Cet homme s'appelle Nsala. Il regarde le pied et la main coupé de Boaly, sa fille âgée de 5 ans. Ce cliché a été pris en 1904 au cœur de l'état indépendant du Congo, une immense propriété privée qui emploie des millions de travailleurs exploités. Derrière l'objectif, Alice Sileris, une jeune britannique sans expérience de photographe, mais dont les images vont déclencher un coup de tonnerre, jusqu'à déstabiliser le pouvoir tyrannique du propriétaire des lieux, Léopold II, le roi des Belges.
Belfast. Irlande, 1887. Pour son fils Johnny, qui aime faire du tricycle, John Boy Dunlop invente l'ancêtre de la chambre à air. Un tube de caoutchouc rempli d'air fixé à une roue de vélo. Les cyclistes adorent.
Les frères Michelin aussi. André et Edouard perfectionnent l'idée et l'adaptent à l'automobile, alors en plein essor. Conséquence, la demande de pneus provoque un boom du caoutchouc.
Et du caoutchouc, il y en a plein ces lianes sauvages qui regorgent de latex. On les trouve partout dans les forêts de l'état indépendant du Congo. Un territoire grand comme quatre fois la France. Son propriétaire, le roi des Belges, Léopold II, veut aller vite, très vite.
Il faut saigner ses lianes sans tarder, avant que les plantations d'arbres à caoutchouc des pays concurrents, en Amérique latine et en Asie, parviennent à maturité. Après avoir fait main basse sur l'ivoire de la région, Léopold II ordonne la collecte du maximum de caoutchouc. Il est d'autant plus pressé qu'il sait qu'il peut gagner très gros pour trois raisons.
D'abord, les forêts de son état regorgent de caoutchouc naturel, donc gratuit. Ensuite, il est actionnaire de toutes les entreprises concessionnaires qu'il exploite. Enfin, ces entreprises payent les travailleurs avec des babioles, des objets sans valeur, Le tissu bas de gamme, par exemple. A cette époque, en 1898, Alice Sidi Haris et son époux John s'installent comme missionnaires dans l'état indépendant du Congo.
Et peu de temps après, ils vont photographier tout ce qu'ils voient. Tous deux sont protestants, mais surtout monogénistes. Le monogénisme, c'est une vieille théorie, encore débattue à l'époque, qui dit que toute l'humanité est issue d'un même couple.
Il n'y a donc qu'une race, l'humain. Ça ne signifie pas pour autant qu'ils considèrent les populations africaines comme leurs égaux en termes de développement culturel et religieux. On est dans une logique qui parfois peut être très paternaliste dans le vocabulaire.
Il s'agit d'accompagner les Africains vers une révélation aussi religieuse. Et d'ailleurs la photographie est utilisée dans sa métaphore comme un combat de la lumière contre l'obscurité, l'obscurité des violences. créée par la colonisation, mais aussi l'obscurité des traditions africaines.
Toute cette obscurité, Alice Sile Harris espère la mettre en lumière avec ça. Un Kodak Brownie. Cette petite boîte, c'est l'un des appareils photos les plus simples jamais conçus. Un cube en bois, un mécanisme rudimentaire et un objectif intégré. A l'époque, il ne coûte qu'un dollar, l'équivalent de 30 euros aujourd'hui.
Avec lui, le couple Harris réalise une série d'images chocs, et surtout sur un épisode tragique. Pour forcer les Congolais à travailler, l'armée de Léopoldo II, la force publique, attaque des villages. Ceux qui refusent de collecter le latex, et ceux qui ne livrent pas les quantités de caoutchouc toujours plus importantes.
exigées par le roi des Belges. S'en suivent pillages, prises d'otages, coups de fouet, viols, meurtres et massacres de masse. Les gardes africains de la force publique qui commettent ces crimes vont jusqu'à couper les mains mais aussi les pieds de leurs victimes. Pourquoi ? Parce que les balles distribuées aux gardes de la force publique sont comptées.
Les officiers blancs craignent que leurs hommes les accumulent en prévision d'une rébellion. Alors, pour s'assurer que leurs soldats utilisent ces balles pour tuer des gens, les officiers leur imposent cette règle. Une cartouche utilisée égale une personne tuée égale une main coupée.
