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Chypre : Une île divisée et stratégique

Ravie de vous retrouver pour ce nouveau numéro du Dessous des Cartes. Aujourd'hui, je vous emmène à Chypre et plus précisément à Nicosie, une capitale qui ne ressemble à aucune autre, car comme Berlin pendant la guerre froide, elle est coupée en deux, un mur traverse la ville. Avec d'un côté la République de Chypre, reconnue par les Nations Unies depuis 1960, état membre de l'Union Européenne, tournée vers la Grèce, et de l'autre, depuis 1974, la République turque de Chypre du Nord, que seule... Ankara reconnaît. Chypre, l'île de la division, et ce conflit gelé depuis 50 ans au sud-est de la Méditerranée, sur une île située au carrefour de plusieurs mondes, européens et orientaux, le tout, vous allez voir, sur fond d'enjeux maritimes et gaziers qui compliquent encore un peu plus la donne, sortons nos cartes. Chypre est située dans le bassin Levantin, à l'est de la partie orientale de la mer Méditerranée. D'une superficie de 9 250 km², Chypre est à peine plus grande que la Corse. Au nord de l'île, la Turquie n'est distante que de 75 km. Les autres pays riverains sont à l'est la Syrie, le Liban, Israël, et au sud, l'Égypte et la Libye. A l'ouest, la Grèce continentale est située à près de 1000 km. Son nom, Kupros, est à l'origine du mot cuivre, en référence aux importants gisements de ce métal qui firent sa prospérité. Sur l'île, deux blocs de montagne s'étirent d'est en ouest. Le massif du Trou d'Ausse au sud et la chaîne de Quirénia au nord. Au centre, c'est la plaine de la Mésorée. C'est du massif de Trou d'Ausse que proviennent les rares ressources en eau de l'île. Mais cela ne suffit pas et 70% de l'approvisionnement en eau potable est assuré par des centrales de dessalement d'eau de mer. La multiplication des épisodes de grande sécheresse accentue la pression sur la ressource en eau. L'île compte presque 1 300 000 habitants, séparés entre le nord et le sud. Au sud, 95% des habitants sont des chypriotes grecs, de confession chrétienne orthodoxe. Au nord, 98% des habitants sont d'origine turque, de confession musulmane. Alors pour comprendre cette séparation devenue structurelle de Chypre, il faut se plonger dans l'histoire. Du fait de sa position de carrefour entre Afrique, Asie et Europe, Chypre a toujours fait l'objet de nombreuses convoitises. Ainsi, après une période de domination byzantine, puis vénitienne, ce sont les ottomans qui s'en emparent. Après trois siècles de domination, Chypre devient une colonie britannique en 1914. En parallèle, on assiste à la montée de l'énosis, union en grec, le mouvement pro-grec, prenant le rattachement de l'île à la Grèce. Résultat, les Britanniques, pour contrer leur révolte, soutiennent des milices chypriotes turques. Cette situation va déboucher sur une guerre civile qui se conclut en 1959 par l'accession de l'île à son indépendance. 16 août 1960, le pays devient une république indépendante, membre de l'ONU et du Commonwealth. Le Royaume-Uni conserve encore aujourd'hui deux bases militaires sur l'île, qui sont deux zones de souveraineté britanniques en territoire chypriote. Dès 1964, le pays bascule dans une nouvelle guerre civile, à laquelle prennent part les armées grecques et turques, en fournissant un soutien militaire à chacun de leurs camps. La situation se tend encore sous la dictature des colonels en Grèce, qui renverse le gouvernement de Chypre. Alors, le 20 juillet 1974, la Turquie lance l'opération Attila. Les troupes turques débarquent dans le nord de l'île et en prennent le contrôle. Cette situation va engendrer un exode massif de population. Entre 1974 et 1975, de 150 000 à 200 000 chypriotes grecs partent vers le sud, tandis que 40 000 chypriotes turcs effectuent le chemin inverse. Conséquence de cette histoire, en 2023, on l'a dit, le pays se compose au nord de la République turque de Chypre du Nord, décrété en 1983, un État qui n'est reconnu que par la Turquie, et au sud, de la République de Chypre, issue de l'indépendance en 1960, celle qui siège à l'ONU, membre de l'Union européenne depuis 2004. Ces deux Chypres sont séparés par une ligne verte, une bande de terre d'une largeur de 3 mètres à 7 kilomètres et qui s'étend sur 180 kilomètres dans la plaine de la Mésorée. Cette ligne est sous le contrôle des casques bleus de l'ONU. Nicosie, la capitale des deux républiques, est la seule capitale officielle d'État au monde divisée entre deux entités avec un mur. Ce n'est que depuis 2003 que les habitants sont autorisés à traverser pour se rendre de... part et d'autre de la cité. Dans la zone tampon qui traverse la ville se trouve l'ancien aéroport international figé dans le temps à l'instar de maisons et commerces abandonnés. Même l'économie de Lille est divisée. La République de Chypre fait partie de l'Union européenne et de la zone euro. Son économie est très liée au tourisme qui a largement bénéficié de la baisse de fréquentation en Turquie et en Égypte. D'une manière générale, le secteur tertiaire emploie à lui seul près de 80% de la population du sud de l'île. Doté de la 11e flotte