Barbara Stiegler, bonjour. Bonjour. Nous vous recevons pour une chaîne Internet qui s'appelle la Thinkerview. Nous sommes en direct.
Est-ce que vous pouvez vous présenter succinctement ? Oui. Je suis professeure de philosophie.
à Bordeaux, au département de philosophie de l'université Bordeaux-Montagne. Alors, qu'est-ce que j'ai fait dans ce champ-là ? J'ai beaucoup travaillé sur un philosophe qui est Nietzsche, sur lequel j'ai écrit deux livres.
Donc j'ai beaucoup travaillé en philosophie allemande au départ, puis je me suis petit à petit déportée vers la philosophie politique, ce qui était d'ailleurs mon projet au début. Et j'avais mis ça un peu en attente pour plein de raisons. Et je suis allée vers la philosophie politique dans les dix dernières années. Voilà. L'enseignement, pourquoi ?
Pourquoi la philosophie luthérienne ? La philosophie luthérienne ? La philosophie luthérienne, j'ai travaillé... sur Luther à un moment, mais on ne va pas dire que c'est ma spécialité centrale. On ne peut pas dire ça.
L'enseignement, oui, l'enseignement, c'est fondamental dans mon travail. Je me vois difficilement faire ce que je fais sans enseigner, sans avoir devant moi des gens vivants à qui je transmets des choses et qui me répondent d'autres choses. Si je vous dis, ce n'est pas un signe de bonne santé que d'être bien. bien adapté dans une société profondément malade. Je trouve ça très juste.
Je trouve ça très juste comme objection. Moi, je ne sais pas d'où ça vient, cette expression, mais ce qui est drôle, c'est que je l'ai entendue il n'y a pas longtemps. Krishna Murthy.
Ah oui, d'accord. Quelqu'un m'en a parlé, quelqu'un a dû m'envoyer un message et m'a fait part de cette citation. Et ça a fait écho au travail que je fais actuellement sur la question de l'adaptation. Donc le travail que je fais actuellement tourne autour de ce concept d'adaptation.
Est-ce que c'est d'ailleurs un concept plus ou moins ? C'est une idée, une catégorie qui vient notamment, pas uniquement, mais qui vient notamment du darwinisme et qui petit à petit s'est mis à coloniser, à envahir. tous les champs de la vie humaine, collective.
Donc j'ai beaucoup travaillé là-dessus. Et une ambivalence fondamentale, c'est effectivement que l'adaptation, normalement c'est un signe de bonne santé, par exemple en psychologie. En psychologie, c'est un critère fondamental de la santé psychique, d'être adapté à son environnement.
Et il y a un moment un peu compliqué, où parfois en s'adaptant ou en se suradaptant, on est en réalité en train de s'adapter à quelque chose de délétère. et donc ce qui était censé être signe de santé est peut-être signe de maladie. Donc effectivement, quand j'ai lu cette citation, ça a fait écho à ce que je fais.
Qu'est-ce que vous trouvez délétère dans l'idéologie du néolibéralisme ? Qu'est-ce qui vous fait penser qu'on va dans le mur ou que c'est toxique ? Alors beaucoup de choses. Déjà, est-ce que c'est vraiment une idéologie ? Une doctrine ?
Oui, si c'est une idéologie, mais que par idéologie, on entend juste quelque chose qui relèverait de l'idée et qui n'aurait pas de réalité, là, je ne serais pas d'accord. Ça va plus loin. C'est-à-dire que c'est peut-être une idéologie, mais en tout cas, ça produit des effets réels, ça transforme réellement les gens, et ça a un impact absolument réel sur les pratiques, sur les affects, enfin voilà, c'est quelque chose de très réel, et aussi sur les corps. Donc c'est plus qu'une idéologie, si on entend par idéologie, quelque chose qui relèverait juste de représentation mentale figée.
Alors rappelez-moi votre question, parce que je l'ai oubliée aussitôt. Qu'est-ce qui vous fait penser que dans l'idéologie néolibérale, c'est toxique, c'est délétère, c'est contre-productif ? Alors déjà, j'aimerais bien, pour répondre à votre question, vous dire que je me suis intéressée au néolibéralisme depuis longtemps.
Et si ça m'a intéressée, c'est que je considère que c'est intéressant. Si vous voulez, c'est pas rien du tout, je viens de le dire à l'instant en disant que ça fait partie du réel, mais en plus intellectuellement c'est intéressant. Et je me doutais que c'était plus intéressant que ce qu'on appelait habituellement le néolibéralisme. Ce qu'on appelle habituellement le néolibéralisme, c'est très souvent confondu avec l'ultralibéralisme, c'est la dérégulation complète, c'est le retrait complet, progressif mais, de l'État, c'est le déchaînement de... Le processus marchand, c'est la financiarisation de l'économie, c'est ça qu'on appelle souvent le néolibéralisme.
En réalité, je sentais bien que ça ne cadrait pas. Le néolibéralisme, c'est pas seulement ça, c'est même peut-être pas essentiellement ça. C'est une religion ?
Alors, on peut éventuellement dire que c'est un rapport avec la religion, mais il y a des liens. Mais avant d'en venir à cet aspect-là, je préfère répondre à votre question. Donc ça n'est pas l'ultralibéralisme, parce qu'en fait c'est une conception de la vie, de l'humain, du rapport entre l'humain et l'environnement. Ça je le sentais et je le voyais parce que les politiques néolibérales que j'ai moi-même éprouvées, si je puis dire, dans ma chair, que j'ai moi-même subies, par exemple en tant qu'enseignante, en tant que chercheure à l'université, ou bien dans mon travail avec les soignants, les médecins.
