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Jean-Paul Sartre : Philosophe et Engagement

Aujourd'hui nous allons parler de Jean-Paul Sartre. Pourquoi parler de Jean-Paul Sartre ? D'abord parce que c'est quand même le plus grand intellectuel français, en tout cas considéré comme tel dans le monde entier au XXe siècle.

C'est quelqu'un qui a eu une influence absolument considérable, qui a créé une véritable mode philosophique, ce qui je crois n'avait jamais existé dans l'histoire de l'humanité, l'existentialisme, qui était à la fois une philosophie difficile, avec des concepts difficiles, on va le voir, avec un jargon difficile. et qui pourtant était devenue une mode dans le Saint-Germain-des-Prés de l'après-guerre. C'est quelqu'un qui a eu une très grande influence aussi sur le plan politique parce qu'il était considéré comme ce qu'on appelle une conscience, bien qu'il fût pendant une période de sa vie un compagnon de route du Parti communiste français, on y reviendra, mais c'est probablement l'intellectuel total en France. On le compare parfois à Voltaire, un peu en effet comme Voltaire, parce que c'est à la fois...

un philosophe en effet, et c'est incontestable, c'est un écrivain, c'est même un écrivain parfois d'un très grand talent, mais c'est aussi un homme de théâtre, c'est aussi quelqu'un qui sera adapté au cinéma, c'est quelqu'un qui va donc cumuler toutes les légitimités de l'intellectuel, en y ajoutant évidemment cet engagement critique, cet engagement critique contre la démocratie bourgeoise, comme on dit à l'époque, cet engagement critique en faveur du communisme, parfois avec quelques distances, on le verra aussi. Mais souvent sans aucune distance, par exemple dans les années 50, au pire moment du stalinisme, Sartre déclare tranquillement qu'en URSS la liberté de critique est absolue. Il a ce type de phrase, que les anticommunistes sont des chiens par exemple, ce qui visait Raymond Aron.

Donc c'est quelqu'un qui va s'engager de manière parfois extraordinairement dogmatique, mais enfin, toujours est-il qu'il va cumuler toutes ces légitimités pour apparaître, oui c'est vrai, un peu à l'image de Voltaire au XVIIIe siècle, comme LE. grand intellectuel français et reconnu comme tel par tous les jeunes gens ou beaucoup de jeunes gens en tout cas et reconnu comme tel dans le monde entier mais ce qui va m'intéresser aujourd'hui c'est pas l'engagement politique de Sartre, moi je préfère toujours m'intéresser à ce qu'il y a de meilleur chez un philosophe et j'essaye toujours dans ces exposés de présenter les grands philosophes sous leur jour le plus favorable en essayant de d'indiquer ce qu'il y a de plus intéressant chez eux plutôt que de commencer par tout critiquer avant d'avoir compris et donc ce que je voudrais Montré chez Sartre, c'est plutôt le philosophe. L'écrivain, il suffit de le lire. L'homme politique, ou la conscience politique, comme on dit, ça n'est évidemment pas ce que je préfère chez lui. Son dogmatisme stalinien n'a rien de vraiment sympathique.

D'ailleurs, sa compagne, Simone de Beauvoir, a cette formule incroyable. Elle dit, quelque part, dans son livre, pour une morale de l'ambiguïté, La vérité est une seule erreur et multiple. Voilà pourquoi la droite est pluralisme.

On voit là que... Dans ce couple, Simone de Beauvoir et Sartre, il y avait une véritable haine de la démocratie bourgeoise. Donc, ce n'est pas là-dessus que je vais insister.

Mais, encore une fois, parler du philosophe et notamment parler d'un petit texte que j'aime beaucoup. Un petit texte qui est écrit, qui est prononcé en vérité parce qu'il s'agit d'une conférence par Jean-Paul Sartre en 1945. Deux années après la publication de son grand livre. Son grand livre, c'est bien sûr L'être et le néant C'est son vrai grand livre.

Les autres, à mon avis, sont moins intéressants. L'être et le néant est évidemment un très grand livre. L'existentialisme est un humanisme. Cette petite conférence que Sartre prononce devant un parterre plutôt mondain du reste, conférence très grand public, l'existentialisme est un humanisme, donc 1945, et bien cette petite conférence est là l'avantage de nouer tous les fils de cet existentialisme sartrien, d'en présenter de manière extrêmement simple les concepts principaux. Sartre a regretté de l'avoir publié.

A la vérité, cette conférence a été publiée en dehors de son avis. Il ne l'a pas véritablement relue. Je crois que l'éditeur lui a un peu forcé la main.

En tout cas, Sartre regrettait de l'avoir publiée parce qu'il trouvait qu'il avait donné une version un peu trop exotérique, un peu trop populaire en quelque sorte de son existentialisme. Mais ça a beaucoup contribué à cette mode de Saint-Germain-des-Prés parce que c'était là enfin un texte, à la différence de Lettres et le Néant qui est très difficile, un texte grand public, un texte que tout le monde pouvait lire. Et c'est à la fois son défaut, mais aussi son avantage très considérable.

Donc je vais partir de ce petit texte dans lequel, encore une fois, Sartre présente, expose de manière limpide, les concepts fondamentaux de son existentialisme. Il faut rappeler, puisque nous avons consacré un exposé à Heidegger, que Sartre, évidemment, a beaucoup lu Heidegger, notamment quand il était en captivité. Il a découvert Heidegger en Allemagne. Il l'a beaucoup lu, beaucoup travaillé, Être et temps le grand livre de Heidegger.

Il va lui emprunter énormément d'idées, mais en les déformant considérablement dans une philosophie de la subjectivité, car Sartre est le dernier grand humaniste finalement, en tout cas sur le plan philosophique, sinon sur le plan politique. Il est philosophiquement dans une philosophie du sujet, on va le voir, ce que d'ailleurs les aédéguriens ont fait. Ils lui reprocheront, ils lui reprocheront beaucoup d'avoir emprunté des concepts fondamentaux de la pensée heideggerienne en les replaçant dans une métaphysique de la subjectivité que le malheureux Heidegger avait passé sa vie à essayer de déconstruire.

Ce qui est d'ailleurs, je crois, une assez bonne critique de Sartre. Mais ça en fait tout de même le dernier humanisme, un grand humaniste philosophique, je dis bien, et c'est cet humanisme existentialiste que je voudrais présenter maintenant, et le titre l'indique bien, l'existentialisme est un humanisme. L'existentialisme est un humanisme. Et c'est d'ailleurs, on le verra tout à l'heure, ce que la pensée 68, ce que des philosophes comme Michel Foucault, comme Deleuze, lui reprocheront d'être encore, selon la formule je crois de Foucault, d'être un humaniste bêlant.

Et donc ils vont développer une critique de Sartre très radicale au nom de cette mort de l'homme, de cet anti-humanisme de la pensée 68. J'y reviendrai tout à l'heure, mais c'est juste pour fixer un peu le cadre de ces réflexions. Reprenons le fil de la pensée sartrienne telle qu'elle est présentée dans L'existentialisme est un humanisme D'abord la définition de l'existentialisme. Sartre n'hésite pas à jouer toute sa philosophie sur une formule, sur une phrase, ce qui d'une certaine manière nous simplifie la vie parce que c'est la proposition fondamentale.

Eh bien la proposition est la suivante, dans L'être humain dit Sartre, L'existence précède l'essence Au contraire, pour les choses et peut-être même pour les animaux, l'essence précède l'existence. On tient là la formule, j'allais presque dire la formule magique de l'existentialisme. Qu'est-ce que ça veut dire que l'existence précède l'essence pour les humains et que pour les choses et notamment pour les objets fabriqués, comme le coupe-papier dit Sartre, on reviendra à cet exemple dans un instant, eh bien au contraire, l'essence précède l'existence. Qu'est-ce que ça signifie ?

Ça signifie que dans la théologie chrétienne, dans la théologie d'une manière générale, mais dans la théologie chrétienne en particulier, que Sartre vise ici explicitement, mais il vise au fond toute la philosophie classique, il vise aussi bien la philosophie de Platon que la philosophie cartésienne, la philosophie de Leibniz en particulier, qu'il évoque dans ce petit texte, eh bien, on a toujours cette idée suivante, c'est que Dieu conçoit d'abord l'être humain, il a en quelque sorte une idée de l'homme. Dans son entendement, comme on dit, comme dit Leibniz, donc il a une idée de l'homme, ça c'est le concept de l'homme, c'est l'essence de l'homme, et puis ensuite, par sa volonté, Dieu fait exister les êtres humains. Il les crée, c'est la création de l'humanité.

Il y a d'abord le concept de l'être humain, et puis ensuite on le fait exister. Dans la logique traditionnelle, qu'est-ce que c'est qu'un concept ? C'est comme dans la théorie des ensembles en mathématiques, lorsqu'on regarde les logiques classiques, les logiques du XVIIIe siècle par exemple, eh bien on s'aperçoit qu'en effet, un concept, que ce soit le concept de l'homme, le concept d'arbre, de chien, de table ou de ce qu'on veut, le concept comme un ensemble en mathématiques se définit par deux traits caractéristiques.

Il y a d'un côté la définition, par exemple la définition de la table, c'est un... plateau posé sur des pieds quel qu'en soit le nombre du reste ou dit n'importe quoi c'est évidemment un exemple enfin imaginons que ce soit une bonne définition de la table et puis ça c'est donc ce que les logiciels appelle la compréhension d'un concept la définition du concept et puis après il ya les éléments réels il ya les tables existantes c'est ce que les logiciels appelle l'extension la compréhension de la table c'est sa définition l'extension de la table c'est les éléments réels réellement existants dans l'espace et dans le temps Un peu comme en effet dans la théorie des ensembles, il y a la propriété P qui définit un ensemble, et puis il y a les éléments qui correspondent donc à ces êtres réels, à ces éléments réels dans l'espace et dans le temps qui correspondent à la définition. Les tables réelles, dans mon exemple, on voit que pour tous les objets, et notamment les objets fabriqués, il y a d'abord un concept, il y a d'abord une essence, comme dit Sartre, et puis après on fait exister la chose dont on a eu l'idée. Sartre prend un exemple qui est célébrissime, qui est l'exemple du couple.

papier justement de cet objet fabriqué je vais vous lire un petit texte qui est emprunté justement à cette conférence et d'ailleurs ça donnera un peu une idée du style de Sartre quand il veut être clair que lorsqu'il veut être pédagogue voilà ce qu'il écrit sur la différence entre l'homme pour lequel encore une fois l'existence précède l'essence il n'y a pas de concept de l'homme qui précéderait son existence il existe d'abord et puis son essence au fond elle n'apparaît qu'à la fin de sa vie un homme un humain Un être humain n'est que la somme de ses actes, dit Sartre. Son essence, on ne peut la décider, la déterminer, la définir qu'à sa mort, à la limite. Et au contraire, pour un objet fabriqué, il y a d'abord le concept de l'objet, d'abord l'idée de l'objet, pour parler comme Platon, d'abord son essence, et ensuite on le fait exister.

Voilà ce que dit Sartre. Ce que tous les existentialistes ont en commun, dit-il, c'est simplement le fait qu'ils estiment que l'existence précède l'essence. Vous voulez qu'il faut partir de la subjectivité.

