Chypre, 26 février 1489. La reine Catherine abdique et l'île devient officiellement une possession de la République Sérénissime de Venise. Elle n'est que la dernière d'une longue suite de conquêtes. La Crète en 1204, la Dalmatie et Corfu au XIVe siècle et l'annexion des régions proches de Venise, la Terraferma, au début du XVe siècle. La cité-état est à l'apogée de son expansion. Sa puissante flotte domine la Méditerranée orientale.
Venise est alors la ville la plus riche d'Occident. et compte près de 100 000 habitants. Pourtant, rien ne disposait la ville à connaître un tel destin.
Quelques siècles auparavant, au début du Moyen-Âge, la ville n'est qu'un modeste port construit sur une lagune pauvre et insalubre. Comment cette puissance maritime et commerciale a-t-elle pu émerger d'un territoire a priori si pauvre ? Sur quelle base économique a-t-elle fondé sa puissance ? Et pourquoi a-t-elle décliné ? Voici l'histoire de Venise à la conquête de la Méditerranée.
Au IXe siècle après J.-C., lorsque l'expansion militaire de l'islam prend fin, le commerce en Méditerranée, qui s'était estompé au fil des vagues d'invasion, renaît. Le long des côtes italiennes, des dizaines de petits ports émergent, comme Venise, Gênes, Pise, mais surtout Amalfi, la plus prospère d'entre elles au 10e siècle. Ces villes, qui formeront les premières républiques maritimes marchandes en Italie, prospèrent en mettant en contact les deux zones les plus riches de la Méditerranée, les villes musulmanes d'un côté et Constantinople de l'autre.
Les marchands italiens exploitent une route commerciale triangulaire. Ils exportent vers l'Égypte et la Syrie du grain, du sel ou du bois en échange d'or. Le métal précieux est ensuite utilisé pour acheter de la soie à Byzance qui est revendue à profit en Occident.
A cette époque, Venise est toujours sous domination politique de l'Empire Romain d'Orient, et elle connaît des débuts modestes. Dans la lagune vénitienne, il n'y a ni eau douce, ni terre cultivable, et le petit port de pêche doit se tourner vers le commerce et l'industrie pour se développer. Elle va acquérir notamment une grande réputation dans la construction navale, qu'elle met au service de Byzance. Elle crée par exemple en 1104 son célèbre arsenal, qui deviendra l'un des plus grands sites industriels d'Europe au Moyen Âge. Venise peut ainsi apporter son soutien naval à l'Empire Byzantin.
et défend notamment la mer Adriatique contre les Normands, qui au XIe siècle contrôlent le sud de l'Italie. En 1082, en échange de son aide, l'empereur byzantin lui accorde des privilèges commerciaux exceptionnels. Non seulement Venise peut fonder de nombreux comptoirs marchands sur l'Adriatique, et ainsi contrôler cette porte d'accès sur la Méditerranée, mais ces marchands sont aussi exonérés de toute taxe lors du commerce avec Byzance. Venise va alors prendre une part de plus en plus importante dans le commerce vers le Levant, au détriment de ses rivales italiennes. Mais à la fin du XIe siècle, une succession d'expéditions militaires va changer à jamais le visage de la Méditerranée.
Ce sont les croisades. Elles vont avoir deux conséquences majeures qui fera la fortune des ports italiens. Premièrement, les armées occidentales convergent vers l'Italie pour s'embarquer vers la Terre Sainte.
Le coût de la traversée est colossal, certains chevaliers doivent même hypothéquer terre et château. Et la traversée enrichit considérablement les ports italiens, qui construisent et fournissent les navires de transport. Deuxièmement, la conquête de la Terre Sainte ouvre les portes commerciales du Proche-Orient. L'importation du poivre et des épices est désormais facilitée pour les marchands chrétiens.
Et même si dès la fin du XIIe siècle les croisés reculent en Terre Sainte, la Méditerranée est désormais totalement contrôlée par les flocs chrétiennes et elle le restera au cours des siècles suivants. De plus, en 1240, les invasions mongoles chassent les musulmans de la mer Noire. C'est une nouvelle route, par-dessus les empires musulmans, qui s'ouvre pendant un siècle vers l'Inde et la Chine.