Je voyais ces métiers impactés par des politiques néolibérales ne correspondaient pas du tout à la question du retrait de l'État. Au contraire, il s'agit d'un État, l'État qui mène une politique néolibérale, d'un État très invasif, qui intervient constamment dans le champ, par exemple de l'éducation ou de la santé, pour le réformer, le transformer. Donc c'est un État très présent. Vous voyez, déjà, ça c'était contre-intuitif.
C'est pour ça que j'ai mené une enquête historique. pour essayer de comprendre d'où venait cette affaire. Et ce que j'ai trouvé de très intéressant quand je me suis intéressée à la matrice théorique du néolibéralisme, quand je suis tombée sur un des auteurs qui est au cœur de l'élaboration de cette matrice théorique, à savoir Walter Lippmann, qui est un personnage historique américain très important, qui a eu un rôle fondamental aux États-Unis, à la fois comme diplomate, comme journaliste, un des plus grands chroniqueurs américains qui écrivait tous les matins une chronique pour...
pour ses lecteurs, il était extrêmement suivi, il a été le conseiller des grands présidents, etc. Ce qui m'a intéressée, c'est quand je suis allée lire les essais théoriques de Lippmann, c'est qu'il posait un problème de manière assez puissante. Et le problème, il le posait en termes darwiniens, et il le posait en termes d'adaptation.
Et ce qu'il disait en gros, c'est qu'on doit repenser complètement la politique à partir du choc créé par la révolution darwinienne, on ne pourra plus faire de la politique de la même manière, on ne pourra plus penser à la même... politique de la même manière après Darwin. Darwin a tout bouleversé.
On n'a plus par exemple de concept stable et permanent mais tout est en évolution. Et à partir de là, il faut repenser donc, nous repenser nous, sujet politique, comme d'abord les membres d'une espèce vivante. Cette espèce vivante étant plongée dans un environnement. Et l'enjeu pour notre espèce comme pour n'importe quelle espèce vivante étant de s'adapter à cet environnement. Pour Lippmann, en gros, je vais un peu vite, mais en gros, pour Lippmann, les mécanismes darwiniens d'adaptation, de sélection, de mutation, etc.
Pour faire perdurer son patrimoine génétique ? Voilà, pour essayer d'augmenter sa fitness, c'est-à-dire faire que les descendants se reproduisent. La fitness, c'est un taux de reproduction le plus en forme possible par rapport aux défis de l'environnement.
Pour Liebman, tout ça s'est passé correctement, plutôt de bonne manière, et les choses étaient bien orientées, jusqu'à une date très récente. Pour tous les vivants, y compris les humains, il y a eu des mécanismes darwiniens qui permettaient, en gros, que les inaptes soient éliminés, que les plus aptes soient sélectionnés, et c'est comme ça qu'on a hérité de la pluralité des espèces vivantes, avec des vivants qui sont plutôt bien ajustés à leur environnement. Donc tout se passait, en gros, pour le mieux. jusqu'à une date très récente dans l'histoire de la vie.
Pour lui, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, et pour lui Adam Smith a parfaitement vu cette révolution, se produit une révolution. Cette révolution, c'est la mise en place d'un environnement complètement nouveau dans l'histoire de la vie, qui est à l'échelle du monde, à l'échelle planétaire, qui implique une accélération des rythmes. exponentielle qui implique donc la mise en...
alors les frontières, toutes les frontières et les clôtures sont bouleversées mais d'une manière extrêmement rapide ça c'était le cas avant dans le domaine de la vie, il y avait toujours des environnements qui étaient redéfinis avec les organismes mais là ça va très très vite et on a donc une espèce qui crée un environnement que lui appelle celui de la révolution industrielle, il la voit Dès avant le XIXe siècle, il envoie les signaux dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, ce qui n'est pas entièrement faux d'ailleurs. Et à partir de là, notre espèce a donc créé un environnement complètement nouveau, sans clôture, dans lequel toute forme de stase est menacée, et en accélération donc constante. Et la grande difficulté pour Lippmann, qui n'est pas inintéressante, ce n'est pas inintéressant de poser la question comme ça, c'est que notre espèce n'est pas... adapté à ce nouveau monde, celui qu'on appelle aujourd'hui le monde de la mondialisation. Nous ne sommes pas adaptés, ni sur le plan cognitif, nous ne sommes pas équipés sur le plan cognitif, sur le plan psychique, sur le plan affectif, pour supporter l'environnement que nous avons nous-mêmes créé.
C'est pour ça qu'on voit la consommation de psychotropes, la consommation de drogues, d'anxiolithiques augmentées, qu'on voit des conduites addictives de plus en plus profondes. Qu'on voit des pratiques de violence, y compris de conduite sexuelle déviante, pour pallier à ce stress ? Parce que notre espèce est dans un milieu qu'elle n'est pas capable de gérer, qui lui crée énormément de stress. Je dirais que pour diagnostiquer n'importe quelle maladie, il faut accepter qu'il n'y a pas une cause.
Il n'y a pas une cause à une maladie, ça peut arriver, c'est très rare. Une maladie, prenons par exemple le cancer. la plupart du temps, c'est multicausal.
