Alors réfléchissons tout d'abord à l'intitulé du parcours « Mensonges et comédies » qui est l'angle d'étude proposé pour la pièce de Corneille « Le menteur » . Alors bien sûr, le mensonge apparaît au premier abord comme une contre-valeur morale et sociale et sa condamnation semble évidente. Spontanément, on va condamner le menteur.
Pourtant, dès qu'on entre un peu plus dans le sujet, dès qu'on commence à réfléchir, on va découvrir au mensonge une complexité qu'on ne soupçonnait pas. Et cette condamnation va en fait être modulée en fonction des situations. Examinons donc tout d'abord les différents types de mensonges afin de comprendre comment les dramaturges et notamment Corneille vont donner à entendre cette complexité.
Au premier type de mensonge, le plus simple on va dire, celui qui consiste à dire quelque chose de faux, s'ajoute un mensonge qui est déjà un peu plus complexe, le mensonge par omission. Il est plus complexe parce qu'au lieu de prononcer une parole fausse, le mensonge par omission va passer par le silence. Le menteur va donc argumenter sur le fait que justement il n'a pas prononcé de parole autrement dit, il n'a pas dit au sens propre quelque chose de faux.
Enfin, une troisième forme de mensonge est la manipulation de la vérité. Ici, le menteur va ajouter des détails, il va en dissimuler d'autres. En somme, il ment sans mentir, puisqu'il met en lumière certains points et il en laisse de côté d'autres. On voit donc que le mensonge se distingue de l'erreur ou de l'ignorance, puisque le menteur est une personne qui ne veut pas dire la vérité.
Il a conscience de ce qu'il fait. C'est une intention qui est là et... qu'il, en quelque sorte, met en œuvre. À ces trois formes de mensonges, on peut ajouter les buts poursuivis par le menteur.
En effet, les mensonges sont motivés par des objectifs qui sont différents. On peut mentir pour influencer les autres, pour obtenir quelque chose d'eux. On peut mentir aussi pour se protéger des autres. Dans cette perspective, le mensonge participe d'une relation à l'autre ou aux autres qui est assez négative, puisque cela peut aller du conflit à la rivalité, voire même à une forme de guerre sociale.
Néanmoins, le mensonge n'est pas forcément une guerre envers autrui. Il peut aussi, au contraire, s'utiliser pour se rapprocher des autres, pour apaiser des tensions, et dans ces cas-là, c'est vraiment une forme de régulation des relations sociales. La politesse, par exemple, vise ainsi à empêcher les heures inutiles.
Et l'hypocrisie même devient dans ce cadre une façon d'éviter des conflits inutiles. Enfin, le mensonge peut obéir à une motivation complètement gratuite, le plaisir de l'imagination débridée, la joie d'inventer et de divertir les autres. Quoi qu'il en soit, le mensonge sous ses formes diverses et ses motivations différentes entre dans le cadre de la vie quotidienne. Or la comédie, c'est justement le genre théâtral qui s'intéresse plus particulièrement au quotidien. Le mensonge intervient donc fréquemment dans les comédies, à la fois comme un ressort comique, mais aussi comme un moyen de réfléchir sur les pouvoirs de la fiction, sur le pouvoir de construire des relations sociales, sur la vérité ou au contraire sur le mensonge.
Le mensonge est utilisé comme un ressort comique, tout d'abord dans les thématiques même des histoires qui sont racontées, dans les intrigues, que ce soit par exemple dans les tromperies de la vie quotidienne comme dans la vie amoureuse. Cependant, le mensonge est surtout un élément essentiel du registre comique. Le mensonge est par exemple au cœur du comique de situation.
Il participe ainsi à ce qui fait le plaisir même du théâtre. La double énonciation. La double énonciation, c'est quand le spectateur est le seul à comprendre véritablement ce qui se passe sur scène.
Il en sait plus que les personnages eux-mêmes, ce qui lui permet de rire, alors que les personnages, au contraire, passent souvent un mauvais moment. Le mensonge est aussi présent dans les caractères mis en scène. A côté du mentor, tel Dorante, on trouve aussi le capitane de la commedia dell'arte, c'est-à-dire la tradition du théâtre italien.