Une main coupée pour preuve d'une balle tirée. Comme celle de Yola, cette petite fille. Des soldats voulaient prouver qu'ils avaient utilisé une balle pour tuer un ouvrier. À côté d'elle, Mola, amputée parce que les soldats avaient serré trop fort ses liens.
Quant à Ipongui, des soldats l'ont amputée pour punir son village qui n'avait pas atteint son quota de caoutchouc. Et quand ils utilisent leurs cartouches pour chasser, les soldats coupent aussi des mains ou le pied d'une personne pour justifier l'usage de leurs munitions. Bref, des témoins ont rapporté que la force publique coupait tellement de mains que des soldats les fumaient pour les conserver afin de les présenter plus tard à leurs officiers belges.
Très vite, la population locale comprend que la photographie peut lui sauver la vie. Des victimes se rendent à la mission des Sileris pour que le couple photographie leur mutilation. Il ne faut pas les regarder comme des gens totalement passifs et des sujets absolument incapables d'agir dans ces photographies. Ils ont décidé d'une certaine manière d'exposer la violence sur leur corps. Pas forcément tous, on a des enfants, évidemment, et les populations locales elles-mêmes comprennent aussi, quelque part, l'intérêt que peut avoir cette situation ou des Européens vont.
faire sortir l'information sur ce qui leur arrive, pour le montrer au reste du monde. Ce reste du monde, ce sont en particulier les Européens qui vont découvrir ces atrocités. Notamment grâce à cet outil, une lanterne magique. Une fois développée, la pellicule photo est projetée sur un écran, comme au cinéma.
Alice Hilliard enchaîne les conférences, plus de 200 sous les auspices de la Congo Reform Association, une organisation qui réunit intellectuels et activistes bien décidés à en finir avec les exactions de Léopold II. Alice Silaris dénonce les coupables et détaille le calvaire qu'ils infligent aux Africains. Et fait nouveau à l'époque, en légende, on donne le prénom des gens photographiés. Un détail qui crée un sentiment de proximité avec le spectateur. Les journaux s'emparent de l'affaire, des livres sont publiés, les photos sont partout.
Et malgré ces tentatives, Léopold II échoue à les faire passer pour des canulars. L'image du souverain belge s'effrite. C'est la première campagne humanitaire en photo qui fonctionne vraiment.
Églises évangéliques, Quakers et nationalistes africains mettent la main au porte-monnaie pour que cessent les persécutions. Et puis, il faut bien dire que cette campagne humanitaire contre ces crimes tombe à point nommé pour les empires coloniaux français, britanniques et allemands. où les populations colonisées sont bien souvent maltraitées. Et l'émergence du scandale du Congo va permettre d'une certaine manière de braquer les projecteurs en direction de Léopold II et de ses pratiques atroces qui sont très diffusées dans la colonie dont il est le souverain. Et on va très rapidement se retrouver dans ce qu'on pourrait appeler au fond une guerre d'images.
Bois précieux, l'exploitation des richesses de cette région, conjuguée aux épidémies et à la famine, aurait coûté la vie à des millions de Congolais. À la suite du scandale déclenché par les images que vous venez de voir, Léopold II renonce à sa propriété privée africaine en 1908. L'État indépendant du Congo devient le Congo belge, une colonie sous administration du gouvernement belge. L'année suivante, Léopold II meurt. Son cortège funèbre traverse Bruxelles sous des huées.
Alice Silaris est morte à l'âge de 100 ans, dans une relative indifférence, c'était en 1970. Pour voir ses photos, on vous a mis un lien sous la vidéo. Pour en savoir plus sur ses crimes quasiment oubliés pendant un siècle, voici trois livres qui... peuvent vous être utiles. D'abord, une étude historique très documentée, Les fantômes du roi Léopold, de l'américain Adam Hochschild. Et là, il pleut des mains sur le Congo.
L'auteur, Mark Wiltz, à travers les écrits des témoins de l'époque, a tenté de retracer l'histoire de ces atrocités au Congo. Autre livre, un roman cette fois, eh oui, Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. L'histoire, c'est une quête, celle d'un homme qui remonte le fleuve Congo À la recherche d'un européen, un certain Kurtz, adulé par les populations locales, alors qu'il est un criminel sanguinaire. Le réalisateur américain Francis Ford Coppola s'est largement inspiré de ce livre pour son film Apocalypse Now.