Donc quand on fait des diagnostics, quand on s'amuse à faire des diagnostics pour trouver la cause unique et trouver le coupable pour ensuite éventuellement l'éradiquer, je pense qu'on fait fausse route. N'importe quelle situation pathologique est multifactorielle. Ceci dit, je suis assez convaincue, même si je n'ai pas de compétences en psychiatrie, que le monde dans lequel nous vivons, l'environnement industriel dans lequel nous vivons, Alors industriel, il faut voir ce qu'on entend par industriel, mais ce que Lippmann appelle industriel a tort ou a raison, à savoir un monde mondialisé amené à une accélération des flux, des rythmes exponentiels, de sorte que la division du travail devienne complètement mondialisée.
Ce monde-là, effectivement, crée des troubles psychiques, c'est évident, ne serait-ce que dans le rapport au temps. Est-ce que dans votre étude, vous avez analysé la rhétorique politicienne, la conduite politicienne par rapport à faire passer ce cap, le fameux cap qu'on doit toujours tenir quoi qu'il arrive ? Est-ce que vous avez fait émerger des choses intéressantes là-dessus ? Alors effectivement, j'entends depuis toujours, depuis que je suis sur cette terre, voilà, je n'ai jamais entendu d'autres discours dans le discours politique dominant que nous avons un cap. Et il faut nous y tenir.
On l'a entendu encore récemment, on l'entend en permanence, c'est une ritournelle. C'est assez étrange parce que... C'est une ritournelle ou c'est une méthode d'endoctrinement ? Alors c'est aussi une méthode, bien sûr, qui pose des problèmes très graves sur le plan de la démocratie, on en parlera. Mais c'est quand même très étrange puisqu'on est censé en avoir fini avec toute conception téléologique de l'histoire.
Je m'explique. Notre temporalité occidentale a été très longtemps orientée vers un télos. On avait une temporalité unilinéaire qui allait vers un horizon défini.
Évidemment, je pense au christianisme. Et puis, avec ce que Nietzsche a appelé la mort de Dieu, on aurait pu penser qu'on en avait fini avec cette conception du temps orientée vers une fin, vers un eschatone, vers un but, vers un salut ultime. Et que par conséquent, on avait digéré, accepté, incorporé et digéré le fait que la temporalité est totalement ouverte et qu'en fait, il n'y a pas de direction ultime. Ce que précisément Darwin dit très clairement. Penser de manière honnête l'évolution, c'est accepter l'idée qu'il n'y a pas de fin de l'évolution et que l'évolution part dans tous les sens. C'est ce que nous apprend l'histoire de la vie.
Il n'y a pas de fin de l'histoire. Or, ce que Nietzsche a très bien vu, c'est qu'au moment même de la mort de Dieu, il y a des philosophies de l'histoire qui ont pris le relais. pour suppléer, si vous voulez, à la crise de la fin pensée, posée, annoncée, promise par le christianisme et sa bonne nouvelle.
Et c'est donc toutes les grandes philosophies de l'histoire qui ont en quelque sorte pris le relais, plus ou moins adroitement, plus ou moins maladroitement, par rapport à la promesse chrétienne. Donc il y a une structure eschatologique qu'on va retrouver dans les grandes philosophies de l'histoire du XIXe siècle et qu'on va retrouver, par exemple pour Nietzsche, dans le marxisme et le socialisme avec l'horizon révolutionnaire. Normalement, il est convenu de dire qu'on en a fini, c'est ce que disent les libéraux, la pensée dominante libérale, maintenant au XXe siècle, on est devenu grand et mûr, on en a fini avec ce grand récit, d'accord ? On en a fini avec ce grand récit révolutionnaire selon lequel il y aurait une fin de l'histoire.
Donc le discours dominant politique, c'est de dire, il n'y a pas de fin de l'histoire, chacun poursuit ses fins, on est dans une société multidirectionnelle. Ça, c'est le discours politique dominant des libéraux. Et le but étant de toujours ridiculiser, et je peux l'entendre d'ailleurs, les espérances révolutionnaires de ceux qui sont à leur gauche.
Sauf que les mêmes libéraux qui se gargarisent d'avoir renoncé à la fin de l'histoire, à la téléologie et à tous ces contes pour enfants, en réalité vous disent qu'il y a un cap indiscutable, il y a un sens de l'histoire. Alors ils n'osent jamais dire qu'il y a un sens de l'histoire parce que ça paraîtrait... Très naïf, ça paraîtrait de la vieille métaphysique. Mais en réalité, c'est ce qu'ils font en répétant sans cesse, là je pense aux droites de gouvernement, mais aux gauches de gouvernement aussi, qu'il y a un cap et que nous sommes obligés de le suivre, qu'il faut nous adapter à cela, sinon nous sommes condamnés à disparaître. Donc ça, ça m'a beaucoup frappée.
Nietzsche a tué Dieu, Dieu a tué Nietzsche ? Alors, Nietzsche a tué Dieu, je ne pense pas. Et je ne pense pas d'ailleurs que Nietzsche aurait pensé qu'il avait tué Dieu.
Enfin, si, il y a eu un moment à la fin de sa vie où il en est arrivé à des questions comme ça. Bon, ça ne l'a pas aidé. Il a eu des très gros problèmes psychiques au même moment.
Avant qu'il dise qu'il allait lui-même tuer Dieu, si je puis dire, et qu'il était l'antéchrist, etc. À un autre moment de sa vie où il allait mieux, il avait une vision peut-être plus lucide des choses. Dieu est mort.
indépendamment de lui. Nous l'avons tué depuis très longtemps et on n'a pas attendu Nietzsche pour le faire. Donc lui c'est vraiment celui qui a pensé la mort de Dieu comme événement qu'il nous faut avaler, qui est très difficile puisque ça nous plonge par exemple dans un monde de flux absolu dans lequel il n'y a plus aucune forme de permanence, plus aucune stabilité, plus aucune fin ultime, plus aucun cap.