Bon, on reviendra à la petite incise. Que faut-il au juste entendre par là ? Lorsqu'on considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s'est inspiré d'un conte. Il s'est référé au concept de coupe-papier et également à une technique de production préalable qui fait partie du concept et qui est au fond une recette.

Ainsi, le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d'une certaine manière et qui d'autre part a une utilité. défini. C'est très important, on verra pourquoi. Il y a une finalité du coup de papier.

Si l'homme était conçu sur le modèle du coup de papier, petite parenthèse, ça veut dire qu'il y aurait une finalité de l'existence humaine, donc une morale pré-programmée, si je puis dire, programmée d'avance. Je ferme la parenthèse. Continuons le texte de Sartre. Ainsi, le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d'une certaine manière et qui d'autre part a une utilité définie. Et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir en quoi l'objet va servir.

Nous dirons donc que pour le coupe-papier, l'essence, c'est-à-dire l'ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir, précède l'existence. dans l'esprit de l'artisan qui va fabriquer le coupe-papier. Alors, je continue un petit peu plus loin, et on voit que là, Sartre va s'en prendre à la fois à la théologie chrétienne et à la philosophie cartésienne, lorsque, dit-il, nous concevons un Dieu créateur.

Ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur. Et quelle que soit la doctrine que nous considérions, qu'il s'agisse d'une doctrine comme celle de Descartes ou de la doctrine de Leibniz, Nous admettons toujours que la volonté suit plus ou moins l'entendement, ou tout au moins l'accompagne, et que Dieu, lorsqu'il crée, sait précisément ce qu'il crée. Ainsi, le concept d'homme dans l'esprit de Dieu est assimilable au concept de coupe-papier dans l'esprit de l'industriel.

Dieu conçoit d'abord, je commande, Dieu conçoit d'abord l'être humain, il en conçoit l'essence, comme l'artisan conçoit d'abord, il dessine sur sa feuille de papier le plan du coup de papier, puis ensuite il le fait exister. L'existentialisme athée que je représente est plus cohérent, il déclare que si Dieu n'existe pas, il y a au moins un être pour qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept. et que cet être, c'est l'homme, ou comme dit Heidegger, la réalité humaine. Là, il se trompe en commentant Heidegger, mais peu importe.

De toute façon, en matière d'histoire de la philosophie, Sartre se trompe à peu près tout le temps, notamment sur Kant, sur Descartes, sur Leibniz, peu importe, ce n'est pas l'essentiel. En tout cas, l'idée est parfaitement claire. L'idée, c'est qu'à la différence de ce que pensent les théologiens, les philosophes cartésiens, la métaphysique classique, dans le cas de l'être humain, l'existence précède l'essence, et c'est ce qui sépare l'être humain de tout.

les autres êtres. Bien sûr, les objets fabriqués, mais à la limite, les animaux. Pourquoi ?

Parce que dans les animaux, ce qui joue le rôle du naissance, c'est ce qu'on appelle l'instinct animal. Par exemple, tous les petits chats ou toutes les souris ou toutes les petites tortues se comportent comme s'ils étaient les exemplaires, un peu comme le coupe-papier une fois fabriqué, du naissance qui est l'instinct naturel propre à une espèce. Cet instinct qui fait que... Et les petits chats ont toujours les mêmes gestes quand ils courent après une souris que les petites tortues qui sortent de l'œuf, les petites tortues de mer qui vont aller vers l'océan, semblent guider comme par une essence, justement, comme par un programme, on dirait aujourd'hui, comme par un logiciel. Eh bien, elles semblent guider par un instinct naturel qui joue le rôle d'une essence.

C'est les caractéristiques communes à l'espèce, comme il y a des caractéristiques communes au coup de papier, si je puis dire, dans l'esprit de l'artisan ou de l'industriel. Voyons les conséquences. Une fois qu'on a bien compris cette idée, l'existence précède l'essence, Ça veut dire quoi ?

Ça veut dire qu'au départ, l'être humain n'est rien de déterminé. Rien de déterminé. On voit, peut-être si vous vous souvenez, j'y reviendrai tout à l'heure, de l'exposé que j'avais fait à propos de la naissance de l'humanisme, quand le mythe de Protagoras, la création des humains par Epiméthée et Prométhée, en évoquant aussi Pic de la Mirandole, cette idée que l'être humain est un caméléon, que... il n'y a pas de nature humaine au départ, que l'être humain s'invente lui-même, qu'il est libre de son destin, et bien on va retrouver tout à fait la même idée chez Sartre avec toute une série de conséquences que Sartre va développer dans cette petite conférence de manière, encore une fois, tout à fait claire. Première conséquence, lorsqu'on crée un coupe-papier ou n'importe quel objet fabriqué, évidemment on ne pourrait pas créer cet objet si on n'avait pas l'idée de ce à quoi il va servir.

On connaît sa finalité. Le coup de papier, c'est d'ouvrir les livres qui sont mal terminés. Eh bien, si on poursuit l'analogie, dans la perspective chrétienne ou cartésienne que Sartre évoque et critique, eh bien, si Dieu a créé l'homme comme un artisan supérieur, comme l'industriel crée le coup de papier, eh bien, ça signifie qu'évidemment, il a une idée de l'homme, donc une idée de la finalité de l'existence humaine.

Par exemple, L'être humain aura pour finalité, c'est ce que définira la morale chrétienne, de travailler à la gloire de Dieu, d'obéir au commandement divin, de respecter la parole du Christ en matière aussi bien d'éthique que de spiritualité. Bref, on a dans ce cas-là l'idée inévitablement que s'il y a une naissance de l'homme qui précède son existence, alors il y a une finalité toute tracée. Autrement dit, il y a une morale qui est irrémédiablement liée de manière incontournable. qui est irrémédiablement lié à l'idée qu'il existerait une naissance qui précéderait l'existence.

Comme pour le coup de papier, il y a une finalité du coup de papier, et bien dans l'esprit de Dieu, il y a une finalité de l'existence humaine qui est, je ne sais pas, aimez-vous les uns les autres, pratiquez la charité chrétienne pour gagner votre paradis. Enfin, je dis n'importe quoi, évidemment, c'est très réducteur par rapport à la pensée chrétienne, mais ce n'est pas l'objet ici de rendre justice à la pensée chrétienne, c'est simplement de dire que... Bien sûr, dans cette perspective où il y a une essence qui précède l'existence, une morale prédéterminée accompagne cette conception de l'être humain.

Au contraire, s'il n'y a pas d'essence qui précède l'existence, alors l'être humain est libre. Il est libre d'inventer ses valeurs, dit Sartre. C'est peut-être excessif, je ne suis pas certain qu'il les invente. En tout cas, il est libre de les choisir à coup sûr. C'est ce que Sartre développera dans un texte célèbre, Le diable est le bon Dieu où il présente en effet l'être humain en permanence comme un être qui doit choisir lui-même ses engagements, qui doit à la limite inventer ses valeurs en permanence, qui doit inventer sa vie, mais sa vie aussi sur le plan moral en permanence.

Autrement dit, il n'y a pas de morale préformée, il n'y a pas de finalité humaine préformée dès l'origine, mais l'être humain doit inventer sa vie. Dans L'existentialisme est un humanisme, Sartre prend... l'exemple d'un jeune homme qui vient le trouver, probablement d'ailleurs un exemple réel, pendant la guerre et qui lui demande conseil.

Est-ce que je dois rejoindre la résistance à Londres ? Est-ce que je dois abandonner ma mère ? Est-ce que je dois partir pour lutter contre le nazisme ou au contraire rester dans ma famille qui sera désespérée si je m'en vais ?

Et Sartre ne lui donne évidemment aucun conseil, lui disant simplement que c'est à lui d'inventer sa vie, à lui de choisir ses valeurs. Il est libre, il est intégralement libre, puisque justement, il n'est pas préformé par une morale qui préexisterait, qui serait inscrite dans son essence, comme il est dans l'essence des petites tortues lorsqu'elles brisent la coque de l'œuf de rejoindre l'océan et d'aller y nager, y manger, indépendamment de toute autre considération, puisqu'elles sont préprogrammées par une espèce de logiciel. Deuxième. conséquence et là on va rentrer dans le vif du sujet évidemment une critique du déterminisme du coup s'il n'y a pas d'essence qui préforme la vie humaine et bien l'être humain est totalement libre, il est totalement libre d'inventer sa vie puisqu'il n'est pas préformé par un logiciel, par un programme, il n'est pas déterminé, il n'y a pas de code en quelque sorte qui le programmerait. Sartre pourrait reprendre à son compte la célèbre phrase d'un révolutionnaire français, Rabot Saint-Etienne, qui disait notre histoire n'est pas notre code mais il pourrait dire tout aussi bien notre nature n'est pas notre code.

Nous ne sommes pas programmés ni par l'instinct naturel, ni par notre appartenance de classe. Voyez comment sur ce point-là, il va s'opposer au marxisme. Il n'y a pas de programmation sociologique de l'être humain, il n'y a pas de déterminisme historique, pas plus qu'il n'y a de déterminisme naturel. Et par conséquent, dans cette perspective-là, on peut dire que l'homme a une histoire, il l'a.

une nature, mais il n'est pas son histoire, il n'est pas sa nature. Il n'est pas réductible à son histoire et à sa nature, comme le matérialisme le pensera, qu'il soit d'ailleurs matérialisme historique ou matérialisme biologique, l'homme peut mettre son histoire et sa nature en perspective, il peut, comme dans la Révolution française par exemple, se retourner contre sa tradition pour la critiquer, c'est ça que veut dire la phrase de Rabot Saint-Etienne, notre histoire n'est pas notre code, il est donc parfaitement libre. Est-ce dire... Alors évidemment, on a beaucoup critiqué cette thèse de Sartre, notamment les marxistes se sont beaucoup opposés à lui. C'est d'ailleurs un des rares points, peut-être même le seul, de rupture avec le marxisme, avec le communisme de son temps.

C'est sur cette question de la liberté. Les marxistes se sont beaucoup opposés à Sartre sur cette question du déterminisme, sur cette question du matérialisme historique, en disant, voilà, alors ça veut dire que l'être humain est complètement désincarné, qu'il n'y a aucun déterminisme social qui ne pèse ni sur le bourgeois, ni sur l'ouvrier, alors il n'y a pas de sociologie possible. Il n'y a pas non plus de biologie possible. Est-ce qu'il n'y a pas là quelque chose qui est complètement délirant ? Une espèce d'extravagance philosophique dans la défense de la liberté ?

Non. Je crois que Sartre va mettre en place deux concepts qui sont très importants pour répondre notamment à ses objections, ses objections matérialistes, ses objections déterministes. Sartre dira qu'il ne faut pas confondre situation et détermination. Nous sommes en situation. Il y a, dit Sartre, une condition humaine.

Dit-il, c'est pas un hasard d'ailleurs si aujourd'hui, dit-il, je pense qu'il vise Malraux, on parle plutôt que de déterminisme, on parle de condition humaine, on parle de la condition humaine. Anna Arendt aussi parle de la condition de l'homme moderne. Bien sûr qu'il y a une condition humaine. Et nous sommes en situation, dit Sartre.

