, par conséquent, nous ne sommes pas autosuffisants.
Mon existence à moi, elle dépend de tout ce qu'il y a eu auparavant. Je suis en dette par rapport au monde qui me crée et qui me crée et qui ensuite fait que moi je vais disparaître aussi. Il y a donc tout cet aspect.
qui est là, dont il faut se dire compte. Mais il n'y a pas du tout l'idée d'un dogme, d'une vérité qui serait définitive. Et ce sont les philosophes, ça commence avec Parménide, peut-être même avant, Platon, toute la philosophie jusqu'au néo-platonicien, qui vont essayer de définir ce que c'est que le parfait, l'absolu, qu'un être.
qui serait vraiment divin, c'est-à-dire parfaitement un, éternel, purement agent, d'un être totalement accompli qui, par conséquent, serait séparé de ce monde-là. C'est la tâche de la philosophie. C'est donc la philosophie qui va élaborer un cadre de pensée que la religion utilisera après. Mais dans ce travail, dans cette élaboration de la notion de l'être en tant qu'être, de l'un, De ce qui est absolument pur et absolu, les philosophes procèdent non par tradition, en se rapportant des textes, mais par recherche intellectuelle.
C'est-à-dire que c'est le même travail de l'intelligence qui se manifeste dans les débats publics ou dans les traités de mathématiques, c'est le même type d'intelligence et de réflexion qui va aussi essayer de donner corps à l'idée que par derrière les apparences, Au-delà de ce monde transitoire, éphémère et mortel, il y a quelque chose qui est d'une autre nature et qui est l'absolu. Et en faisant ce travail intellectuel, philosophique, proprement dit, les Grecs ne trouveront jamais sur leur route une espèce de religion constituée qui les affronterait ouvertement. Il n'y a pas d'affrontement ouvert, constant et structurel. Entre la recherche intellectuelle des philosophes, qui est libre, et d'autre part, les institutions religieuses.
D'ailleurs, il n'y a pas d'institutions religieuses, il y a des prêtrises. Mais ces prêtrises, ce sont simplement des citoyens qui peuvent l'exercer. Il y a quelques prêtrises qui sont réservées aux grandes familles, par tradition.
Mais sinon, les prêtrises, comme les magistratures, sont désignées par l'Assemblée. Par conséquent... on est dans un domaine où, comme je le répète, le religieux et le civique sont étroitement mêlés. Et par conséquent, on a un système de culture qui ne connaîtra pas ce que le monde occidental a connu. Le moment où l'Église, par exemple, ayant à un moment donné, au cours des ans, au cours des siècles, construit une théologie, un système de pensée, va se sentir...
menacée chaque fois qu'à côté d'elle et en dehors d'elle, d'autres philosophes, d'autres penseurs vont essayer de présenter des conclusions différentes. Alors là, l'affrontement est ouvert, de sorte que la grande coupure entre les croyants et les incroyants, qui est quand même les libres penseurs, les libertins et les libres penseurs au XIXe siècle, cette grande coupure qui a existé dans notre pays et qui a quand même... était très importante dans la vie intellectuelle, elle n'existe pas réellement dans le monde antique. Il n'y a pas d'une part les croyants, d'autre part les incroyants.
Il arrive qu'il y ait quelquefois des procès qui sont faits par les citoyens à tel philosophe, à l'Hexagore, ou à l'Hébancrite peut-être, je ne me souviens plus, Socrate, mais Socrate c'est pour des raisons, au fond, plus politiques que religieuses. Ça veut dire qu'il y a de temps en temps des accidents de parcours, que par exemple quand un philosophe dit Oh, vous savez, la Lune, c'est un amas ! de pierres calcinées, les gens sont furieux parce que la Lune pour eux, c'est une divinité, c'est Sélénée ou c'est Écate. Donc il peut y avoir là un accrochage, mais il n'y a pas un affrontement structurel et constant entre le religieux et d'autre part la libre recherche philosophique.
De sorte que tout le profil intellectuel se présente sous des formes différentes. Si vous ajoutez à cela... Ce que j'ai pu essayer de montrer, à savoir que l'homme grec, non seulement à l'égard du divin, il a une autre attitude que nous, mais à l'égard du monde, le monde pour lui, le monde il est superbe, c'est un cosmos, il en fait partie, et à aucun moment l'homme grec ne pense, comme nous le faisons nous, que pour connaître ce monde, il faut en quelque sorte qu'il devienne intérieur à la conscience.