Donc pour ça, c'est une pensée qui est très intéressante. Ça laisse les populations très perméables à toute autre idéologie. Est-ce que là, on voit une standardisation de la pensée, une standardisation des conduites, une standardisation des objectifs ? Alors effectivement, je pense que c'est difficile d'accepter l'idée que l'évolution n'a pas de direction.
Dire que c'est très simple, que oui voilà, la vie part dans tous les sens, on ne sait pas où on va, pour la vie et pour l'organisation politique par exemple, ce n'est pas facile à endurer. Donc on peut comprendre qu'on est en vie d'un chef, d'un cap. d'une tête, de quelque chose, tout ça, ça marche ensemble, lexicalement, qui aille quelque part.
Donc la tentation... La tentation est toujours grande de se recréer une fin de l'histoire. C'est parce que l'homme tombe dans le misérabilisme de l'impuissance ? Je ne sais pas, non, je...
Pourquoi vous dites ça ? Le misérabilisme de l'impuissance... Non, là, je suis vraiment focalisée sur l'idée que c'est difficile d'accepter, au-delà de la question de la puissance et de l'impuissance, difficile d'accepter l'idée qu'on ne sait pas où...
va. En plus, la pensée de Darwin est bien plus subtile. Elle ne dit pas qu'on va n'importe où, dans n'importe quel sens. Elle ne dit pas qu'il n'y a aucun sens. Elle dit qu'il n'y a pas de sens ultime, mais que quand on étudie en tant qu'évolutionniste l'histoire de la vie, il y a des directions.
L'histoire de la vie, ce n'est pas n'importe quoi. Ce n'est pas une suite d'événements sans lien rhapsodique. Il y a une cohérence.
Quand vous regardez l'apparition d'un organe, etc., vous voyez, il y a une continuité. Donc, il y a des directions. En ce sens-là, il y a du...
telos, mais il faut l'entendre de manière provisoire, relative, voilà, donc il n'y a pas une fin ultime, il y a des fins. Donc on a toujours ce besoin de sens, et c'est légitime, et c'est tout à fait précisément compatible avec ce qu'est la vie, mais il faut renoncer à l'idée d'un sens ultime. Et la grande opération du néolibéralisme... C'est de trahir le libéralisme classique en disant il y a une fin de l'histoire et cette fin de l'histoire, alors c'est jamais dit comme ça, c'est ce fameux cap, c'est un monde complètement mondialisé en accélération constante et on n'a pas le choix que d'aller dans une autre direction, c'est la seule direction possible. Première trahison du discours affiché par le libéralisme classique, je ne dis pas que c'était le vrai discours du libéralisme classique d'ailleurs, parce que quand on regarde de près l'histoire du libéralisme classique, Il y avait peut-être déjà cette tentation chez les grands libéraux, mais passons.
Et puis l'autre grande opération, c'est de s'appuyer sur la démocratie, l'utilisation de l'outil démocratique, pour forcer, mais avec leur consentement, les populations à aller dans cette direction et présenter la chose comme de la démocratie. Ce qui quand même pose problème, puisque... Qu'est-ce que c'est que l'intérêt de la démocratie ?
L'intérêt fondamental d'une démocratie, c'est que la communauté qui compose cette communauté démocratique discute ensemble, délibère, s'affronte, a du conflit sur ce que vous voulez, selon que vous ayez une vision plutôt conflictuelle de la démocratie, ou plutôt délibérative et consensuelle, peu importe dans ce que je suis en train de vous dire. L'intérêt, c'est d'avoir une discussion, plus ou moins violente, plus ou moins douce et consensuelle, sur les directions qu'on veut prendre. Donc à partir du moment où vous êtes dans une société dite démocratique, où la direction n'est pas à discuter, on peut se demander dans quelle mesure il s'agit d'une démocratie.
C'est encore faisable d'avoir une discussion maintenant, à l'échelle du monde, avec des superpuissances qui s'affrontent dans un climat de guerre économique ? Ça c'est la question de l'impuissance. Est-ce qu'il faut un gouvernement mondial ?
Alors je ne crois pas à la possibilité d'un gouvernement mondial, j'ai peut-être complètement tort, mais spontanément ça me paraît... Déjà compliqué, c'est déjà très compliqué, les Grecs le disaient, ensuite les grands philosophes politiques n'ont cessé de le dire, c'est déjà très compliqué de penser le gouvernement d'une communauté ayant une taille assez importante. Un des grands motifs classiques de la pensée politique, c'est de dire que la démocratie, elle est bien adaptée, enfin, je n'ose pas employer ce terme maintenant, après tout ce que j'en ai dit, mais elle est bien adaptée à une petite cité comme Athènes, et encore, ce n'est pas simple.
Mais que ça n'est pas pensable pour un grand pays comme la France, par exemple, au XVIIIe siècle. Certains vont dire ça. Certains grands penseurs politiques vont dire la démocratie.
Peut-être pour une petite cité, certainement pas pour un grand pays. Alors, on a les mêmes problèmes avec le gouvernement. Gouverner, c'est déjà pas simple pour une petite communauté ou une petite cité. Gouverner un très grand pays, c'est compliqué.
Gouverner le monde et avoir un gouvernement central du monde, ça paraît encore plus fou. Donc, je pense, de ce point de vue-là... Je sympathise avec les convictions des libéraux. Je pense qu'il faut penser le gouvernement et la démocratie de manière locale et plurielle. Ça paraît très compliqué d'envisager un gouvernement central.