À la fin des premières croisades, Venise semble donc promise un avenir radieux. Toutes les richesses de l'Orient, de l'Asie et de l'Afrique sont désormais à portée de ces marchands. Mais la nouvelle prospérité vénitienne va rapidement faire des envieux.
Et en premier lieu, Byzance, qui voit son propre commerce menacé par son ancien allié. Les relations entre l'Empire et la cité deviennent de plus en plus difficiles. L'empereur byzantin Manuel Ier tente dans un premier temps d'affaiblir Venise en soutenant ses rivales historiques, Gênes et Pise.
Il leur accorde ainsi les mêmes privilèges commerciaux. Mais cela ne fait qu'accélérer le déclin du commerce byzantin et l'empereur décide de frapper plus fort. Le 12 mars 1171, il fait emprisonner les 10 000 marchands vénitiens établis à Constantinople et supprime tous ses privilèges commerciaux. Venise se trouve alors dans une situation très difficile, car c'est l'origine même de son essor commercial qui se trouve menacée.
L'histoire aurait donc pu s'arrêter là, mais Venise va réussir à se venger quelques années plus tard. Le pape prêche alors la quatrième croisade, et Venise s'engage à construire une flotte pour transporter 35 000 croisés en Égypte. Mais l'armée réunie en 1202 est finalement bien moins nombreuse que prévu et les chefs de la croisette ne peuvent pas payer la somme convenue avec Venise. Les Vénitiens acceptent le report du paiement de la dette à condition que la flotte fasse un détour pour aller assiéger le port de Zara sur l'Adriatique. Une partie des croisés accepte et en 1202 la ville est conquise.
Il s'agissait pourtant d'une ville catholique et le pape punit d'excommunication les croisés et les vénitiens. Mais le détournement de la 4ème croisade va se poursuivre. Un prétendant au trône de l'empire byzantin, Alexis IV, propose de payer totalement la dette des croisés et même de leur fournir des troupes si l'armée assiège Constantinople et le place sur le trône.
En 1203 les vénitiens et les croisés parviennent à prendre la ville, mais une fois sur le trône Alexis IV n'a pas les moyens de payer les vénitiens. Il est d'ailleurs assassiné quelques mois plus tard. Les Vénitiens attaquent alors à nouveau la ville, en 1204 donc, et la mettent au pillage. L'empire byzantin ne s'en relèvera jamais. Et Venise contrôle désormais la Méditerranée orientale.
Elle y construira peu à peu son empire maritime. Nous venons donc de voir l'histoire de l'expansion commerciale et militaire de Venise. Intéressons-nous maintenant aux origines de son succès économique.
La première cause de la richesse de Venise, c'est sa situation géographique privilégiée. La ville va se retrouver à l'intersection de trois axes économiques majeurs. Tout d'abord, comme nous l'avons vu, elle exploite les routes commerciales vers l'Orient et l'Afrique, via la Méditerranée et la Mer Noire. D'où elle importe soie, coton, poivre et épices.
C'est l'époque des voyages du plus célèbre marchand vénitien, Marco Polo. Mais qui dit importation dit aussi exportation. Ses richesses sont revendues en Europe du Nord et en Europe centrale, via notamment les foires de Champagne. Et, à partir du XIIIe siècle, le développement des routes commerciales via l'école du Saint-Gothard du Brenner. Au milieu du 15e siècle, la route du Brenner représentera 90% du flux de marchandises entre Augsbourg et Venise.
Ces routes terrestres permettent aussi l'accès aux régions manufacturières des Flandres et aux ports de la Ligue Ancétique, la seconde grande zone économique d'Europe au Moyen-Âge. Venise se trouve aussi au cœur d'une vaste zone manufacturière qui s'est développée au nord de l'Italie au 13e et au 14e siècle. On peut notamment citer la prospérité de Florence, qui a rapidement développé une forte industrie textile à partir de la laine importée d'Angleterre et des Flandres.