Le capitane, c'est un soldat assez peureux qui fait croire aux autres qu'il a vécu de grandes batailles, qu'il est un grand héros, alors qu'en réalité, bien sûr, c'est un lâche qui fuit dès qu'il a l'occasion. Il y a aussi le valet qui invente ruse sur ruse, mensonge sur mensonge. comme évidemment Scapin. Et puis pour finir, il y a un autre grand personnage de Molière, Alceste, le héros du misanthrope, qui est celui qui voudrait toujours dire la vérité, qui est l'hypocrisie, qui est le mensonge, et qui, bien sûr, aime la plus grande démenteuse, et évidemment c'est ce qui fait toute l'action de cette pièce. Le mensonge entre aussi dans le comique de gestes, quand le personnage va devoir par exemple signaler à ses complices qu'il faut absolument que les autres le suivent.
Le mensonge va se trouver également dans le comique de mots, évidemment, puisque le menteur doit soutenir son mensonge. Donc il doit argumenter, il doit développer, il va avoir recours par exemple à des exagérations. Enfin, bien entendu, le mensonge est aussi un support. essentiel du registre satirique, en particulier lorsque le dramaturge entend dénoncer les vices de la société.
Le menteur dévoile le rôle du mensonge dans les relations sociales, dans l'hypocrisie sociale, et le dramaturge se moque de ces relations qui sont faussées. Mais il se moque aussi, évidemment, de la crédulité des victimes du menteur, car si on rit du menteur lui-même, de ses exagérations, de sa vantardise... Il y a aussi des personnes qui croient le menteur.
Et donc ces personnes qui sont crédules, soit par bêtise, soit par simple naïveté, soit aussi tout simplement parce qu'ils aiment être flattés, ou bien parce qu'ils se pensaient plus malins que les autres, tous ces personnages sont aussi des personnages qui finalement sont dénoncés par le dramaturge. Le mensonge intervient donc ainsi dans la comédie en tant que ressort comique. Toutefois, il est utilisé également par le dramaturge d'une manière paradoxale.
En effet, il permet de réfléchir aux relations sociales, aux liens entre l'être et le paraître, et de cette manière aux conditions de possibilité d'émergence d'une certaine sincérité des personnages. C'est en effet quand ils sont confrontés au mensonge que les personnages éprouvent la valeur de la sincérité. Et ils accèdent ainsi à une certaine vérité, une vérité sur eux-mêmes, sur les autres, mais également d'une manière générale sur la société. Ils deviennent en quelque sorte plus lucides. Et on retrouve ainsi toute l'ambiguïté morale du mensonge.
Le mensonge peut être une arme dans un conflit, mais aussi l'instrument de la pacification des relations sociales. Ainsi, avec le personnage menteur, le dramaturge construit une sorte de double de lui-même qui l'aide en fait à faire émerger la vérité des relations sociales. Alors pourquoi on peut considérer qu'il est un double du dramaturge ?
D'abord parce que, comme le dramaturge, il invente des situations, il les met en scène. Il établit ainsi une sorte de mise en abîme. Il joue une pièce dans la pièce.
Il est lui-même un personnage. et il décide de devenir un autre personnage qui va jouer un rôle. C'est le procédé qu'on appelle le théâtre dans le théâtre. Et cela transforme les autres personnages en d'autres personnages.
Et évidemment, les spectateurs vont voir des personnages qui eux-mêmes sont des spectateurs. Donc on a un phénomène de double. Enfin, bien sûr, le personnage menteur est comme le dramaturge reconnu pour son... talent créatif et puis pour son art du langage. Le parcours mensonge et comédie permet donc d'avoir une approche complète de la problématique du mensonge en tant que notion dans ses enjeux moraux mais cela permet aussi de réfléchir à la comédie en tant que genre théâtral.
La comédie cherche à faire rire Mais ce n'est pas un simple rire, ce n'est pas un simple divertissement qui nous permettrait d'oublier nos soucis. C'est un rire qui vise à engendrer une réflexion sur soi et une réflexion sur les autres dans une perspective bien plus profonde, bien plus importante que ce qu'on pensait d'abord.