Voilà. C'est difficile d'avoir une Union européenne. Comment ? C'est déjà très difficile d'avoir une Union européenne et un gouvernement de l'Europe.
On part sur l'aspect... Politique et la modification des corps. Est-ce que vous avez vu des choses extraordinaires sur le fait que la politique modifie les êtres, mis à part des dépressions, des obésités, des suicides, des choses comme ça ?
Oui, je pense effectivement, on en a parlé tout à l'heure, qu'il y a des troubles psychiques nouveaux qui sont liés à une certaine forme de, pour parler comme Michel Foucault, de gouvernementalité. La force de la gouvernementalité néolibérale, c'est que les sujets néolibéraux, moi la première, intègrent, intériorisent ce mode de gouvernementalité. Ça c'est vraiment la force de la chose. La gouvernementalité néolibérale repose sur des sujets qui, loin d'être passifs, sont acteurs et se gouvernent eux-mêmes sur ce mode-là. Donc ça modifie par exemple, je le disais tout à l'heure, le rapport au temps.
Il devient très difficile d'être lent, par exemple. Ça devient très compliqué. Ou alors, on accepte d'être lent de manière intermittente. C'est-à-dire qu'on va, par exemple, avoir des rythmes de plus en plus accélérés et on va se ménager dans des, un peu comme avec le sommeil, des espaces particuliers dans lesquels on va avoir des disciplines physiques où on aura le droit d'être lent. Un peu comme ici ?
Par exemple. Pendant une heure, on aura le droit d'être lent. deux fois par semaine, pour pouvoir être encore plus rapide ensuite. Et c'est là qu'on voit comment le monde néolibéral peut éventuellement s'appuyer de manière très productive sur toutes les nouvelles techniques corporelles, de méditation, je pense à la méditation, à toutes les techniques qu'on peut pratiquer pour être encore plus efficace quand on en a fini avec la méditation.
Vous avez côtoyé la upper class un peu ? Est-ce que vous avez côtoyé la upper class politique ? Non.
Pas du tout. Pas du tout ? Donc vous avez pas vu s'ils avaient des pathologies inhérentes au stress dues à l'accélération des flux ?
Non, j'ai pas eu l'occasion, en fait, de rencontrer personnellement du personnel politique. C'est vraiment un univers que je ne connais pas, mais qui m'intéresse. Mais voilà, je suis très déconnectée de cet univers-là. C'est pas plus mal, hein.
Des fois, ils sont un peu toxiques, non ? Je vais vous poser une question Internet. La première qui me vient devant les yeux.
Avez-vous travaillé sur Edward Bernays ? Neveu de Freud est héritier de Lippmann dans la propagande néolibérale. Il a écrit un très bon bouquin qui s'appelle Propaganda.
Donc non, je n'ai pas travaillé directement sur Bernays, mais c'est effectivement très important parce que Bernays, en fait, est un grand lecteur de Lippmann. Et donc il va s'intéresser de très près, il est fasciné, Bernays, par la théorie lippmannienne de la manufacture du consentement. Chomsky s'était attardé dessus, non ?
Chomsky ? qui s'est beaucoup intéressé à Lippmann pour cette raison, pour ce travail. La manufacture du consentement, qu'est-ce que c'est ?
C'est l'idée, donc c'est la reprise d'un motif classique de la philosophie politique. Vraiment un sujet tout à fait classique de la philosophie politique, c'est le consentement. Ça s'impose au XVIIe siècle comme une nécessité. On ne peut pas passer un pacte social, enfin, le pacte social implique le consentement. Ou la soumission.
L'idée, c'est justement d'éviter la soumission, d'éviter l'intimidation, d'éviter la violence, d'éviter l'état violent et de refonder l'état sur d'autres bases. Alors, ça ne peut plus être Dieu. Donc, on entre dans la modernité.
Ça ne peut plus être une base théologique. On a affaire à des vivants. Il n'y a plus cette fondation-là.
C'est déjà le thème de la mort de Dieu. Il faut repenser l'état et sa nécessité sur d'autres bases. Et l'idée c'est donc d'éviter que ce soit la violence qui fonde la chose.
Et donc on a toutes sortes de théories politiques classiques qui vont fonder le pacte social sur beaucoup de choses, mais notamment sur le consentement. Donc l'idée centrale, et ça c'est aujourd'hui encore très très puissant, par exemple vous avez le modèle du consentement qui s'est imposé dans le monde de la santé. Pour éviter que le rapport entre patient et... Pouvoir médical soit un rapport d'asymétrie potentiellement violent, l'idée c'est qu'on demande son consentement au patient.
Ça, ça vient vraiment de la philosophie politique classique. Le consentement, dans la conception classique, il se requiert. Par les urnes ?
Par les urnes, par exemple, mais pas uniquement. Quels sont les vecteurs de consentement ? Alors, juste fini là-dessus, il se recueille, ça veut donc dire qu'il vous appartient.
si je recueille votre consentement, ça veut dire que c'est le vôtre, et donc je n'ai pas à l'avoir fait. Vous comprenez ? L'Ibman prend totalement le contre-pied, c'est extrêmement provocateur, c'est une rupture très violente, en disant on ne peut plus faire comme ça, parce qu'on a affaire à des masses totalement atomisées qui partent dans tous les sens, qui ne savent pas ce qu'elles veulent, elles ne sont pas équipées psychiquement, affectivement, cognitivement, culturellement.