Par exemple, je nais homme ou femme. C'est une situation biologique. Et peut-être pas seulement d'ailleurs. Mais je nais aussi prolétaire ou bourgeois, je nais dans tel ou tel milieu social, dans telle ou telle famille. J'ai donc une situation qui peut d'ailleurs devenir une détermination.

On le verra tout à l'heure, c'est ce que Sartre appelle la mauvaise foi quand la situation se transforme en détermination. Mais cette situation, en vérité... n'est pas forcément une détermination.

Ce n'est pas parce que je nais femme que je suis par exemple obligé d'avoir des enfants et d'être rivé à la maison et au fourneau. Ce n'est pas parce que je nais prolétaire que je suis obligé d'être révolutionnaire. Ce n'est pas parce que je nais bourgeois que je suis forcément réactionnaire. La preuve, Engels et Marx sont des bourgeois.

En tout cas, Engels a coup sûr et ils sont révolutionnaires. Et la preuve, il y a des ouvriers qui peuvent militer au parti fasciste. Donc tout cela...

n'est pas une détermination, c'est une situation. J'ai cette situation d'être un être humain de tel siècle, de tel milieu social, dans telle condition physique. À la différence d'un tigre, je ne peux pas sauter à 3 mètres de haut sur un arbre.

Est-ce que je suis moins libre que le tigre pour autant ? Voilà la différence entre situation et détermination. Oui, il y a des situations, mais c'est par rapport à ces situations que ma liberté s'exerce, et ces situations ne sont pas forcément des déterminations. Elles peuvent le devenir, c'est tout le problème de la mauvaise foi, j'y reviendrai, mais elles ne sont pas forcément des déterminations.

Et pour être ouvrier, si je puis dire, on n'en est pas moins libre de choisir d'être de droite ou de gauche, pour être bourgeois de la même manière, et pour être femme, comme le dira Simone de Beauvoir, les femmes sont des hommes comme les autres. Et donc on n'est pas forcément rivés, encore une fois, à ce que les catégories du machisme traditionnel considèrent comme les valeurs féminines. Ça ouvrira évidemment un immense débat sur la question du féminisme, sur laquelle je reviendrai tout à l'heure.

La troisième conséquence, mais donc voyez que ce concept de situation permet en effet de donner à l'idée de liberté une dimension, si je puis dire, non délirante. Ça ne veut pas dire que Sartre évacue complètement la biologie ou l'histoire. Mais ce ne sont pas des codes, ce ne sont pas des logiciels qui nous programmeraient intégralement. Troisième conséquence, du coup, et ça c'est très important, ça va avoir une postérité considérable, il n'y a pas de nature humaine. Et là, Sartre va s'opposer à tous les théoriciens de la nature humaine, qu'ils soient dans l'Antiquité grecque, qu'ils soient dans des religions comme la religion chrétienne, que ce soit...

Alors, Sartre pense que la grande période des idéologies de la nature humaine, c'est le XVIIIe siècle. Il pense que Kant et Rousseau... Alors, il se trompe totalement, mais peu importe.

Encore une fois, ce n'est pas un historien de la philosophie. On ne va pas lui reprocher d'être mauvais en histoire de la philosophie. Ce n'est pas très grave. ce qui compte c'est sa pensée, il croit que Rousseau et Kant sont des grands théoriciens de la nature humaine, et qu'il y a une nature humaine qui fonctionnerait comme une essence qui programmerait l'être humain. C'est évidemment totalement le contraire.

Nous, nous le savons, en tout cas ceux qui ont lu véritablement Rousseau et Kant le savent, mais Sartre pense que... la grande période des théoriciens de la nature humaine, l'idée qu'il y aurait un caractère des humains, c'est le XVIIIe siècle. Et peut-être ça vaut pour Hume, évidemment, pour les empiristes, mais ça ne vaut certainement pas pour Rousseau et Kant. Mais peu importe le détail de l'histoire de la philosophie. Ce qui compte, c'est que, évidemment, s'il n'y a pas d'essence qui précède l'existence, alors on ne peut pas dire qu'il y a des caractères humains, qu'il y a une nature humaine.

Il n'y a pas de nature humaine. Par exemple, dire les hommes sont méchants, ou dire les hommes sont bons, c'est une absurdité. Hobbes dit plutôt les hommes sont méchants, l'homme est un loup pour l'homme, l'égoïsme fait partie de la nature humaine. Bon, Rousseau dit plutôt... Alors je prends l'imagerie sartrienne, je ne rentre pas dans le détail de la vérité de Rousseau et de Hobbes, mais...

Rousseau dit plutôt l'homme est bon par nature, il éprouve le sentiment de pitié. Pour Sartre, tout cela n'a aucun sens parce qu'il n'y a aucune prédétermination ni à la méchanceté ni à la bonté, puisqu'il n'y a pas d'essence. Et donc l'existence précède l'essence.

Donc l'homme n'est ni bon, ni mauvais par nature, ni rien du tout. Il invente sa vie, il invente son existence, comme chez Pic de la Mirandole justement. Notre caméléon peut inventer son histoire, dit Pic de la Mirandole.

Alors quelles conséquences ça a s'il n'y a pas de nature humaine ? S'il n'y a pas d'essence qui précède l'existence, eh bien ça va avoir quatre conséquences considérables dans la philosophie existentialiste, des conséquences que notamment Simone de Beauvoir essaiera de développer à sa manière s'agissant des femmes. D'abord l'antiracisme et l'antisexisme. Qu'est-ce que c'est que le racisme ? Le racisme fondamentalement est l'antiracisme.

L'antisémitisme avec lui, dans le cas de figure, on peut les confondre, même si l'antisémitisme et le racisme sont très différents. Sur ce point-là, ils sont identiques ou analogues. Le racisme, c'est l'idée qu'il y a une essence, ça s'appelle la race, de certains êtres humains, et que, par rapport à cette essence...

Les individus particuliers ne sont que des exemplaires, comme dans le concept ou la théorie des ensembles, ils sont en quelque sorte l'extension de la propriété paix. Il est dans l'essence du juif d'être intéressé par l'argent, il est dans l'essence du noir, je ne sais pas, d'être paresseux ou joueur, l'africain est joueur, dit le raciste sans s'apercevoir qu'il est raciste. Il est dans l'essence, je ne sais pas, de l'arabe d'être fourbe, du français d'être ceci ou cela, si on veut faire... des Français une race, enfin en tout cas une espèce à part, et donc on va avoir, puisqu'il y aura des sous-catégories du racisme, enfin généralement, soyons honnêtes, c'est plutôt dirigé contre, venant de l'Occident, contre les Noirs, contre les Asiatiques, ou dans le cas de l'antisémitisme, contre les Juifs, et donc on va dire, voilà, il y a une essence de telle ou telle race, de telle ou telle catégorie d'humain, et les exemplaires particuliers sont tous porteurs des caractéristiques de la race, de l'essence en question.

S'il n'y a pas d'essence de l'homme, il n'y a pas de race non plus. Et donc on va avoir un antiracisme de principe qui servira d'ailleurs à Sartre à accompagner les mouvements de décolonisation, ce qu'on appelle les luttes de libération nationale. Frantz Fanon par exemple, les damnés de la terre, sera un grand sartrien, il plaidera pour la violence, il plaidera pour l'invention par les peuples colonisés de leur liberté qui passe par la négation du colonisé, par l'extermination, par la lutte anticoloniale, par l'extermination s'il le faut, par la violence du colonisé....

on voit que cet antiracisme existentialiste aura des implications très considérables dans le siècle. Pour les mêmes raisons, l'antisexisme. Évidemment, il n'y a pas d'essence de la femme, puisqu'il n'y a pas d'essence de l'être humain en général. Voilà le sens de la formule de Simone de Beauvoir, selon laquelle les femmes sont des hommes comme les autres.

Ça veut dire qu'en tant qu'être humain, la femme n'a pas d'essence de femme, si je puis dire. Elle n'a pas une nature féminine. Il n'y a pas de valeur féminine dans le féminisme de Simone de Beauvoir.

Il n'y a pas de valeur féminine parce que, d'une manière générale, il n'y a pas d'essence, ni de l'homme, ni du masculin, ni du féminin, ni de l'homme, ni de la femme, parce que la femme est un être humain et que du coup elle n'a pas de nature. Et donc la femme n'est pas avouée à ce que les protestants allemands appelaient les trois K, Kinder, Kirche, Küche. les enfants, la cuisine et l'église, eh bien évidemment on a là un féminisme qui va être un féminisme républicain, c'est un féminisme de l'égalité entre mes femmes. Un féminisme dans lequel il n'y aura pas de différentialisme, ce ne sera pas un féminisme, j'y reviendrai tout à l'heure, qui consistera à dire il y a des valeurs féminines, il y a des valeurs masculines, les valeurs féminines ont été dominées, il faut aujourd'hui les libérer parce qu'elles sont bien supérieures. ou égales ou supérieures aux valeurs masculines, elles apportent des choses nouvelles.

Non, pour Simone de Beauvoir, il s'agit d'un féminisme de l'égalité, un féminisme républicain, qu'Elisabeth Badinter aujourd'hui reprendra à son compte. Mais voyez bien qu'il dérive de cette idée existentialiste qu'en général, il n'y a pas de nature humaine, ni pour la femme, ni pour l'homme. et ni pour quelque race que ce soit. Mais de la même manière, toujours à l'intérieur de cette troisième conséquence selon laquelle il n'y a pas de nature humaine, anticlassisme.

Je veux dire par là que, contre les marxistes, Sartre fera valoir qu'il n'y a pas de catégorie sociale déterminante, en dernière instance. Vous vous souvenez de la fameuse phrase de Marx qui dit Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, mais c'est leur être social. qui déterminent leur conscience, ce qui fondera toute la sociologie d'inspiration marxiste, par exemple la sociologie de Bourdieu qui vous explique que, en fonction de vos appartenances de classe, vous choisissez telle voiture, vous accrochez tel tableau au mur, vous vous habillez de telle et telle manière, vous décorez votre intérieur chez vous de tel canapé, vous avez telle manière de déjeuner, de dîner, de vous exprimer, etc. Il y a en quelque sorte une appartenance de classe dans laquelle... on voit que la classe joue le rôle d'une essence en quelque sorte.

Il y aurait une essence du prolétaire comme il y a une essence du bourgeois distingué avec un langage, avec des vêtements, avec des manières de vivre, de se comporter qui vont avec. Et donc on réconstitue en quelque sorte une essence à l'intérieur de la sociologie marxiste. Et là ce sera la grande opposition de Sartre au marxisme et à la sociologie plus généralement, en tout cas à ce type de sociologie à la Bourdieu, et bien ce sera de dire que sans s'en apercevoir... Les sociologues marxistes réinstallent l'idée que l'essence précède l'existence.

La classe ouvrière précède l'ouvrier et le détermine, ou la classe bourgeoise précède le bourgeois et le détermine. La classe sociale dans cette sociologie fonctionne à nouveau comme une essence qui déterminerait en quelque sorte très largement en dernière instance, comme dit l'autre. les comportements des individus.