Pourtant, il manque un élément crucial pour comprendre la suprématie vénitienne. Sa principale rivale, Gênes, se trouve elle aussi à la confluence de ces trois axes économiques, et au XIIIe siècle les deux villes vont d'ailleurs entrer plusieurs fois en guerre pour la domination en Méditerranée. L'élément qui va changer la donne, c'est la découverte au Moyen-Âge de mines d'argent dans le sud de l'actuelle Allemagne et en Bohème. L'argent est à l'époque le métal clé pour acheter des épices dans les ports du Levant. En exportant en Europe centrale ces épices, Venise se garantit ainsi des arrivages réguliers d'argent et son commerce en Méditerranée peut prospérer.
Venise, qui a les liens les plus étroits avec les villes allemandes, deviendra ainsi le premier port méditerranéen du Saint-Empire romain germanique. A la fin du XIVe siècle, la suprématie vénitienne sur ses rivales italiennes est indiscutable. La ville est alors au paroxysme de sa puissance et elle le montre. Au XVe siècle, la ville s'embellit considérablement.
Les canaux sont nettoyés, les vieilles constructions en bois laissent peu à peu la place à des édifices grandioses en pierre. Une ville de plus de 100 000 habitants émerge des eaux. Les bâtiments sont construits sur des milliers de pieux en bois enfoncés dans le sable de la lagune, et les pierres sont importées d'Istrie.
Les constructions engloutissent donc des sommes immenses d'argent. Pour se rendre compte de son immense richesse, il faut comparer son budget aux autres états de l'époque. Au début du XVe siècle, le budget de la ville de Venise toute seule, c'est-à-dire sans son empire, est de 750 000 ducats.
Le royaume de France à cette époque, certes en pleine guerre de 100 ans, peut en rassembler tout juste 1 million. Le budget de Venise égale celui de l'Espagne et presque celui de l'Angleterre et surpasse très largement le budget des autres villes italiennes. Si ces chiffres sont déjà colossaux, il faut y ajouter les revenus du reste de l'empire vénitien. Le total atteint 1,6 million de ducats, une somme bien supérieure aux millions français pour une population pourtant 10 fois moins nombreuse. Un dernier chiffre, lui aussi exceptionnel.
En 1423, 10 millions de ducats sont investis annuellement rien que dans le commerce. et avec un taux de profit extraordinaire de 40%, les Vénitiens s'enrichissent ainsi chaque année de 4 millions de ducats, soit 4 fois le budget français. Mais si la géographie a joué un rôle important dans le succès vénitien, il faut aussi reconnaître le mérite des marchands vénitiens qui ont su créer un modèle capitaliste efficace. Et si pour vous, capitalisme rime avec libéralisme, vous allez voir que ce modèle en est aux antipodes.
Le système vénitien est avant tout ultra centralisé. A Venise, seuls les citoyens vénitiens peuvent prendre part au commerce du Levant. Les autres nationalités, et notamment les marchands allemands, sont obligés de résider et d'entreposer leurs marchandises à la Fondaco d'Aiteleschi, dans le quartier d'affaires du Rialto. Ils vendent leurs marchandises et achètent celles des marchands vénitiens sous la supervision étroite des autorités. La République Sérénissime empêche aussi ses propres marchands de vendre leurs biens en Allemagne.
Toute importation ou exportation partant ou allant vers un territoire vénitien doit obligatoirement passer par Venise, même si cela oblige à un grand détour. Un navire vénitien partant de Chypre par exemple, pour se rendre en Angleterre, devra faire halte à Venise. Toutes ces mesures, anti-libérales, permettent de concentrer le négoce et les profits dans la ville même de Venise.
Elle crée cependant un système rigide dont se plaignent les marchands étrangers et est donc intrinsèquement très fragile. Pourtant, ce système peut déjà être considéré comme capitaliste, à l'image des galérés des mercato qui combinent l'interventionnisme étatique et les intérêts privés. Au début du XIVe siècle, Venise décide de faire voyager en convoi ses navires pour assurer plus facilement leur protection.