Pour vous dire ça plus simplement, c'est des masses c'est des cons quoi non pas pour Lippmann non c'est autre chose que la question de la bêtise c'est du genre petite bête non pour lui ça dépasse la question morale de ceux qui sont bêtes pour lui c'est nous sommes pour lui des sociétés massifiées. Il réfléchit un peu comme Gilles Legendre. Non, non plus.
C'est qui dit qu'il a été trop intelligent. Non, ça c'est vraiment vulgaire, Gilles Legendre. L'extrait auquel vous faites allusion...
nous avons été trop intelligents, etc. C'est très vulgaire et ça serait un peu insulter la pensée de Lippmann qui est beaucoup plus subtile. L'idée c'est, nous composons tous des sociétés de masse. C'est-à-dire par exemple, moi Walter Lippmann, je suis quelqu'un de très intelligent, je pense qu'il s'estimait quelqu'un d'être très intelligent, il était très content de lui, mais qu'il savait très bien que politiquement il faisait partie d'une masse.
Et à ce titre, vous voyez, c'est autre chose que la question de est-ce que X était intelligent ? Donc voilà. Alors j'étais en train de vous dire que donc, on ne veut plus, à partir du moment où on n'a plus, par exemple, une communauté de citoyens athéniens devant nous, mais qu'on a des masses comme la masse des Américains, on ne peut plus, pour Lippmann, raconter qu'on va recueillir ce consentement.
Il n'y a rien à recueillir. Il y a des individus atomisés, épuisés... qui poursuivent leurs propres intérêts étroits et personnels, et il n'y a aucun recueil possible du consentement. Donc, que faire ? Il faut fabriquer le consentement, par des techniques.
Or, il y a, à l'époque où Lippmann pense cela, des gens qui le font de manière redoutablement efficace. Par exemple, Benito Mussolini le fait avec les nazis ensuite, avec le cinéma, des techniques de communication, etc. Donc pour l'IPMAD, on n'a pas le choix.
Il faut assumer le fait qu'on doit fabriquer artificiellement, et d'ailleurs avec des techniques industrielles, à l'échelle industrielle, le consentement des masses. On n'a pas le choix. Et si nous ne le faisons pas, dit-il, c'est... qu'ils feront. Eux, c'est-à-dire d'abord les fascistes, puis les nazis.
Et qui mèneront les masses, et qui nous mèneront à la catastrophe, puisque l'idée sera, par exemple, de... sera par exemple de rendre possible la domination d'une prétendue race aryenne, ce qui pour Lippmann est une absurdité totale puisqu'il n'y a même pas de race-race. L'idée qu'il y aurait une race pure germanique pour lui est une pure absurdité puisque... il n'y a plus d'essence éternelle. Toute idée de entité pure qui serait au-delà du devenir n'existe pas.
Tout est en flux. Donc le racisme est une absurdité. Totalement archaïque. Donc si on laisse faire, voilà ce qu'on aura.
On aura autre... risque, le déchaînement de nationalismes, c'est-à-dire de nations par exemple l'Italie qui vont vouloir écrabouiller toutes les autres nations. On va à la catastrophe. Donc la seule solution c'est d'assumer les techniques de propagande.
en parler, il parle dans ses termes, et il faut que ce soit une propagande orient ée dans la bonne direction, c'est-à-dire celle rendant possible l'adaptation des masses aux exigences de la mondialisation. Vous avez un regard critique sur ce qui est en train de se passer en ce moment sur le consentement des masses ? Est-ce que La République En Marche et notre président Emmanuel Macron, est-ce qu'ils n'ont pas un peu failli ?
dans leur capacité à nous emmener vers leur idéologie. Ça se passe très mal pour eux. Je crois qu'ils le savent.
Ça se passe très très mal, oui, pour La République en marche. Ça doit être dur pour eux, parce que ça se passe très mal. se passer plutôt bien pour tous les autres avant. Donc, ça doit vraiment être très, très douloureux, oui. Comment vous expliquez qu'ils se soient fait ravager dans leur capacité à faire le consentement des masses ?
Ils sont trop intelligents, ils sont trop rapides, ils sont trop respectueux, ils sont quoi ? Non, je pense qu'ils tombent au mauvais moment. C'est-à-dire que il y a pour moi un élément central d'explication, c'est la crise environnementale, qu'on l'appelle comme ça, la crise écologique. Avant la crise énergétique.
Hein ? Avant la crise énergétique. Comment ça, avant ?
Le premier choc pétrolier, ça les a un peu tendus. L'augmentation du prix du baril, ça les a un peu tendus. Ça a limité leur impact dans la capacité. Je comprends ce que vous voulez dire. Non, en fait, j'appelle, c'est bien parce que ça me permet de préciser, j'appelle crise écologique, non pas le désastre écologique que nous avons nous-mêmes créé avec la révolution industrielle depuis fort longtemps.
Vous, vous expliquez ça parce qu'il bute sur les fondamentaux. Non, j'appelle crise écologique le sens, c'est le sens en fait utilisé actuellement. La crise écologique, c'est non seulement le fait qu'objectivement la planète soit en voie de destruction, etc. Et ça, ça fait très longtemps. Mais le fait que tout le monde en ait pris conscience, et ça, ça fait très peu de temps.
Si vous voulez, prenons les années 70. Dans les années 70, c'était une minorité de gens qui pensaient que l'écologie, c'était un vrai problème. Évidemment, les grands mouvements écologistes des années 70 étaient puissants, forts, etc. Mais ils étaient minoritaires. Ils restaient quand même à la marge de la société.