Et puis de la même manière pour la psychanalyse. Il n'y a pas d'essence du névrosé obsessionnel, de l'hystérique, du psychotique ou que sais-je. Et donc Sartre développera une analyse existentialiste des maladies mentales, essayant de concilier l'idée de maladie mentale et l'idée de liberté, mais en tout cas de rejeter cette idée, en effet, inhérente à la psychanalyse comme tout à fait inhérente à la sociologie de la connaissance. comme on vient de le voir, inhérentes à la psychanalyse, qu'il y a des structures fondamentales, la structure de l'hystérique, la structure du phobique, la structure du névrosé obsessionnel, et qu'on serait pris dans ces structures, que nos comportements répéteraient en quelque sorte, seraient des exemplaires de ces structures qui fonctionneraient à nouveau comme des essences déterminantes.

Toujours le déterminisme qui est derrière, toujours le matérialisme et le déterminisme qui sont derrière. Quatrième conséquence, et là on va rentrer dans les concepts fondamentaux de l'existentialisme sartrien. Et ça c'est amusant parce qu'on va voir des concepts philosophiques un peu jargonnants, mais ce qui est amusant c'est qu'on va voir combien ils sont compréhensibles et d'une certaine manière justifiés. C'est ça qui est plutôt intéressant. Notamment le titre du grand livre de Jean-Paul Sartre, L'être et le néant que veut dire ce titre ?

C'est la quatrième conséquence de la proposition fondatrice, L'existence précède l'essence La quatrième conséquence, c'est que s'il n'y a pas de nature humaine, s'il n'y a pas d'essence de l'homme, ni de la femme, ni de l'Africain, ni du Juif, ni du Chinois, etc., s'il n'y a pas d'essence qui précède notre existence, alors l'être humain est néant. Il est non-être. Ça veut dire quoi ? Eh bien, ça veut dire que les choses sont ce qu'elles sont. Elles sont identiques à elles-mêmes.

Elles sont, comme dit Sartre, des gros pleins d'êtres. Les choses sont ce qu'elles sont. Elles sont conformes au principe d'identité.

En revanche, l'être humain n'est jamais ce qu'il est. Il est toujours dédoublé par rapport à lui-même. Il n'est jamais en adéquation par rapport à lui-même.

Il n'est jamais identique à lui-même, curieusement. Il contredit en permanence le principe d'identité. Qu'est-ce que ça signifie ? Et vous allez voir apparaître ce que Sartre appelle le néant.

Eh bien, si nous faisons une phénoménologie, c'est-à-dire une analyse descriptive, sans apporter des instruments de l'extérieur, sans rajouter des choses, sans projeter, comme disent les psychanalystes, sur l'objet qu'on analyse, si nous analysons le phénomène de la conscience de soi, j'analyse le phénomène de la conscience de soi. Regardez par exemple l'expérience de la confession. Qu'on soit croyant ou pas, peu importe, quand on se confesse et qu'on dit, eh bien voilà, je suis désolé, je suis comme ça, je suis gourmand, je suis menteur, je suis vaniteux, je suis ceci, je suis cela.

Confesse, lorsque j'étais petit, pour le peu que j'y sois allé, on donnait, pour faciliter les choses, on donnait une liste de péchés, comme ça on pouvait plus aisément dire aux curés, aux prêtres, tout ce qu'on avait fait de mal. Je trouvais ça toujours très drôle parce que ça voulait dire que c'était préformé, on avait tous les mêmes, on n'avait qu'à choisir. J'ai péché, j'étais menteur, j'étais gourmand. C'était très drôle. Mais quand on dit ça, quand on analyse le phénomène de la confession, on s'aperçoit qu'il y a un moi-sujet et un moi-objet.

Il y a le moi-je, le moi-sujet qui dit j'ai été ceci ou cela. Ça c'est moi qui parle de moi. Et c'est le moi-sujet qui parle d'un autre moi qu'il prend comme objet.

Et dans ce dédoublement, on s'aperçoit que le moi qui dit je suis gourmand, lui il n'est pas gourmand. C'est pas... Lui, il est au-delà. D'ailleurs, il a la liberté, du coup, de refuser le célèbre pot de confiture de trop. Et donc, ce moi-sujet qui parle du moi-objet et qui dit, voilà, je suis gourmand, je suis menteur, je suis ceci, cela, il est en décalage avec lui.

Il n'est pas, n'est pas, voilà le néant, je ne suis pas le moi-objet. En tout cas, je ne le suis pas entièrement. Je suis à distance de lui. C'est ce que Merleau-Ponty appellera l'écart, l'excès.

Je suis en excès par rapport à moi-même. La pierre, elle n'est pas en excès par rapport à elle-même. Le caillou, il est ce qu'il est. Il est un gros plein d'êtres.

C'est ça que ça veut dire. Il n'y a pas de trou, si je puis dire. Il y a un trou entre moi et moi.

Il y a une distance et cette distance, c'est ce que Sartre appelle le néant. L'être, c'est les choses. Le néant, c'est l'homme.

Je ne suis pas absolument en coïncidence avec moi-même. Évidemment que je suis aussi en coïncidence avec moi-même. J'essaye d'ailleurs d'être en harmonie avec moi-même.

C'est ce qu'on appelle l'honnêteté d'une certaine manière, l'authenticité, la sincérité. mais je suis en décalage par rapport à moi, je ne suis pas le moi objet. Et ce ne pas, encore une fois, ce dédoublement qu'on peut analyser dans le phénomène de la conscience de soi, eh bien ce dédoublement, c'est le lieu même du néant, c'est l'écart, c'est la différence.

Et c'est ça qui fait, encore une fois, que les choses sont des gros pleins d'êtres et que l'être humain, lui, il y a en lui quelque chose comme de l'excès, comme de l'écart, comme du néant. Et ce néant, évidemment, cette transcendance de moi par rapport à moi. écart, excès, transcendance, c'est la liberté même. C'est la liberté même, c'est le lieu de la liberté, c'est ce qui me permet de ne pas être ce que je suis.

C'est aussi le lieu du projet, d'être en avant. par rapport à moi-même et donc il y a là évidemment dans cette phénoménologie de la conscience de soi. Voilà pourquoi je reviens à la petite phrase tout à l'heure quand Sartre dit dans l'existentialisme nous partons de l'idée que l'existence précède l'essence, c'est à dire qu'il faut partir de la subjectivité.

Vous comprenez maintenant cette phrase, c'est ça que ça veut dire. Partir de la subjectivité ça veut dire partir de cette phénoménologie de la conscience de soi, c'est à dire cette phénoménologie du néant, du ne pas être soi-même, cette phénoménologie de l'excès, de l'écart.... de la transcendance, de la liberté du projet. Voilà des termes qui sont pratiquement synonymes dans l'existentialisme. D'où, cinquième conséquence.

Et ça, je trouve que c'est le plus génial dans l'analyse sartrienne. Et c'est là aussi que Sartre a un gros avantage sur les philosophes purs et durs, comme Heidegger, c'est que c'est aussi un écrivain. Et c'est un romancier.

Et c'est un formidable écrivain qui va pouvoir mettre en scène les concepts. Ce sont des romans philosophiques. La Nausée, par exemple. Il met en scène des concepts, et même dans L'être et le Néant, il y a des passages. qui relève vraiment de la figure de la littérature plus que de la philosophie, où il illustre ces concepts philosophiques par des descriptions, par des portraits plus exactement.

Il y a un portrait qui est célébrissime, c'est le portrait du garçon de café, pour illustrer le concept, à mon avis, fondamental de l'existentialisme, peut-être le plus profond, le plus intelligent, le plus intéressant, qui est le concept de mauvaise foi. Qu'est-ce que c'est que la mauvaise foi ? Eh bien, la mauvaise foi, c'est l'attitude qui consiste à faire comme si...

on avait une essence qui précède l'existence. C'est donc l'attitude qui consiste à nier sa propre liberté humaine. Il y a une chanson d'Aznavour qui est absolument l'incarnation, presque mot pour mot, de ce que Sartre appelle la mauvaise foi. C'est Je me voyais déjà en haut de l'affiche et puis je n'ai pas eu de chance Alors c'est l'histoire du type qui croyait être un immense chanteur ou un immense humoriste, enfin un homme de scène, et qui pensait réussir et qui pensait... parvenir à la notoriété, à l'argent, à la réussite sociale et puis qui 20 ans après est toujours en train de courir le cacheton et qui a tout raté dans sa vie et Sartre prend exactement ce même type d'exemple dans l'être et le néant et qui va s'inventer des excuses en disant j'ai pas eu de chance, on m'a pas aidé, je suis né dans un mauvais milieu social, si j'étais né ailleurs, si...

voilà autrement dit j'ai été prisonnier de conditions d'existence qui ont joué le rôle d'une essence déterminante. Et du coup, c'est pas de ma faute. Voilà. Fondamentalement, la mauvaise foi, c'est la négation de la liberté au nom de la réinvention d'une essence sociale historique généralement. On dit, voilà, les conditions de vie dans lesquelles j'étais m'ont déterminé.

Je n'ai pas eu la liberté de réussir comme d'autres qui ont eu plus de chance que moi, qui ont été favorisés par le milieu dans lequel ils étaient nés, parce qu'ils avaient des parents, qu'ils avaient de l'argent ou que sais-je. Et donc, on s'invente une essence, une essence négatrice de la liberté. Et alors ? Ce qui est extraordinaire dans l'être néant, c'est qu'une fois qu'on...

Alors, il faut bien voir à quoi ça correspond, peut-être avant de rentrer dans la lecture de ce fameux portrait du garçon de café. Ce que Sartre vise, et ça c'est très profond, c'est l'idée que dans l'existence, dans nos existences, nous avons constamment, en vieillissant, c'est le problème de la vieillesse, nous avons constamment en vieillissant, ou en grandissant, pour parler comme Saint-Exupéry dans Le Petit Prince, quand on devient une grande personne, disons, quand on vieillit au sens où on devient grand, une grande personne, adulte. Eh bien, ce qui nous menace, c'est la mauvaise foi au sens de Sartre, c'est-à-dire que nous avons constamment, dans nos existences, la possibilité de nous identifier à des rôles préformés, des rôles sociaux, des rôles familiaux préformés. Je peux jouer, si je suis une petite fille, je peux jouer la petite fille modèle, ce que les Américains appellent la goodie-goodie, celle qui fait tout bien, qui fait l'intéressante, qui est toujours sa maman, qui répond toujours la première en classe. Je peux jouer, je ne sais pas, la mère juive.

Ça c'est une figure archétypique aussi, c'est une essence, et essayer de correspondre parfaitement à ce rôle de la mère juive. Mais je peux aussi jouer par exemple le vieux colonel à la retraite, personnage rigide mais un peu grandiose, du militaire ou du grand serviteur de l'État. Je peux jouer la femme enfant, Brigitte Bardot, je peux parler comme une petite fille alors que j'ai 30 ans.

Je peux aussi jouer par exemple... Je ne sais pas, le professeur Nimbus qui oublie toujours de fermer sa braguette, qui a oublié ses lunettes sur son siège et qui s'assait dessus, qui renverse son éprouvette quand on lui demande l'heure et qui verse le contenu de l'éprouvette sur son pantalon. Voilà, on a des rôles sociaux, il y en a évidemment mille autres, mais auxquels on peut s'identifier. Ce sont des essences, en quelque sorte, préformées par la société.