C'est l'État qui va centraliser le système en construisant lui-même dans son propre arsenal une flotte de navires de commerce. Le Sénat décide du nombre de navires à construire, des routes maritimes empruntées, du nombre de voyages annuels et surtout du prix de location des navires. Car l'État vénitien loue, en effet, via un système d'enchères, l'incanto, ses propres navires. L'État subventionne même ses convois dans les périodes économiques difficiles pour stimuler l'économie. Cette idée va fonctionner à merveille car les investisseurs ont ainsi moins d'argent à immobiliser dans la construction navale et peuvent ainsi réserver leur capitaux pour le commerce.
De plus... les coûts sont mutualisés et réduits, et les marchands vénitiens deviennent donc beaucoup plus compétitifs que leurs rivaux italiens. Les navires eux-mêmes forment une sorte d'entreprise par action.
Les bateaux sont divisés en 24 parts, les carats, lors de l'enchaire. Il y a ainsi plusieurs investisseurs pour un navire, ce qui répartit les risques et permet d'investir dans le commerce avec un plus petit capital. Bien souvent, de petits investisseurs, comme de simples artisans par exemple, se réunissent en association pour acheter un carat. et ainsi prendre leur part dans les bénéfices du commerce mondial.
Nous sommes cependant loin du système capitaliste actuel, car ces associations ne sont que de court terme, le temps du voyage du navire, c'est-à-dire pas plus d'une année le plus souvent. Un grand capital n'est donc jamais immobilisé bien longtemps, et surtout l'esprit capitaliste moderne ne s'y développe pas. Il n'y a pas formation de grandes entreprises privées, qu'on voit apparaître à la même époque à Florence, par exemple.
et très loin de ce que les Hollandais créeront deux siècles plus tard avec la compagnie des Indes orientales. Les Vénitiens se tournent peu vers les grandes expéditions lointaines, longues et coûteuses. Ils ne découvriront ni le Cap de Bonne Espérance, ni l'Amérique. Il faut comprendre que le système vénitien est fondamentalement conservateur, et Venise est en retard sur la plupart des innovations capitalistes. La ville utilisera, certes avec succès, les outils financiers modernes, comme la lettre de change, la monnaie d'or, la comptabilité à double entrée.
le transfert d'argent d'un compte bancaire à un autre, ou le système d'assurance maritime. Mais ce sont là des inventions génoises ou florentines, pas vénitiennes. Le système capitaliste vénitien, s'il est très efficace en son temps et participera à la fortune de la ville, n'est donc ni libéral, ni innovateur.
Au XVe siècle, la situation géopolitique va devenir peu à peu négative pour Venise. La fin du Moyen-Âge voit l'émergence de grands états territoriaux, comme l'Aragon ou la France. mais surtout l'Empire Ottoman.
En 1453, les Turcs conquièrent Constantinople. En 1475, ils ferment la route commerciale de la Mer Noire en capturant Caffa. En 1516-1517, ils occupent la Syrie et l'Égypte.
Et ils vont s'affirmer peu à peu comme une grande puissance maritime en Méditerranée. Pourtant, les Turcs ne seront pas les vrais responsables du déclin commercial de Venise. Istanbul prospère après la conquête turque, et les Ottomans acceptent de commercer avec Venise. malgré quelques conflits dont le plus célèbre reste en 1571 la bataille de l'Epente. En 1498, Vasco de Gama contourne le Cap de Bonne Espérance et ouvre une nouvelle voie maritime vers les richesses des Indes.
Christophe Colomb découvre l'Amérique. Le monde change et Venise n'est plus incontournable. Le centre de gravité économique de l'Europe se déplace de la Méditerranée vers le Nord et l'océan Atlantique. Le système capitaliste et commercial vénitien, très centralisé et très rigide, n'est plus adaptée aux nouvelles routes maritimes. Pour autant, il serait faux d'affirmer que la ville décline après 1500. Elle transforme son économie commerciale en une économie manufacturière, notamment dans le textile, avec un grand succès.
Sur le plan artistique, la Sérénissime continuera d'émerveiller le monde. Mais son règne est passé, et une autre ville s'apprête à dominer l'économie mondiale, comme nous le verrons dans une prochaine vidéo.