Ce qui est nouveau à partir de... Quand on entre dans le 21e siècle... Il y a une série de chocs, de prises de conscience, etc. qui font que à peu près tout le monde sur cette terre...
est au courant et sait qu'il y a une crise environnementale. C'est ça que j'appelle la crise environnementale. C'est la crise environnementale, non seulement objectivement, mais dans les consciences. Et c'est ça qui va compliquer les choses. La subordination de vote ?
Comment ? Ce qui va compliquer la subordination de vote ? Ce qui va compliquer l'attache au mouvement qui est au pouvoir actuellement, c'est ça.
Mais vous allez me dire, c'est absurde puisqu'on est en 2019 et moi je situe le moment où vraiment tout le monde commence à prendre conscience, y compris les plus grands décideurs, y compris... Tout ce que vous voulez, tout le monde prend conscience de la crise environnementale, on va dire juste après 2000, autour de 2005, quelque chose comme ça, dans le monde entier. Donc c'est pas logique parce qu'on est en 2019 et les choses se passaient plutôt bien au niveau du consentement pour les gouvernements précédents, il n'y a pas eu de crise du consentement comme il y en a aujourd'hui, même s'il y a ce qu'on appelle la crise du politique.
Je finis juste là-dessus. Pourquoi ils ont failli ? Pourquoi par exemple...
Ils s'exposent à un échec politique, enfin il y a une crise politique beaucoup plus grave que sous François Hollande. Eh bien parce qu'ils ont le mérite, effectivement, d'exprimer le néolibéralisme, ce que faisait Hollande aussi. Hollande était la politique de...
C'est la finance, la... La politique de Hollande était foncièrement néolibérale, et je pourrais vous le montrer dans le détail, et d'ailleurs c'est lui-même qui avait comme conseiller... Emmanuel Macron, c'est lui qui l'a choisi, il l'a énormément suivi et Emmanuel Macron est au pouvoir depuis des années en réalité.
Mais pourquoi ça a fonctionné ? Parce qu'en fait c'était un peu plus enrobé dans de la social-démocratie, c'était un peu moins, si vous voulez, pur. Là, avec Emmanuel Macron, on a une expression vraiment presque chimiquement pure de la matrice théorique néolibérale.
Et c'est tellement spectaculaire qu'évidemment ça se... Évidemment, c'est plus compliqué. J'ajoute, si je peux me permettre, à votre prisme de lecture, l'augmentation du prix du baril de pétrole. Regardez bien l'augmentation du prix du baril de pétrole.
Ça leur laisse quand même d'énormes séquelles dans leur capacité à suborner le vote. à prendre le contrôle du consentement. Bon, parenthèse fermée.
Autre question de l'Internet. Est-ce que le récit technologique est le nouveau récit de l'humanité, avec le transhumanisme, par exemple ? Alors, je ne sais pas ce qu'on appelle... l'auteur de ce message internet appelle le récit technologique. La science va nous sauver, on va trouver des nouvelles techniques, on va nettoyer la terre, on va s'augmenter le cerveau, on va donner à la capacité de la petite couturière, la capacité d'Einstein avec une petite puce dans son cerveau, des choses comme ça, cette nouvelle idée.
La rhétorique de la promesse ? Pas mal, pas mal, c'est un peu ça. Bon ça c'est la rhétorique de la promesse. La rhétorique de la promesse c'est quelque chose qui a été beaucoup étudié par les sociologues. sociologue des sciences, qui montre que les sciences actuellement fonctionnent dans un environnement extrêmement compétitif.
En fait, si vous voulez, quand vous êtes chercheur en sciences, vous passez beaucoup de temps à travailler sur vos éprouvettes, etc. Mais vous passez peut-être plus de temps, je suis à la limite du caricatural, à chercher des fonds et à récupérer des financements. Ce qui est quand même un peu étrange, puisque ça peut être un peu... énervant quand on veut être chimiste, biologiste ou philosophe, de passer la moitié de son temps à chercher des sous pour dire les choses.
Et donc on a un modèle de la recherche qui est mondial, pas du tout spécifique à la France, où les chercheurs sont mis en compétition en permanence pour inventer des projets innovants, etc. et recueillir des fonds. cette chose-là a favorisé ce qu'on appelle la rhétorique de la promesse, c'est-à-dire que quand vous avez l'envie de développer quelque chose parce que vous dites que c'est potentiellement intéressant, vous êtes obligé de déposer un dossier dans lequel vous dites que c'est ça qui va sauver, par exemple, les malades. Alors même qu'on n'en sait rien puisqu'on n'a pas commencé à chercher.
Vous avez ça, par exemple, avec la médecine personnalisée. La médecine personnalisée qui est très puissante et qui, en même temps, est très faible puisqu'elle ne remplit pas totalement... C'est le moins qu'on puisse dire.
La médecine personnalisée fondée sur les big data, sur tout ça, je pense que vos auditeurs situent à peu près. Cette médecine personnalisée, elle fonctionne complètement sur la base de cette rhétorique de la promesse. Est-ce qu'on peut délier l'arsenal que la upper class ou que la classe politique utilise pour le consentement des masses ? Quel est l'arsenal ?
Est-ce qu'on peut délayer cet arsenal ? Je pense que c'est... Qu'est-ce que vous appelez délayer ? Qu'on peut... Rentrer un peu plus dans le détail.
Détaillé, oui. Alors moi, je connais pas très très bien les techniques de consentement actuelles. Voilà. Je regarde ça un peu de loin. J'ai pas forcément les compétences pour vous le dire.