Et dans ce cas-là, quand on s'identifie, évidemment, on perd sa liberté, on devient une chose, on devient identique à soi. Et dans ce cas-là, on fait tout d'une certaine manière. pour essayer de se conformer à cette essence préformée qui existe déjà sur le marché, si je puis dire, des essences, des rôles sociaux, des rôles familiaux.

Et ça, c'est la réification. Réification, étymologiquement, ça veut dire devenir une chose. Res, en latin, c'est la chose. Et donc, c'est ce que Sartre appelle la réification.

Identifiant une essence, je deviens un gros plein d'êtres, je deviens une chose, je deviens identique à moi-même, je perds cet écart par rapport à moi-même, cette transcendance, cet excès qui est le lieu même du néant et de la liberté. Dans l'Etre et le Néant, Sartre décrit le garçon de café qui joue à être garçon de café, qui habite l'essence du garçon de café. Il a remarqué que le garçon de café fait comme ci, il fait comme ça, il a des traits caractéristiques de garçon de café, comme le coupe-papier a des traits caractéristiques de coupe-papier. Il va essayer de faire en sorte que son existence quotidienne, concrète, le moindre de ses gestes, soit en conformité parfaite.

avec l'essence du garçon de café, avec ce rôle social de garçon de café. Je lis le petit texte parce qu'il est tout à fait formidable et célébrissime évidemment. Alors en plus on imagine parfaitement Sartre, le bon bourgeois, de gauche assis au demago ou au flore, taillant son costard au garçon de café. Je laisse cet aspect de côté qui est évidemment très drôle aussi. Et là on voit très bien avec Simone de Beauvoir, moi je me souviens d'avoir croisé Sartre et Simone de Beauvoir X fois au flore ou au demago.

C'est vrai que c'était l'archétype du bourgeois de gauche du 6e arrondissement. C'était assez drôle de les voir, y compris dans les gestes. On aurait parfaitement pu faire le même portrait que Sartre fait du garçon de café du couple Sartre et Simone de Beauvoir. On aurait eu un succès formidable.

Mais regardons ce texte qui est très drôle si on le lit comme ça. Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé. Un peu trop précis, un peu trop rapide. Il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif.

Il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client. Enfin le voilà qui revient en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexive dont on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité, de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres. Sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes.

Il se donne la prestesse et la rapidité impitoyables des choses. Il joue, il s'amuse, mais à quoi joue-t-il donc ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte.

Il joue à être, être est souligné en italique. Un garçon de café. Voilà.

Et alors, pourquoi est-il un petit peu trop empressé, ce trop qui revient tout le temps dans le texte de Sartre ? Je ne vais pas faire un commentaire littéraire, mais c'est parce que, justement, il s'efforce de nier la liberté. Le trop, c'est le lieu de la mauvaise foi. Il sait très bien qu'il n'est pas que un garçon de café.

Mais du coup, il s'efforce désespérément, si je puis dire, de rejoindre son concept, d'être identique, de conformer son existence à une essence. La fin du texte, voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme. dans ce qu'il est, comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élute tout à coup sa condition.

Déborde, échappe, c'est évidemment les métaphores de la liberté, les métaphores de l'excès, les métaphores de l'écart, les métaphores du néant. Je ne suis pas garçon de café. J'ai beau jouer à l'être et faire tout ce qu'il faut pour y ressembler, je ne suis pas garçon de café.

La mauvaise foi, c'est donc la négation de la liberté. Vous voyez qu'on va là toucher... Une critique du déterminisme qui est une critique morale, pas simplement théorique. On verra une critique théorique du déterminisme chez Karl Popper, par exemple, qui dira que le déterminisme n'est pas une théorie scientifique, qu'il est non falsifiable, non réputable et que ça n'est pas une théorie scientifique.

Mais là, on voit quelque chose de différent, c'est une critique morale du déterminisme. Et là, on retrouve une idée d'ailleurs que Kant aurait pu et avait déjà défendu, dans le même sens que Sartre, c'est que d'une certaine manière, il y a derrière... nos choix philosophiques, il y a la raison pratique, c'est-à-dire qu'il y a des partis priétiques derrière nos choix philosophiques, en l'occurrence derrière le choix du déterminisme, eh bien il y a un parti pris moral en défaveur de la liberté et en faveur de la mauvaise foi, en faveur de la réification. Alors, continuons encore un petit peu dans cette même veine. Voyez le problème que ça pose.

Immense problème. Comment vieillir ? Comment vieillir, dit Rousseau, sans redevenir imbécile ?

J'adore cette phrase de Rousseau. Qu'est-ce que ça veut dire ? Exactement le même sens que Sartre.

Comment vieillir sans redevenir imbécile ? Et Rousseau ajoute dans le discours sur l'origine de l'inégalité, exactement dans le sens de Sartre, parce que devenir imbécile, ça veut dire perdre sa liberté, devenir une chose. devenir comme un animal qui a une essence à laquelle il se conforme. Eh bien, Rousseau dit ceci qui est magnifique.

Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N'est-ce point qu'il retourne ainsi dans son état primitif et que tandis que la bête qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme, reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents, tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, rend tombe ainsi. ...si plus bas que la bête même. Exactement le problème de la mauvaise foi.

Lorsqu'on perd par le vieillissement sa faculté de liberté, sa faculté d'écart par rapport à soi-même, cette faculté de perfectibilité dont parle Rousseau, c'est exactement la liberté de ça. La perfectibilité c'est la capacité de s'arracher à tous les logiciels, à toutes les essences. Au lieu que l'animal est entièrement englué dans son instinct naturel, eh bien ça pose en effet le problème...

du vieillissement, je trouve que c'est un problème extrêmement profond. Du vieillissement, non pas au sens de l'âge, au sens biologique simplement. C'est beaucoup plus la question de la grande personne qui est posée, pour parler encore une fois comme Saint-Exupéry. Comment devenir une grande personne sans s'identifier à une essence, sans perdre sa liberté, sans se réifier ?

Comment devenir une grande personne, un adulte, sans s'identifier à un rôle social, dans l'entreprise, dans son métier, dans sa vie de famille ? voilà le problème du vieillissement comment éviter quand on dit ah c'est devenu quelqu'un ça c'est vraiment devenu quelqu'un cet homme c'est devenu quelqu'un ou cette femme c'est vraiment voilà c'est quelqu'un et bien en vérité quand on dit c'est quelqu'un ça veut dire que c'est devenu une chose c'est devenu quelqu'un au sens où il a un rôle social important il est président de la république c'est quelqu'un il est ministre c'est quelqu'un voilà c'est un homme qui a créé une grande entreprise c'est quelqu'un mais une fois que vous êtes ministre une fois que vous êtes président de la république une fois que vous êtes un bourgeois un grand bourgeois qui a créé son entreprise, comment ne pas être prisonnier de ce rôle que vous avez créé vous-même ? Voilà le problème du vieillissement.

Comment ne pas s'emprisonner ? Et pareil dans la famille, il ne s'agit pas du grandiose. Comment ne pas s'emprisonner dans son rôle de mère, dans son rôle de fille, ou de fils, etc. Et donc comment éviter tous ces emprisonnements, toutes ces essences, tous ces rôles sociaux et familiaux qui menacent sans cesse la liberté humaine de réification, de nous transformer en gros plein d'êtres.

Alors... Justement ce gros plein d'êtres, c'est d'ailleurs le résultat de la mauvaise foi, le résultat de la négation de la liberté, l'acceptation du déterminisme, et bien c'est justement ce que Sartre va désigner de deux noms. Alors je vais essayer de retrouver un petit texte parce que je les trouve toujours rigolos ces textes de Sartre, parce qu'il est à la fois très méchant et en même temps très vif, puis même un peu naïf dans l'expression, surtout dans ce petit texte, c'est très direct. Alors que dit-il de cette réification ? Comment nomme-t-il l'homme de mauvaise foi ou la femme de mauvaise foi en l'occurrence ?

Eh bien, quand on parle du rôle de mère ou du rôle de fille, etc., il désigne sous deux noms, le lâche et le salaud. Il va expliquer qu'au nom de celui qui reste dans l'authenticité, c'est quoi l'authenticité ? L'authenticité, c'est le maintien de la liberté, de l'écart, c'est le maintien du néant en moi.

L'authenticité, c'est le refus de la mauvaise foi, c'est le refus de la mauvaise foi. d'adhérer à une naissance comme le garçon de café qui joue à être garçon de café. Et donc, au nom de cette liberté que j'ai gardée, je vais, dis ça, pouvoir porter des jugements de valeur. Pour ça, je disais que c'est une critique morale du déterminisme.

Sur ceux qui ont renié leur liberté, eh bien, ceux qui ont renié leur liberté, ceux qui acceptent la réification en pleine connaissance de cause du fait qu'il n'y a pas de réification, qu'en vérité, le garçon de café n'est pas un garçon de café, il y a un reste, eh bien, c'est un lâche ou un salaud. Voilà cette fameuse catégorie morale du salaud dont Sartre usera et abusera à l'égard de tous ses contemporains ou presque, en tout cas tous ceux qu'il considérait comme des bourgeois. Cette figure du bourgeois, le bourgeois c'est le gros plein d'êtres, dit Sartre, c'est le salaud par excellence. Le garçon de café est un lâche, le bourgeois est un salaud.

Voyez le texte, ainsi au nom de cette volonté de liberté, impliquée par la liberté elle-même, donc que l'homme authentique a conservé, je puis former des jugements sur ceux qui visent à se cacher la totale gratuité de leur existence et sa totale liberté. Les uns qui se cacheront par esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai des lâches. Les autres qui essaieront de montrer que leur existence était nécessaire, alors qu'elle est la contingence même de l'apparition de l'homme sur la terre, je les appellerai des salauds. Mais lâches ou salauds ne peuvent être jugés que sur le plan de la stricte authenticité.

Voilà cette idée que celui qui garde la liberté va pouvoir juger les autres et les traiter de lâches et de salauds lorsqu'ils renient, chacun à sa façon, on a vu les deux façons de le faire, leur liberté fondamentale. J'ajoute une petite chose qui est quelque part dans l'Etre et le Néant, mais je ne me souviens plus où, mais il me semble que Sartre dit ça aussi, en tout cas s'il ne le dit pas, il pourrait le dire et même il devrait le dire, c'est qu'il ne faut pas confondre pour autant la liberté et l'ironie. Qu'est-ce que c'est que l'ironie ?

Alors il y a plusieurs visages de l'ironie. Il y a des très jolis textes de Hegel sur l'ironie dans la phénoménologie de l'esprit. Il y a des textes de Nietzsche très beaux aussi sur l'ironie socratique.

Chez Hegel c'est plutôt l'ironie romantique qui est visée. Mais peu importe, l'ironie c'est toujours un faux dédoublement d'avec soi-même. Par exemple dans ce que Nietzsche appelle l'ironie socratique. De quoi s'agit-il ? Il s'agit dans les dialogues de Platon du fait que Socrate fait semblant de ne pas savoir.