mondiale et de la 3e au niveau européen, le transport maritime constitue l'autre pilier de l'économie chypriote. Enfin, la Grèce constitue de loin le premier partenaire commercial de Chypre. De son côté, la République turque de Chypre du Nord, sous embargo international depuis 1983, ne peut signer d'accord qu'avec Ankara, dont elle a adopté la monnaie, la livre turque. Ainsi, depuis 2007, la Turquie a assuré entre 15 et 30% de son budget annuel. La crise économique et monétaire qui affecte la Turquie depuis 2018 se fait lourdement ressentir. En 2021, le taux d'inflation à Chypre Nord dépassait les 46%. On l'a vu, il divisait entre la Turquie d'Erdogan d'un côté et la Grèce, membre de l'Union européenne de l'autre, Chypre se retrouve tiraillée entre deux modèles. Une division qui se superpose à sa position de carrefour géographique, on l'a dit, entre Afrique, Asie et Europe. De fait, les chypriotes se retrouvent au centre des grands enjeux et des tensions de la Méditerranée orientale. L'enjeu du gaz notamment, voyons pourquoi. Au cours des deux dernières décennies, d'importantes ressources d'hydrocarbures ont été découvertes dans le bassin levantin. La quantité de gaz est estimée à environ 2500 milliards de mètres cubes, soit un chiffre équivalent aux réserves du Kazakhstan, mais inférieur bien sûr à celle de la Russie. L'Egypte, le Hamas pour la bande de Gaza, Chypre, Israël, le Liban et la Syrie sont concernés. Aucun gisement n'a été localisé dans les eaux territoriales turques. Par conséquent, Ankara cherche à étendre sa zone économique exclusive dans l'espoir de trouver. des hydrocarbures. Alors arrêtons-nous sur cette notion de ZEE. Établie par la Convention de Montego Bay, elle définit une bande de 200 000 marins qui correspond à la zone où les pays ont le droit souverain d'exploiter les ressources de la mer et ses sous-sols. Or, les dimensions de la Méditerranée ne permettent pas d'appliquer ces règles, car par endroit les ZEE se chevaucheraient. Résultat, la Convention recommande aux États riverains de la Méditerranée de conclure des accords à l'amiable. Ainsi, les découvertes d'hydrocarbures conduisent à la signature d'accords créant deux camps. D'un côté, des accords sont signés entre la République de Chypre, Israël, l'Égypte et la Grèce pour définir les contours de leur ZEE. La ZEE de la République de Chypre englobe toute l'île, puisque, rappelons-le, seule la Turquie reconnaît la République turque de Chypre Nord. D'autre part, la Turquie, qui conteste ces accords, et revendique une ZEE plus étendue à signer des accords avec la République turque de Chypre du Nord, qui ne peut rien lui refuser, et surtout avec le gouvernement d'entente nationale libyen, créant ainsi un front Liby-Turquie. Les tracés définis par ces accords empiètent sur les ZEE de la République de Chypre et de la Grèce, créant de vives tensions. Ainsi, en février 2018, un navire de forage de la Saipem, filiale Deni, qui se trouvait dans une zone des eaux chypriotes revendiquée par la République turque de Chypre du Nord, a été arrêtée par des navires militaires turcs et sommée de faire demi-tour. En janvier 2020, pour faire front contre Ankara, l'Italie, la Grèce, la République de Chypre, Israël, les territoires palestiniens, la Jordanie et l'Égypte font d'une organisation régionale le Forum du gaz de la Méditerranée orientale afin de transformer la région en un hub. énergétique. En août 2020, Ankara envoie l'Oruc Reis, un navire de recherche sismique sous escorte militaire dans des zones revendiquées par la Grèce et la République de Chypre. Paris déploie alors deux avions Rafale et deux navires de guerre en Méditerranée orientale dans le cadre d'un exercice naval conjointement avec la Grèce. Et l'Union européenne renforce les sanctions à l'encontre d'Ankara. En octobre 2020, la Turquie envoie cette fois un navire de forage, le Yavuz, dans la ZEE chypriote. Pour Ankara, ces interventions sont légitimes au nom des droits et des intérêts des Turcs chypriotes. D'autant plus qu'il y a un réel intérêt pour la Turquie et la République de Chypre du Nord à trouver des gisements en pleine crise économique. Enfin, le président turc utilise la question chypriote pour flatter son électorat nationaliste. Voilà pour ce voyage à Chypre, l'île plus que jamais divisée par ce nouvel enjeu gazier, même si le président turc Erdogan réélu en mai montrait à l'été 2023 des velléités d'apaisement. Notons d'ailleurs que lors de ces élections en Turquie, les chypriotes du Nord étaient eux aussi appelés aux urnes et qu'ils ont majoritairement voté contre Erdogan, lui reprochant d'entretenir la division et les tensions en n'acceptant aucun autre scénario pour Chypre que celui de la solution à deux États. Pour aller plus loin, cet ouvrage du chercheur Alexandre Lapierre aux éditions de l'Inalco, qui recense les différents espoirs malgré tout de rapprochement entre les deux Chypres. Ainsi s'achève ce nouveau numéro du Dessous des Cartes. Rendez-vous bien sûr la semaine prochaine, même endroit, même heure. Et d'ici là, n'oubliez pas arte.tv où vous retrouvez l'ensemble de nos vidéos. A bientôt !