Par contre, ce qui m'intéresse... Combridge Analytica, ça vous parle pas. Non. Mais par exemple, moi, ce qui m'intéresse, c'est comment ça a été théorisé par Lippmann, parce que c'est vraiment tout à fait ce qu'il a fait.
Et pour lui... Donc il faut fabriquer, je disais, ce consentement. Et pour lui, il y a des ressources, en gros il y a deux continents fondamentaux pour l'arsenal, parce que c'est vraiment un arsenal, pour lui c'est un arsenal d'ailleurs thérapeutique, parce que le but c'est, il est bienfaisant, il se pense bienfaisant, c'est pour bien faire, c'est pour nous sauver, sinon on va disparaître. Donc le but c'est vraiment une question de survie pour lui.
Donc pour lui cet arsenal thérapeutique pour éviter le fascisme, le nazisme, le fait qu'on soit balayé et qu'on soit incapable de nous réadapter. à notre environnement qui est, je l'ai dit, celui de la mondialisation, c'est deux types de ressources. Il y a d'une part, évidemment, les médias.
Mais alors les médias au sens très large du mot. Les médias, ce qu'on appelle couramment les médias, mais aussi, si vous voulez, le cinéma, toutes les formes de médiation technique qui permettent de délivrer des messages. Premier grand continent dont la politique doit s'emparer pour fabriquer le consentement des masses. Et le deuxième grand continent, et pour lui, ça, c'est fondamental, ce sont les sciences humaines et sociales.
C'est-à-dire, ce qu'on appelle aujourd'hui, et ce qu'il appelle lui, déjà, les experts. Les experts, c'est une figure nouvelle qui s'est imposée au XXe siècle, l'expertise. Ce sont tous ces chercheurs spécialisés. Il n'y a pas d'experts sans hyper-spécialisation. Un expert est quelqu'un qui est hyper-spécialisé, qui a une connaissance pointue.
Et cette... Ces experts en sciences humaines et sociales sont fondamentaux. Il faut des experts en sciences, évidemment, par exemple en sciences de l'environnement, mais il faut aussi des experts en sciences humaines et sociales pour arriver à prendre en main ces populations.
Sociologues, géographes, bien sûr, mais aussi et surtout les experts les plus importants pour Lippmann, les psychologues, ceux qui ont une connaissance des mécanismes psychiques. Parce que c'est comme ça qu'on peut fabriquer le consentement. Pour fabriquer le consentement des masses, encore faut-il avoir des notions, pour Lippmann, de psychologie sociale.
De savoir comment se comportent les masses, ou ce qu'on appelait avant les foules. Il faut avoir une compréhension de tout ça. Donc, en gros, il faut une connaissance très approfondie des médiations technologiques, des médias au sens très large du mot, et des sciences de l'humain, les sciences de cette espèce particulière qu'est l'espèce humaine, en particulier du psychisme, mais aussi de tout ce qui relève du social. Si je vous dis à ces foules aveugles ou à ces politiques qui leur crèvent les yeux, ça vous fait penser à quoi ?
Je vois pas très bien. Si je vous dis Gustave Lebon ? Alors bien sûr je pensais à lui, je pensais à Gabriel Tard et Gustave Lebon parce que la question des foules, etc. Mais chez Liebman, c'est encore une autre étape, c'est un peu plus tardif. Et c'est vraiment le concept opératoire, c'est le concept de masse.
Qui d'ailleurs, qu'il n'a évidemment pas inventé, dont il a hérité du XIXe siècle. Et donc là, il a une compréhension très fine, enfin fine, qui vaut ce qu'elle vaut, mais disons très précise, très détaillée de la masse, dont il est parfaitement conscient, je l'ai dit tout à l'heure, de faire lui-même partie, dont nous faisons pour lui tous partie. Et cette masse, en gros, ce qu'il a défini pour lui, c'est qu'elle est apathique.
Alors apathique, ça veut dire qu'elle ne se sent pas elle-même. C'est pour vous expliquer les choses. C'est complètement le contraire de la classe, avec la conscience de classe. Une classe, pour les marxistes, ce qui est fondamental c'est qu'il y a une conscience de classe. La masse n'a pas de conscience d'elle-même.
Donc ça veut dire que chaque individu qui compose la masse est enfermé en lui-même, avec son petit cercle. Donc elle est apathique, ça veut donc dire qu'elle est atomisée. C'est-à-dire que ce qui compose la masse c'est une accumulation énorme d'atomes, d'atomes individuels.
Est-ce que, imaginez-vous qu'on leur donne maintenant, on est au XXIe siècle, on leur donne pour théoriser leur capacité à modéliser les masses, on leur donne Facebook, la Big Data... des fuites de données... On leur donne à qui ?
Aux philosophes ou aux politiques. On leur donne, ou du moins ils le prennent, pour modéliser cette masse atomisée qui n'a plus du tout conscience de sa classe. Il est vraiment tout à fait évident que pour Lippmann, enfin Lippmann a tout mis en place dans sa conception des choses pour s'emparer immédiatement de ce genre de choses. Ça aurait été pour lui, je pense qu'il l'avait même déjà anticipé, une ressource fondamentale.
Il savait très bien que tous ces systèmes techniques étaient en train de se développer. Je pense que pour lui, je ne suis pas tombée sur une ligne de lui là-dessus, mais ça doit exister. Il devait forcément voir que quelque chose comme des réseaux sociaux, avec les machines qui étaient en train de s'inventer, allaient s'