Il fait semblant d'être au même niveau que l'élève et il lui pose des questions qui sont des questions faussement naïves. Un peu comme le professeur de philosophie avec ses élèves procède en posant des questions faussement naïves. Il sait très bien, je ne sais pas, quand il fait un cours sur l'inconscient par exemple, il va demander à un de ses élèves, alors est-ce que tu es toujours...

conscient de ce que tu fais alors l'élève va dire oui oui je suis toujours conscient de ce que je fais alors le professeur va pousser plus loin en disant mais par exemple est ce que ça ne t'est jamais arrivé de commettre un acte manqué est ce que tu sais ce que c'est qu'un acte manqué etc donc il va lui poser des questions qui sont des questions faussement naïve alors qu'en vérité il sait très bien où il va il sait très bien la réponse il a envie que l'élève finisse par comprendre que en effet dans certains cas de figure il a été déterminé par son inconscient pour aller vite bon eh bien l'ironie c'est donc un faux décalage avec soi même Et je pense que ça c'est une idée très profonde si on réfléchit à ce que c'est que la mauvaise foi. Le double de la mauvaise foi c'est l'ironie. C'est-à-dire qu'au fond on fait semblant dans l'ironie de ne pas être ce qu'on est.

Mais c'est un faux écart, c'est pas un vrai écart. C'est un écart qu'on se donne trop facilement. On joue à ne pas être ce qu'on est à nouveau, c'est un jeu. Et donc c'est un excès qui n'est pas un véritable excès. On n'est pas véritablement distant de soi-même.

Pour être véritablement libre... Il faut accepter l'historicité, c'est-à-dire qu'il faut accepter ce sentiment que Proust ou Bergson décriront si bien, c'est-à-dire ce sentiment de l'irréversible du temps, ce sentiment du temps irrémédiablement perdu, le sentiment qu'on est plus qu'on a été. Voilà la vraie liberté, le sentiment qu'on est à l'écart de ce qu'on a été. Grandir, devenir une grande personne, c'est ça. C'est accepter cet écart dans le temps avec nous-mêmes.

C'est accepter l'idée que dans nos vies, il y a de l'irrémédiablement passé. et qu'on est vraiment en écart par rapport à soi-même dans le temps, beaucoup plus que dans le présent, quand on joue à être ironique, à ne pas être soi-même, dans l'humour par exemple. Mais surtout l'ironique est une forme d'humour assez désagréable finalement, parce que l'ironie n'est pas un humour sympathique, c'est pas un humour qui fait peut-être l'auto-ironie, c'est plus sympathique déjà. Mais l'ironie socratique, Nietzsche a raison en un sens, c'est quelque chose d'assez facile et d'assez déplaisant.

Je ne parle pas du prof qui fait son métier. mais de cette ironie où on se donne à bon compte un écart, une liberté qui n'est pas une vraie liberté. La vraie liberté, c'est vraiment de se mettre soi-même à l'écart de soi et d'accepter d'être réellement différent de soi, notamment dans l'histoire où, en effet, on a des irréversibles. Alors, je continue. Une dernière conséquence dans les concepts sartriens, la nausée, évidemment.

Si on accepte que l'existence humaine est libre, si on accepte que l'existence précède l'essence, si on accepte que par conséquent, car c'est... la même chose. Il n'y a pas de déterminisme ni historique ni biologique, il n'y a que des situations, mais pas de détermination, et bien pas de déterminisme qui fait qu'on est nécessairement ceci ou cela, comme le salaud qui dit, ben voilà, je suis nécessairement ceci, je suis nécessairement un bourgeois, chef d'entreprise qui exploite ses ouvriers. Enfin, c'est les exemples que prend Sartre, ça n'est évidemment pas ce que je pense, mais je parle ici comme Sartre parle parfois.

Et bien, dans ce cas-là, Le monde est contingent, mon existence est contingente, mon histoire est contingente. La nausée, c'est ce sentiment de la contingence. Je lis le petit texte de Sartre, justement, dans La nausée, où il définit ce sentiment de la nausée. Tout est gratuit, le jardin, cette ville et moi-même.

Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter. Voilà la nausée. La nausée, c'est le sentiment de la contingence du monde.

C'est le sentiment... de la liberté c'est le sentiment des possibles au fond et la nausée c'est le sentiment des possibles les choses pourraient être autrement Mais si on pousse à l'extrême, la nausée c'est le sentiment que le monde pourrait ne pas être à la limite. Les choses pourraient être autrement qu'elles ne sont, ma vie pourrait être autrement qu'elle n'est, ma vie future pourra être autrement qu'elle n'est, la vraie vie est peut-être ailleurs et peut-être que je changerai de vie, de métier, de mari, de femme, etc. Eh bien, le monde est donc contingent au point qu'il pourrait ne pas être.

Si je n'enracine pas l'existence du monde, mon existence dans un Dieu créateur qui garantit pour toujours l'éternité du monde, je m'aperçois que le monde est flottant. Et lorsque je prends conscience de ce flottement, c'est la nausée, dit Sartre. J'avais déjà montré à propos de Heidegger et de Schopenhauer comment ce concept sartrien de nausée avait son équivalent chez Schopenhauer quand Schopenhauer distingue entre l'étonnement philosophique et l'étonnement scientifique. L'étonnement scientifique, c'est l'étonnement qui porte sur des phénomènes intramondains, des phénomènes, des événements dans le monde.

On se demande pourquoi il y a une éclipse de soleil, et puis on va essayer de chercher les causes de cette éclipse. On se demande pourquoi telle ou telle personne a telle ou telle maladie, un cancer ou que sais-je, et on va essayer de chercher les causes de cette maladie. Et donc on s'étonne de tel ou tel phénomène, mais à l'intérieur du monde, on ne s'étonne pas de l'existence même du monde.

du il y a le monde ce que Heidegger appelle l'être, le fait même qu'il y ait du monde. L'étonnement philosophique, il va être lié chez Schopenhauer, on s'en souvient, à l'idée que quand je remonte de cause en cause avec le travail scientifique, à un moment donné, j'arrive à du sans cause, soit une cause première qui n'a pas de cause, soit simplement du sans cause tout court, c'est-à-dire, on sait que toute explication historique, scientifique, se perd dans les sables, on ne trouve jamais... Le premier événement de l'histoire, ça n'a pas de sens. On ne trouve jamais l'équivalent du Big Bang. D'ailleurs, dans les théories du Big Bang, on se demande toujours ce qu'il y avait avant. Et donc, on tombe toujours sur le sans-cause.

Et là, on tombe dans ce que Schopenhauer appelle l'étonnement philosophique, dans ce que Heidegger appellera l'angoisse. C'est vraiment la même chose, c'est le même sentiment. C'est-à-dire ce sentiment de la contingence globale du monde.

Le monde pourrait ne pas être. Alors, dans la perspective sartrienne, il y a une autre filiation qui est intéressante, c'est celle de Husserl. C'est la même idée que chez Schopenhauer, c'est la même idée que chez Sartre avec la nausée ou que chez Heidegger avec l'angoisse. C'est le sentiment de la possibilité de la non-existence du monde, donc le sentiment de la contingence du monde.

Chez Husserl, ça prend une forme différente et qui est importante dans la phénoménologie de Sartre, mais aussi de Merleau-Ponty. C'est ce que Husserl appelle les profils et les horizons, abschattung en allemand. C'est l'idée que ce sera repris dans la psychologie de la forme, dans la théorie de la forme, dans la Gestalt-théorie, dans une psychologie de... de Guillaume, de Keuler, de gens comme ça, qui a eu une importance très grande dans la psychologie expérimentale des années 50, en particulier avec des grandes discussions avec d'autres psychologues comme Jean Piaget, qui s'opposaient à la théorie de la forme.

Que disait la théorie de la forme ? Que disait Husserl ? Tout ça vient de la phénoménologie de Husserl.

C'est l'idée que nous ne percevons jamais les choses que sur un fond. Il y a toujours un horizon, un fond, qui est caché derrière les choses que nous voyons. Je vois toujours le canapé sur le fond du mur qui est derrière.

Mais si je réfléchis, je vois toujours les fonds eux-mêmes sous un autre fond. C'est l'expérience de l'horizon quand on est en bateau. L'horizon s'éloigne constamment. Il y a toujours un horizon derrière l'horizon. Il y a toujours un fond derrière le fond.

Et quand je remonte d'horizon en horizon, de fond en fond, je m'aperçois derrière qu'il y a justement ce que Schopenhauer déjà appelle le sans fond. Il y a toujours derrière le visible de l'invisible. Pour faire comprendre ça à ses étudiants, on dit que Husserl prenait un exemple qui était l'exemple du cube.

Il montrait à ses étudiants un cube. Et il leur disait, voyez, est-ce que vous voyez le cube ? Alors les étudiants disaient, oui, nous voyons le cube.

Et Husserl leur disait, non, vous ne voyez pas le cube, parce que vous ne voyez jamais que trois faces du cube. Il y a toujours trois faces du cube que vous ne voyez pas. Ça voulait métaphoriquement dire ceci, c'est ce que reprendra Merleau-Ponty dans un texte très célèbre, le visible et l'invisible, justement.

Eh bien, c'est que derrière tout fondement, il y a toujours du sans-fond, que derrière toute chaîne de causalité, il y a toujours... du non causal, si je puis dire, de l'irrationnel, du non rationnel, et que derrière tout visible, il y a toujours du visible. Derrière tout conscient, il y a toujours de l'inconscient. Derrière le sommet de l'iceberg, ou dessous, en l'occurrence, il y a toujours les profondeurs de l'iceberg, il y a toujours la partie immergée de l'iceberg.

Et bien là, on voit en effet comment cette nausée de Sartre, c'est exactement ce sentiment de sans fond que la notion d'horizon chez Husserl essaye, elle aussi, de faire comprendre. On retrouvera des idées très semblables dans la philosophie de l'époque, alors chez des pensers moins philosophes que Sartre, moins techniquement philosophes que Sartre, comme Camus, la notion d'absurde, cette espèce de gratuité du geste, dans La Peste ou dans L'Étranger, ou chez Gide, l'indéterminisme chez Gide, dans les Caves du Vatican. Si Kant par exemple, on a cette idée qui traverse toute la philosophie de cette époque, tout l'existentialisme et toute la phénoménologie de cette époque, qu'on appelle ça étonnement avec Schopenhauer, qu'on appelle ça angoisse ou ennui avec Heidegger, qu'on appelle ça nausée avec Sartre, qu'on appelle ça absurde avec Camus, on a ce sentiment de la non-nécessité du monde, de la contingence du monde, de la possibilité de la non-existence du monde.

Pourquoi ? Parce qu'on est sorti de cette métaphysique chrétienne, de cette métaphysique tout court, qui voulait à tout prix enraciner l'existence du monde et l'existence des hommes, dans une essence fondée elle-même dans un Dieu qui garantissait l'éternité et l'immutabilité, en quelque sorte, non seulement du monde, mais de nos destinées. C'est tout cela qui explose, évidemment. avec l'existentialisme. Chez Husserl, par exemple, la métaphore du cube, c'était une métaphore anti-hégélienne, c'est une métaphore qui voulait dire, contre l'hégélianisme, il n'y a pas de savoir absolu possible.

Mais aussi bien contre le christianisme, il n'y a pas d'être omniscient possible. Toute vérité, toute transparence a une part d'ombre. C'est ça que ça veut dire. Et on entre désormais, avec cette philosophie contemporaine, dans une philosophie qui n'est plus une philosophie de l'absolu, mais une philosophie de la relativité des choses et de la relativité humaine. Alors j'ai déjà évoqué au passage le fait que Sartre, sans s'en apercevoir, reprenait cette définition de la liberté comme arrachement à tous les codes, comme émancipation par rapport à tous les rôles, à toutes les essences, quelles qu'elles soient.