Il faut prendre conscience de lui que c'est dans la pensée que se fait le travail. Pour le grec, il est en quelque sorte cosmique par définition. Il est dans le monde, il est une créature qui fait partie du monde. Et en particulier quand on regarde la conception que le grec se fait de la vision et du regard. La vision pour les grecs, le regard, c'est quelque chose de très important, puisque voir pour le grec, c'est savoir, c'est le même mot.
Et que voir en même temps, c'est vivre. Quand on meurt, on cesse de voir et on cesse d'être vu. Bon, c'est donc à la fois le savoir et la vie.
Mais en même temps, ce regard n'est pas comme nous le croyons, une espèce de façon pour la conscience d'interpréter des faits physiques, les rayons lumineux qui ont impressionné un organe qui est comme un appareil photographique, la rétine, et puis à un moment donné de le penser, non pas du tout. Notre regard se promène dans le monde. Les yeux, les rayons qui sortent des yeux, vont se promener dans le monde, toucher les objets. Et en ce sens, en quelque sorte, le regard, à la fois savoir et vie, nous insère dans un cosmos dont nous faisons partie. Ce qui intéresse les Grecs, ce n'est pas de regarder en soi-même, de se regarder le nombril, en cherchant quels sont ses sentiments.
Qu'est-ce qu'on est ? L'introspection. Il n'y a pas de texte littéraire du type du journal intime. Tout ça, non. Ce qu'il y a, on ne peut...
Platon le dit, Aristote le répétera, pour savoir qui on est, il ne faut pas regarder dans sa conscience, qui serait une espèce de chambre noire fermée. Il faut regarder ailleurs. Il faut regarder autrui, un ami, un frère, l'œil d'autrui. C'est dans le rapport avec l'autre que je peux savoir ce que je suis. Parce que la Grèce est en même temps une société qu'on appelle, si vous voulez, une société où ce qui est fondamental, c'est l'honneur et la honte.
On est toujours sous le regard de l'autre. On est ce que les autres voient de vous, ce qu'ils pensent de vous, la réputation qu'on peut avoir. La personne de quelqu'un, c'est le statut qui lui est reconnu.
par l'ensemble de ceux qui sont vivants avec lui et de ceux qui viendront après lui. Autrement dit, ça n'est pas une société où il y a le devoir, la culpabilité, le remord, le sentiment de la faute. C'est une société où il s'agit, par la compétition et suivant les voies qui sont les voies de l'honneur, il s'agit d'être le meilleur, d'être un de ces aristoyles, les meilleurs. Et ces aristoyes, ils sont définis comme étant caloi, cagatoi les deux adjectifs n'en faisant qu'un, bon, bon Parce que lorsqu'on est dans une société où le regard est fondamental, où vous êtes sous le regard des autres, et où quand ce regard vous transporte, vous amène le mépris, vous cessez d'exister, alors à ce moment-là, votre tenue, votre façon d'être, de marcher, de... de vous mouvoir, de vous exprimer.
C'est cela qui, en quelque sorte, est l'aspect visible de vos qualités internes. Un homme beau, bon, c'est un homme qui a su faire quoi ? C'est un homme qui a su faire ce que, d'une certaine façon, je crois, la société grecque a tenté de faire.
Ils ont esthétisé le divin. Ils ont donné une dimension esthétique à leur vie sociale et à leur propre vie individuelle. dans l'effort que feront les philosophes pour, par la sagesse, postérieurement, peut-être au IVe siècle. Pour faire que la philosophie ne soit pas simplement pure affaire intellectuelle, mais soit une façon de se transformer soi-même et de se rendre parfaitement autonome, de n'être soumis à la domination de rien, pas même... la domination des catastrophes extérieures, d'avoir en soi une forme d'autosuffisance qui fait que dans toute la mesure du possible, on est semblable au divin.
Esthétisation par conséquent aussi de la pratique de ce que Foucault appelait l'action sur soi-même, la façon de se modeler soi-même intérieurement. Et je crois que ce terme d'esthétisation... Avec peut-être ce qu'il renferme à mes yeux de nostalgie, de désir d'arriver à faire quelque chose de semblable, à partir du moment où on est comme je suis, agnostique, c'est-à-dire qu'on ne croit pas que par-delà la vie, il y a autre chose.
Que, bien entendu, mais que ce qui est au-delà de la vie, c'est dans la vie même qu'il faut la chercher.