J'ai déjà évoqué comment Sartre, sans s'en apercevoir, reprenait en vérité trois grandes figures de la tradition philosophique, le mythe de Protagoras chez Platon, le discours de la dignité humaine chez Pic de la Mirandole, et puis... le discours sur l'origine de l'inégalité de Rousseau avec ses prolongements chez Kant et chez Fichte. Je n'y reviens pas, j'ai développé cette tradition déjà existentialiste, déjà convaincue que l'existence précède l'essence et qu'il n'y a pas de nature humaine, que l'être humain est néant. Fichte dit, un disciple de Rousseau et de Kant, Fichte dit très clairement, l'animal est dès le départ tout ce qu'il est, seul l'homme originairement n'est rien, rien, dit-il. Et ça pourrait être exactement une phrase de Sartre, c'est Philonenko qui avait très bien...

un grand commentateur de Fichte et de Rousseau et de Kant et de Sartre d'ailleurs qui avait montré ça, je ne reviens pas à cette filiation, je l'ai déjà indiqué dans le CD, dans l'exposé consacré à la naissance de l'humanisme. Je n'y reviens pas, mais en revanche, donc je ne reviens pas à ce qu'il y a en amont de Sartre, en revanche, je voudrais dire quand même quelques mots de la tradition féministe que Sartre et Simone de Beauvoir vont ouvrir. Je voudrais en dire quelques mots parce qu'on va en effet à partir de l'existentialisme sartrien, Voir se mettre en place deux féminismes, un féminisme républicain à la française, un féminisme égalitariste, je l'ai déjà suggéré tout à l'heure, qui considère que les femmes sont des hommes comme les autres. Et puis au contraire, aux États-Unis surtout, on verra un féminisme différentialiste s'installer, un féminisme qui reposera sur la conviction qu'il existe bien des valeurs féminines, une différence entre les hommes et les femmes. et que ces valeurs sont positives, elles ont été en quelque sorte dominées dans l'histoire du patriarcat, dans l'histoire de l'humanité dominée par les hommes, par les mâles, mais le féminisme sera l'émancipation de ces valeurs féminines, l'émancipation des femmes qui vont enrichir la cité et qui vont en effet lui apporter quelque chose de neuf après cette domination à la fois rationaliste, sèche, intellectualiste, dualiste, etc. qui a tyrannisé les animaux, la nature, mais aussi les femmes.

au passage, ou l'inverse, les femmes, mais aussi au passage, la nature et les animaux, peu importe comment on formule les choses. Dans l'écoféminisme, ce qu'on appelle l'écoféminisme aux États-Unis, on a affaire à un féminisme différentialiste. D'ailleurs, un féminisme qui s'est traduit, le droit à la différence s'est traduit par une différence des droits, très souvent il s'est traduit par des exigences de la parité, de la discrimination positive, de l'affirmative action, c'est-à-dire pour rattraper, en quelque sorte, la domination des hommes sur les femmes et les effets...

d'aliénation de cette domination, on a instauré des politiques dans cette perspective-là de discrimination positive, alors que dans le féminisme républicain, représenté aujourd'hui par exemple en France par Madame Badinter, par Elisabeth Badinter, on est très hostile à la parité, très hostile à l'affirmative action, très hostile à la discrimination positive. Pourquoi ? Deux textes très significatifs.

Un texte d'une dame dans un petit livre. Moi j'avais publié un article dans un livre dirigé par Elisabeth Badinter contre la parité, qui s'appelle Le piège de la parité. Un petit livre contre la discrimination positive, c'est-à-dire contre les quotas.

réservé aux femmes. L'idée que les femmes seraient en quelque sorte handicapées et qu'il faudrait pour rattraper ce handicap installer des quotas durables, les installer dans la loi sur la parité, la loi sur les quotas. Et donc Elisabeth Badinter qui était très hostile à cette discrimination positive m'a demandé de participer et j'avais travaillé là dessus sur les valeurs féminines et trouvé un Le texte d'une dame qui s'appelle Anne de Kervasdoué, qui avait publié d'ailleurs ce texte dans un petit livre au titre évocateur Les femmes ne sont pas des hommes comme les autres C'est pour ça que je cite ce texte, donc très anti-Badinter, très anti-Simone de Beauvoir et Sartre. Et que dit cette dame, qui a d'ailleurs publié ce petit livre avec une autre femme, que d'ailleurs je connais et que j'aime beaucoup par ailleurs, Jeannine Mossus-Laveau, qui est une politologue française, qui a beaucoup écrit sur la question des femmes justement, que dit-elle ?

Sur ces valeurs féminines, alors tenez-vous bien parce qu'il faut quand même se cramponner, les valeurs masculines se construisent autour de la performance, de l'efficacité, parfois même du cynisme. Je ne crois pas qu'elles seront en mesure d'apporter une réponse aux questions que la société se pose aujourd'hui. La femme, la femme comme s'il n'y en avait qu'une du coup, puisqu'il y a une essence, on a des exemplaires après. La femme, comme on dit, l'africain est joueur, il y a la femme. Et bien la femme tient un discours plus humain, fait de compassion, de solidarité, d'aide.

Ce sont les femmes, là on les remet quand même au pluriel, mais enfin c'est les femmes comme genre, si je puis dire, comme espèce. Ce sont les femmes qui s'occupent des enfants, des malades et des agonisants. Ce sont les femmes aujourd'hui âgées de 50 ou 60 ans qui s'occupent exclusivement de leurs vieux parents ou beaux-parents. Ah, si elle savait comme je m'occupe de ma maman, elle rougirait de ce qu'elle écrit, cette dame. Mais enfin, je continue à lire.

Ce sont les femmes aujourd'hui, donc exclusivement, pas les hommes du tout, qui s'occupent de leurs chers vieux-parents ou beaux-parents. Les femmes savent ce qu'est la souffrance, la détresse ou tout simplement la fragilité. Les hommes, et surtout les hommes politiques, en sont incapables. Incapables, c'est par nature, vous voyez. Là, je pourrais multiplier, mais je ne plaisante pas, je pourrais multiplier par 10 000 les textes de ce type si je regarde la littérature éco-féministe ou même simplement féministe américaine.

Alors, dans mon livre Le Nouvel Ordre écologique, j'en avais cité de nombreux passages. Au début, je croyais que c'était des blagues et puis non, c'est vraiment comme ça que c'est dit. Et notamment un petit passage contre Simone de Beauvoir, passage d'une très grande féministe américaine qui s'appelle Val Plumoud, qui est une...

une disciple d'une autre grande figure du féminisme américain, Marie Medgly, et qui écrit ceci contre Simone de Beauvoir, tout à fait dans le même style que Anne de Kervadoué, enfin quand même un tout petit peu plus sophistiquée, mais il faut dire que ce n'est pas intégralement difficile. Pour Simone de Beauvoir, la femme doit devenir pleinement humaine sur le même mode que l'homme, en le rejoignant dans le projet de se distancier de la nature, de la transcender et de la contrôler. Vous voyez, en effet, c'est vrai, la femme est l'égale de l'homme, pour Simone de Beauvoir, elle est l'égale de l'homme, pourquoi ? Parce qu'elle est capable, contrairement à l'animal, de s'arracher à la nature.

Vous voyez que là, on est dans la perspective d'écoféministe qui considère évidemment que s'arracher à la nature, c'est mal. C'est faire violence à la nature, et que la liberté, c'est pas ça. La liberté, c'est au contraire d'être en harmonie avec sa nature. Vous voyez, la différence des perspectives qui est totale. Alors, je continue le petit texte de Val Plumaud.

Elle oppose ainsi la transcendance mâle. En fait, c'est pas mal, c'est humain, dirait Simone de Beauvoir, c'est pas uniquement masculin, c'est l'être humain. Mais enfin, bon, là on commence à tirer les draps pour essayer d'enfermer l'adversaire. Elle oppose ainsi la transcendance mâle, masculine ça veut dire, et la conquête de la nature qui en découle, à l'immanence de la femme identifiée à la nature et au corps dans lesquels elle est immergée passivement. Entre parenthèses, c'est pas du tout ce que dit Simone de Beauvoir, au contraire, elle dit la femme est un homme comme les autres, donc elle s'arrache de la nature comme les autres.

Pour accéder à la pleine humanité, la femme doit donc entrer dans la sphère supérieure de l'esprit pour dominer et transcender la nature. Mais oui, c'est bien ce que dit Simone de Beauvoir. Sur le plan physique, elle doit accéder à la sphère de la liberté et du contrôle au lieu d'être immergée de manière aveugle dans la nature et l'incontrôlable.

La femme devient donc pleinement humaine en étant absorbée dans la sphère masculine de la liberté. Je ne vois pas pourquoi la liberté serait masculine pour Simone de Beauvoir. Elle n'est pas masculine. Au contraire, tout son travail, c'est de dire qu'elle est humaine. et pas masculine, c'est ça son féminisme justement, et de la transcendance conceptualisée dans les termes du chauvinisme humain, du chauvinisme masculin, du chauvinisme mâle.

Bon, on voit là, je ne développe pas, ce qui est intéressant c'est que Derrida, Jacques Derrida sera complètement du côté de la parité, du droit à la différence, et de la différence des droits du coup, puisque le droit à la différence des valeurs féminines se transformera dans la parité en différence des droits, il y aura des quotas réservés aux femmes dans certaines... administrations, dans la politique ou à l'université, pourquoi pas. Et puis au contraire, dans la tradition qui est celle de l'existentialisme, pour les raisons que vous comprenez maintenant, parce qu'il n'y a pas de nature humaine, parce qu'il n'y a pas plus d'essence de la femme que d'essence du noir ou du juif, eh bien au contraire on ne peut pas faire une politique paritariste.

Et donc pour les féministes républicaines et existentialistes comme Simone de Beauvoir, la parité est la pire insulte qu'on puisse adresser aux femmes. C'est les considérer comme des handicapés. Comme s'il y avait une essence des femmes qui devait être aidée et comme si on allait fabriquer du coup des femmes quotas. Et en plus évidemment c'est féministe, existentialiste et républicaine à l'image de Simone de Beauvoir parce qu'en plus c'est la dernière ruse des hommes pour leur voler une victoire. On n'a pas besoin qu'on nous tienne la porte disent-elles.

Merci. On est capable, si on veut être député ou si on veut être homme politique comme les autres, je fais exprès le jeu de mots sur l'homme, la femme est un homme comme les autres, eh bien on n'a pas besoin qu'on nous tienne la porte, on n'a pas besoin d'une politique de quota pour y arriver. Et de toute façon, si jamais on fait une politique de quota, il faut qu'elle ne soit qu'un moratoire. C'est-à-dire une politique provisoire, peut-être pour réparer des choses qui doivent être réparées, mais ça ne peut être que provisoire, sinon ça veut dire qu'on assimile...

Le fait d'être une femme, la féminité a un handicap, ce qui est évidemment une insulte, quelque chose d'absolument insupportable. Mais on voit, bon, vous comprenez à travers ce que je dis, évidemment, quel est mon parti pris. Je suis du côté de Sartre et de Simone de Beauvoir et d'Elisabeth Beninter. Mais ce qui est intéressant, indépendamment de mon jugement à moi, qui n'a pas d'importance, c'est de voir qu'on a là deux traditions féministes complètement différentes. Une tradition qui dira, les femmes sont immergées dans leur nature, elles sont immergées dans les valeurs féminines, elles sont immanentes.

Elles sont beaucoup plus corporelles que les hommes parce qu'elles ont des enfants, beaucoup plus sensibles, beaucoup plus douces. Et alors le grand risque de ce féminisme-là, évidemment, c'est de reconduire tous les clichés du machisme. Les femmes, c'est pas l'intelligence, c'est la douceur, c'est pas l'intellect, l'abstraction, c'est la famille, les vieux et les malades et les agonisants, comme Diane de Kervas-Douay.

Ça c'est le grand risque, c'est que paradoxalement ce féminisme-là reconduit, mais en inversant les signes, on met du plus là où il y avait du moins, mais tous les clichés du machisme traditionnel. Et il y a là évidemment un très grand risque, mais on voit comment ça s'appuie sur une philosophie de la différence, comment Jacques Derrida peut très bien se reconnaître dans ce féminisme-là, tandis qu'évidemment Sartre et Simone de Beauvoir sont dans un féminisme de type républicain qui incite à la transcendance et qui dit voilà, la femme étant un homme comme les autres, elle est transcendante, elle est libre par rapport à toutes les catégories sexistes dans lesquelles on prétend l'enfermer. La femme n'est pas obligée d'avoir des enfants, la femme n'est pas obligée de vivre à l'intérieur, dans la vie privée....

La femme n'est pas obligée de porter la burqa, etc. La femme n'est pas obligée d'être enfermée. La femme transcende toutes les catégories dans lesquelles on veut l'enfermer.

Et au fond, ce sexisme des valeurs féminines ne vaut pas plus cher que le racisme. Quand on dit la femme est douce, l'homme est violent, c'est aussi raciste que de dire l'Africain est joueur ou l'Arabe est fourbe. C'est exactement du même ordre.

On enferme les individus dans une catégorie, dans une essence, et on les prive ainsi de leur liberté. Deux petites conclusions. La première sur la célébrissime proposition, alors personne ne sait exactement qui l'a prononcée, Mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron Qu'est-ce qui fait, pour poser la question clairement, que Sartre se soit aussi souvent trompé, qu'il était un compagnon de route de l'URSS de manière folle ?

qu'il ait rendu visite à Andreas Bader dans sa cellule, qu'il ait apporté son soutien à la bande à Bader, qui était quand même une bande de terroristes fous qui ont commis des assassinats absolument épouvantables en Allemagne, qu'il ait déclaré, comme je le disais tout à l'heure, que la liberté de critique en URSS est totale, qu'il ait déclaré contre Raymond Aron que les anticommunistes étaient des chiens, bref, qu'il ait défendu évidemment l'Albanie. Enfin, il y a une très jolie parodie dans un livre que j'aime beaucoup qui s'appelle La farce des choses que Sartre et Simone de Beauvoir avaient détesté, qui avait été écrit par Rambeau et Burnier, et qui parlait d'un voyage de Sartre et de Simone de Beauvoir en avanie populaire. Évidemment, c'était une plaisanterie, c'était une blague de potache, mais qui était magnifique. Et c'est vrai que Sartre et Simone de Beauvoir avaient, paraît-il, très mal pris ce texte, mais qui posait une grande question. Comment un homme aussi intelligent, une femme aussi intelligente, ont-ils pu être les compagnons de route, les complices, au fond, objectifs, de toutes les horreurs du siècle, ou presque toutes, pas le nazisme, mais enfin, toutes celles qui pouvaient être...

se réclamer de la gauche en tout cas. Il y a là un vrai problème et je pense que si on veut trouver la solution à cette question, qui plus généralement est comment se fait-il que les plus grands intellectuels au XXe siècle se soient engagés soit dans le nazisme comme Heidegger, soit dans le stalinisme comme Sartre, et beaucoup d'autres, beaucoup d'autres, presque tous. Presque tous les grands intellectuels ont été engagés à l'extrême droite ou à l'extrême gauche, à un moment ou à un autre.

Pratiquement le seul, mais qui n'est pas un grand philosophe, mais qui ne se soit pas engagé dans les extrêmes, c'est Raymond Aron.... Mais ce n'est pas spécifiquement un philosophe, c'est un sociologue de grand talent, mais ce n'est pas un philosophe à proprement parler. C'est quelque chose de très profond, je crois, c'est qu'il y a en quelque sorte, ce que Max Weber disait, deux figures de l'éthique.

Il y a l'éthique de la conviction, l'éthique de la conviction c'est qu'on a des principes, et au nom de ces principes on refuse le réel, on critique le réel. Fiat justitia periat mundus, dit l'éthique de la conviction. Il faut que justice se fasse, le monde dut-il en périr ?

Et puis il y a l'éthique de la responsabilité qui est une éthique qui a des principes mais qui essaye de tenir compte de la réalité pour les appliquer et qui du coup passe des compromis avec la réalité. Mieux vaut, je ne sais pas, sauver 100 personnes si on en fait mourir 100 autres plutôt que de faire mourir les 200. Voilà l'éthique de la responsabilité, l'éthique de la conviction dit non, je ne toucherai pas à ce sujet-là. Il laisse mourir les 200. L'éthique de la responsabilité, c'est celui qui en sauve 100 et il en fait hélas mourir 100. Il choisit, comme dit Max Weber, entre les antinomies de l'action historique. Ce que veut dire Max Weber, c'est que toute décision, par exemple militaire pendant la guerre, est tragique.

On prend toujours des décisions qui sont terrifiantes, qui sont mauvaises. Mais il vaut mieux quand même prendre la décision de sauver 100 personnes si j'en fais tuer 100, plutôt que de ne prendre aucune décision et qu'il y en ait 200 qui meurent. Voilà la différence entre l'éthique de la responsabilité qui prend la décision terrible. Et l'éthique de la conviction qui ne prend pas la décision, qui garde ses principes, mais qui fait mourir quand même parce qu'elle n'a pas pris de décision les 200 personnes. Eh bien, les intellectuels français globalement se sont enfermés beaucoup dans l'éthique de la conviction.

Et comme cette éthique de la conviction était une éthique, on l'a vu tout à l'heure chez Sartre qui disait grâce à ma liberté, je peux critiquer Eh bien, critiquer son temps lorsqu'on vit en démocratie, c'est critiquer la démocratie. Voilà le paradoxe de l'intellectuel critique en démocratie. L'intellectuel critique, et Sartre en est l'archétype, le modèle absolu. C'est celui qui exerce la critique par rapport à ce que Hegel appelait la positivité de son temps.

Positivité au sens où on parle du droit positif, c'est-à-dire la réalité de son temps, la réalité sociale et politique de son temps. Eh bien si l'intellectuel pour exister doit toujours critiquer, au nom de l'étude de la conviction pardon, s'il doit toujours être critique, mais si son temps c'est la démocratie. De Gaulle par exemple, qui est un vrai républicain malgré tout ce que Sartre peut lui reprocher, eh bien l'intellectuel critique, pour continuer la critique, doit se faire critique de la démocratie, et notamment de la démocratie formelle.

Et je crois que c'est ça qui explique fondamentalement que les intellectuels qui ont cette passion de la critique du monde tel qu'il est... ce sont quand ils étaient dans des démocraties presque inévitablement engagées contre la démocratie au profit soit d'un avenir radieux comme Sartre, le communisme, la société sans classe et sans exploitation, soit d'un retour en arrière, un avant de la démocratie, un âge d'or perdu, la germanité pure comme les nazis. Et donc de toute façon l'essentiel étant de garder la critique de son temps. Et encore une fois si son temps c'est la démocratie, on est obligé d'être critique de la démocratie, sinon on est complice de la positivité de son temps. Et je crois que c'est ça qui a conduit les intellectuels à s'égarer dans les extrêmes.

C'est parce qu'au fond, ils ne pouvaient pas accepter le compromis social-démocrate-libéral-républicain avec la réalité de la démocratie. On est sortis seulement de cette attitude-là, je dirais, dans les années 80 du XXe siècle. C'est au fond seulement dans les années 80 que des intellectuels d'un type nouveau apparaissent à droite comme à gauche d'ailleurs, mais qui sont réconciliés avec la démocratie, ce qui n'est évidemment pas le cas de Sartre. Et puis, peut-être un dernier point. Qu'est-ce qui fait que Sartre aura une aura aussi considérable, que l'existentialisme sera une mode incroyable, avec des vêtements à zou, avec des chansons, avec Boris Vian, avec Juliette Gréco, avec François Perrier, enfin, avec toute une espèce de suite d'acteurs, de chanteurs, de jeunes gens qui sont absolument dans l'admiration, dans la sacralisation de Sartre et de Simone de Beauvoir, d'ailleurs du couple, c'est peut-être aussi le premier couple d'intellectuels.

Alors, de nombre d'intellectuels essaieront de les imiter par tous les bouts. Mais n'y arriveront pas, c'est le couple modèle, si je puis dire, dans le 6e arrondissement de Paris. Il y a là quelque chose aussi, bien sûr, de très parisien. Alors, qu'est-ce qui explique cette notoriété extraordinaire de Sartre et cette influence extraordinaire de Sartre ? Alors, bien sûr, c'est son talent que personne ne peut lui retirer.

C'est un polygraphe, c'est un écrivain d'un talent incroyable et qui écrit les carnets de la drôle de guerre. C'est vraiment formidable. C'est vrai que c'est un très grand écrivain. C'est un philosophe, à mon avis, c'est loin d'être le plus grand du siècle.

Si on compare à Heidegger, il est même... C'est comparer la butte Montmartre à l'Himalaya pour tout dire. Mais enfin c'est quand même un philosophe de grand talent. On vient de le voir, il y a quand même des idées très fortes.

Et puis qu'est-ce qui fait alors cette notoriété ? Et bien c'est que depuis Voltaire, c'est le seul intellectuel français qui va réussir à cumuler toutes les légitimités de l'intellectuel. Ce qu'aucun intellectuel de son temps ne parviendra à faire. Il est non seulement philosophe mais écrivain, non seulement écrivain mais homme de théâtre. On porte ses pièces aussi au cinéma ou ses romans.

C'est donc quelqu'un qui est... en quelque sorte l'intellectuel total, philosophe, homme d'écriture dans tous les sens du terme, et conscience morale et politique. Merleau-Ponty n'est que philosophe, Camus n'est que écrivain, si je puis dire, il n'écrit que des romans, quelques ouvrages de penseurs, mais pas de philosophes, au sens technique et professionnel du terme. Merleau-Ponty n'écrit pas de romans, n'est pas un homme de théâtre, Malraux n'est pas non plus philosophe, au sens technique du terme.

Et donc on a vraiment une figure... qui reproduit celle de Voltaire, le philosophe, l'écrivain, le romancier, l'homme de théâtre, et puis la conscience morale, et c'est cette pluralité des légitimités, ce cumul des légitimités qui va expliquer, je crois, l'aura extraordinaire de Sartre au XXe siècle, et notamment au...